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Rochdy Alili : « La conquête arabo-musulmane n’est pas à ranger dans la catégorie des « invasions barbares ».

Vous avez été particulièrement nombreux à lire la série d’entretiens avec l’historien Rochdy Alili. Dans cette troisième partie, il évoque notamment les conquêtes arabo- musulmanes des VIIe et VIIIe siècles.

Rochdy Alili, nous avons évoqué, dans notre deuxième conversation, la nécessité de rapprocher les « ennemis héréditaires » qu’étaient l’Europe et le monde de l’islam. Vous vous êtes référé, à ce propos, à l’exemple de la réconciliation franco allemande et avez souhaité une entreprise semblable pour ce projet d’écriture nouvelle de l’histoire de ces mondes opposés. Est-ce que vous pourriez nous préciser, pour commencer ce troisième entretien, quelle est votre vision d’une telle entreprise ?

Je crois vous avoir dit aussi qu’il convenait, dans une telle optique, d’identifier l’ennemi héréditaire et de trouver le cadre d’une discussion. Pour ce qui concerne ce cadre, il est clair qu’il existe, entre la France et l’Allemagne, de multiples institutions, gouvernementales ou non, permettant d’avancer avec efficacité et légitimité. Il n’existe pas, pour une entreprise analogue avec l’islam, la moindre instance sérieuse. Ce que nous a concocté un ministère chargé des cultes, avec des collectifs ambigus, ressemble à un moteur qui chauffe avant même d’avoir fonctionné. Mais rien n’empêche que nous avancions avec les vraies bonnes volontés et les vraies compétences.

C’est un peu ce que nous tentons de faire les uns et les autres

Je le crois en effet. Maintenant, pour ce qui concerne l’identification, la reconnaissance, la localisation, dirai-je, du musulman comme ennemi héréditaire, par la France et l’Europe, nous sommes encore loin du compte. Car enfin, s’il y a, entre la France et l’Allemagne, une constatation du fait que l’on a produit, d’un côté comme de l’autre, un ensemble d’images, de clichés, de stéréotypes, qui avaient nourri, dans le passé, de profondes rancunes, je ne note pas une telle constatation en ce qui concerne la relation France (ou Europe) et Islam. Ainsi, le fait de mettre le doigt sur la réalité d’un rejet anti-islamique est ressenti dans l’hexagone, pour ne parler que de lui, comme une sorte d’obsession paranoïaque sans fondement sérieux : « Il n’y a pas d’idéologie anti-musulmane chez nous, la susceptibilité de ces « colonisés » est insupportable, et s’il y a des méfiances à l’égard de l’islam, dans toute la culture européenne, c’est tout à fait naturel et compréhensible, avec tous les problèmes que nous posent cet islamisme agressif, ce terrorisme, et toutes ces populations pouilleuses qui encombrent nos banlieues, au lieu de repartir chez elles après nous avoir construit nos autoroutes, nos voitures et nos maisons, ces populations pouilleuses de tous ces pays où il fait si bon puiser du pétrole, bronzer et faire de la pêche sous marine ».

Vous n’avez pas le sentiment de forcer un peu la caricature ?

Je crois que la caricature est la meilleure manière de poser fortement les questions et de rendre compte des réalités dans leur profondeur et leur crudité, au-delà des autocensures de la bonne conscience et l’hypocrisie de ceux qui répugnent à appeler un chat un chat. Il y a, il faut tout de même le dire, à la fin des fins, des travaux comme ceux de Philippe Sénac ou, plus récemment, de John Tolan, l’ont définitivement démontré à partir de l’examen d’écrits médiévaux chrétiens du huitième au treizième siècle, un socle profond de rejet anti-musulman, dans la culture française, qui a sédimenté, dirai-je, sous l’impulsion et la gouverne de l’Eglise, pendant toute cette période, et constitue la réserve, les racines, la base d’un ressentiment et d’une méfiance permanents à l’égard de l’islam du moyen âge jusqu’à nos jours. Il faudrait donc pour commencer, reconnaître l’existence de cette ancienne profonde et durable construction dans la culture française au moins, pour entamer la construction commune d’une histoire.

J’ai noté, parmi les compte rendus de votre livre, une remarque dans un magazine d’histoire, d’obédience catholique je crois, qui vous taxe d’angélisme parce que vous affirmez que la conquête musulmane ne fut pas une « invasion barbare » regrettant que vous ayez oublié, en disant cela, la part de violence de toute conquête.

