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Entretien avec l’historien Rochdy Alili (partie 4/6)

Nous voici arrivés à notre quatrième entretien et je rappelle que vous aviez noté, dans notre dernière rencontre, la difficulté à faire reconnaître en France, par la France, l’existence d’une islamophobie ancienne, durable et longuement structurée par l’histoire. Vous aviez illustré cette constatation par l’exemple d’une critique qui s’étonnait que vous récusiez le terme « d’invasion barbare » à propos de la conquête musulmane, tant il était évident, pour les mentalités de ce pays que les musulmans arabes étaient, pour toujours, des envahisseurs et des barbares.

C’est cela, et j’ai tenté d’expliquer ce que je considérais comme une « invasion » et ce que signifiait « barbare », en dehors de tout jugement de valeur. J’avais cru que ces définitions faisaient partie des connaissances d’un lecteur français.

Il faut dire pourtant que votre préoccupation constante, dans « L’éclosion de l’islam », a été de ne supposer rien de connu en dehors de ce que l’on pouvait considérer comme la culture classique d’un citoyen normalement éclairé de notre pays.

Oui, mais je me rends compte que l’on mesure mal tous les préjugés d’une culture et j’aurais sans doute du préciser ma conception de tels événements, une conception qui n’est pas très répandue, finalement, je le constate à cette occasion. En tout cas, le débat est lancé. Quant au reste, bien entendu, ces conquêtes furent des guerres, avec leur violence, et j’en viens au deuxième terme de la critique, qui décrète barbare par principe, et sans souci de hiérarchie ni de distinction, tout événement violent, ce qui est aussi un présupposé idéologique implicite, préjudiciable à une bonne pratique de la science historique. Cette idéologie, pour laquelle je ne peux avoir que de la sympathie, s’est construite sur l’expérience désastreuse des guerres nationales, mondialisées au XXe siècle, qui ont conduit à une condamnation légitime des conflits et à un rejet systématique de tout recours à la violence.

En quoi peut-elle être préjudiciable à une bonne pratique de la science historique ?

Cette saine réaction, cette légitime construction de nouvelles valeurs, où la recherche de la paix, en Europe particulièrement, prend une place qu’elle n’avait jamais eue dans l’histoire, cette saine réaction peut conduire à un présupposé idéologique lorsque l’historien oublie que le conflit n’est pas un accident des sociétés, mais une donnée première des sociétés et lorsqu’il confond toutes les formes de violence dans une même réprobation morale qui refuse distinctions et hiérarchies, lesquelles sont tout de même parmi les démarches élémentaires de l’approche rationnelle et scientifique. Dès lors, le regard qui est porté sur le passé, depuis une telle posture idéologique, s’il présente l’avantage de réhabiliter certaines figures, certains événements, projette aussi sur ce passé des concepts, des conceptions, des valeurs, voire des définitions, des mots, qui n’avaient pas le même sens, la même place, ou tout simplement n’existaient pas à l’époque considérée, puisqu’ils ont été inventés, forgés, précisés, répandus, à la suite des hécatombes gigantesques qui jalonnèrent le XXe siècle.

Vous pensez donc qu’il y a une relativité des valeurs ?

Non, il n’y a pas de relativité des valeurs. Je crois qu’elles sont à peu près semblables dans toutes les sociétés, depuis que l’homme est sorti de la pure animalité et qu’il s’est imposé des contraintes de respect à l’égard de la nature et de ses congénères. Le scrupule religieux et le sens du sacré ont puissamment contribué à cela, contrairement à ce que l’idéologie anti-religieuse, dominante actuellement, essaye de mettre en avant. Ce que l’on rencontre donc, c’est une hiérarchie de ces valeurs, à l’intérieur d’un capital au fond assez homogène et des manières diverses d’exprimer le respect de ces valeurs selon les sociétés et les périodes de l’histoire. Il n’y a donc pas une relativité des valeurs, il y a, selon moi, historicité de la logique interne des systèmes de valeurs, tous constitués approximativement des mêmes éléments.

Et il n’est pas pertinent de faire dépendre de la hiérarchie des valeurs de son époque l’approche que l’on peut avoir d’autres époques du passé récent ou plus lointain.

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Vous avez parfaitement résumé la question. Et il encore moins pertinent de faire comparaître les autres, ceux qui sont d’ailleurs ou d’autrefois, ceux qui ont la malchance d’être ailleurs et d’autrefois, à une sorte de tribunal de l’histoire où l’on est législateur, juge, procureur, avocat et greffier tout ensemble. Surtout depuis le confort d’un continent en paix, prospère et, somme toute, plutôt en harmonie. On pourrait se dire que tout cela est infiniment futile mais on ne peut pas ne pas constater l’importance des enjeux d’histoire à notre époque, où les débats de dogme théologique, qui ont tant occupé le monde, n’ont plus le moindre intérêt et sont remplacé par les débats d’histoire, débats souvent lié, après les conflits du XXe siècle, au souvenir de la violence exercée par les uns et les autres à divers moments de l’histoire des communautés, des nations et des empires.

Et le débat d’histoire peut remonter jusqu’au plus haut moyen âge, comme vous venez d’en donner l’exemple. Vous avez proposé, en abordant un point de méthode, ce que l’on peut appeler des définitions et des règles. Est-ce que vous croyez nécessaire, pour un plus large domaine, de respecter un certain nombre de définitions et de règles pour ces débats d’histoire, qui font la substance de la plupart des polémiques de notre époque.

Il est bien évident que tout débat contradictoire repose sur le respect de règles admises par tous et de définitions communes des termes utilisés. Maintenant, au-delà de cette évidence, qui n’est pas évidente pour tout le monde, hélas, je crois que tout se mêle dans une interpénétration, une simultanéité de contradictions tellement inextricables que je ne sais vraiment par quoi commencer.

Dans ce cas, peut-être vous laisseriez vous guider par mes questions, la première étant de savoir si les définitions des termes en usage dans les débats d’histoire sont claires. Vous avez donné l’exemple qu’il n’en est rien pour la notion « d’invasions barbares ». Ne serait ce pas le cas pour des mots courants à l’heure actuelle ? Prenons ceux que l’on utilise pour désigner les exterminations de masse du XXe siècle, puisqu’elles représentent un point central des références sur la question des violences exercées injustement par une puissance publique.                                         

Bien, j’ai été conduit à ramener, à l’occasion d’une critique tout à fait légitime de mon livre chez Dervy, une notion idéologisée à son statut de notion historique, selon une définition qui m’est relativement personnelle. J’ai été aussi mené à relever un autre arrière plan idéologique dans cette critique et à réfléchir sur les conséquences qu’il implique en matière de construction historienne. Cela nous montre, chez des gens qui sont, me semble-t-il, formés à l’histoire, combien la part de rhétorique peut l’emporter rapidement sur la part de scientifique dans l’utilisation d’une notion forgée par l’histoire. J’ai utilisé, en vous répondant tout à l’heure, pour désigner les immenses pertes humaines du XXe siècle, dans les divers conflits internes et internationaux et les exterminations de masse systématiques, j’ai utilisé le terme d’hécatombe, (qui s’est imposé dans la langue française à l’époque des guerres de religion), parce que je voulais délibérément inclure l’ensemble de ces pertes. Pour désigner l’extermination de masse systématique des deux tiers de la population juive d’Europe pendant toute la période nazie, le terme de génocide a été créé par le juriste juif polonais Raphaël Lemkin, réfugié aux Etats-Unis. Il a été entériné, comme notion juridique, par une convention adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948 et il peut fonctionner comme tel aujourd’hui. Le terme holocauste, lui, évoque un sacrifice religieux où l’animal est intégralement brûlé, il a été utilisé dans le monde anglo saxon et popularisé par le cinéma et la télévision. Le terme hébreu de Shoah semble ensuite avoir été préféré par les juifs eux-mêmes, car il n’a pas de connotation religieuse et signifie « cataclysme », « catastrophe destructrice ». Il a aussi été popularisé par une œuvre audio visuelle. Certains lui préfèrent le mot yiddish hourban, qui implique également une destruction mais ramène à une référence religieuse car il s’agit en l’occurrence à ce que je crois savoir, de la destruction du Temple. Voilà, me semble-t-il, des définitions de termes que j’espère clairement situées dans l’histoire. Je suis mené à focaliser sur eux parce que ce qui nous a occupé pour une bonne part, c’est la mémoire de la violence légitime exercée à un moment de l’histoire par des puissances diverses, que j’ai été amené à situer un épisode particulier illustrant cette violence et que j’ai moi-même utilisé un terme désignant des pertes humaines massives. Vous parliez aussi de mots dont l’on use avec abondance à l’heure actuelle, pas toujours avec beaucoup de rigueur dans l’information de masse, nous y sommes totalement. On voit d’ailleurs les enjeux qui transparaissent dans les utilisations de termes et les langues choisies, entre une notion juridique précise entérinée par une institution internationale, un mot grec traduisant une pratique religieuse, un terme hébreu que l’on peut dire laïc et, accessoirement, un vocable yiddish rappelant un événement historico religieux. Nous sommes en plein dans le débat d’histoire qui nous occupe tous désormais, avec le questionnement à ceux qui ont abusé de la violence légitime et les réparations symboliques exigées par les victimes.

Propos recueillis par Saïd Branine

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