Vous faites bien de parler de cette critique maintenant car le problème qu’elle soulève légitimement s’inscrit tout à fait dans la question qui nous occupe. Elle nous met en effet face à deux présupposés idéologiques qu’il convient d’analyser préalablement à toute écriture d’histoire sur le thème qui nous occupe. Le premier est en relation avec ce que je viens de dire du socle médiéval qui nourrit depuis des siècles le rejet anti-musulman, le second, que nous ne pourrons pas évoquer dans cet entretien, mais sur lequel vous m’interrogerez plus tard, si vous le voulez, tient à une approche toute récente de la violence et du conflit dans les nouvelles générations d’Europe.

Nous en restons donc pour le moment à la question des « invasions barbares », que peut-être vous pourriez définir de votre point de vue. D’abord, d’où vient l’expression elle-même ?

On peut dire schématiquement que les invasions qui touchent l’empire romain à partir du IIe siècle ont été dites barbares du point de vue de Rome puis du clergé chrétien qui restera dans ces siècles la seule entité porteuse et conservatrice de culture un peu savante. Ces invasions durent jusqu’au Xe siècle où arrivent, dans les territoires de ce qui aura été l’empire romain, des confédérations nomades germaniques, mêlées de tribus caucasiennes, de confédérations de nomades turcs, puis de Slaves, auxquels succèdent au IXe siècle des tribus de marins scandinaves, les Normands et enfin, au Xe, des tribus que l’on dénomme hongroises.

Et les musulmans dans tout cela ?

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Les musulmans apparaissent assimilables à tous ces envahisseurs barbares du point de vue des clercs qui écrivent l’histoire. Pourtant, ils ne sont pas à ranger dans la même catégorie. D’abord, ils représentent les troupes guerrières ou les chevaliers d’industrie d’un empire en expansion, puis de royaumes structurés, avec administration centralisée, monnaie, écriture, religion élaborée et originale, économie d’échange évoluée.

En un mot, les « envahisseurs barbares » sont plus « civilisés » que les « envahis ».

Oui, il faut bien le dire, et ils le seront de plus en plus, jusqu’au XIe siècle, où l’occident progresse, se peuple, prospère, récupère le capital de savoir du monde musulman et commence une décisive expansion. A ce moment se précise l’entreprise idéologique de rejet du musulman par la culture chrétienne occidentale. Ainsi, seront exonérés les vrais envahisseurs, qui constituent désormais une part des peuples de l’Europe chrétienne, tandis que les musulmans gardent un stigmate de barbarie d’autant plus pratique qu’ils demeurent à toutes les frontières les concurrents de cette Europe. On a pu par exemple relever des cas de pillages d’églises et de monastères opérés par des Normands, des Hongrois, des paysans en révolte, mais attribués par les clercs à des Sarrasins.

On ne dit d’ailleurs plus « invasions barbares » mais « grandes invasions ». 

C’est juste, mais je tiens à garder l’expression, non pas pour perpétuer un jugement de valeur, qui n’a rien à faire en histoire, mais parce qu’il y a des définitions de structure derrière ces termes et je vous livrerai les définitions qui font que la conquête arabe n’est pas à ranger dans la catégorie des « invasions barbares. Ainsi, une « invasion » est un déplacement de population massif et durable, continu ou discontinu, qui prend son origine dans des gisements démographiques importants où des groupes humains sont poussés à des migrations renouvelées pour diverses raisons. C’est le cas des invasions indo européennes vers les empires asiatiques, des invasions turco mongoles qui leur ont succédé. C’est le cas des invasions scandinaves, germaniques, turques, slaves, finno-ougriennes qui touchent l’Europe du IIe au Xe siècle.

Quant à dire si des invasions furent « barbares », on peut en décider en constatant leurs effets perturbateurs ou destructeurs sur les systèmes politico administratifs, les structures sociales, économiques ou culturelles, sur les réseaux d’échange, les voies de communication, la circulation monétaire, le développement agricole et urbain des zones envahies. De la sorte nous pouvons dire qu’auront été plus ou moins « barbares », en fonction des ces multiples effets, les diverses « invasions » pertinemment définies et identifiées au cours de l’histoire.

Dans ce sens, les conquêtes arabes musulmanes des VIIe et VIIIe siècles n’auront été ni des invasions, ni barbares. 

Elles n’ont pas été des invasions parce que les déplacements de tribus arabes n’ont jamais été massifs ni durables et que l’Arabie n’a pas recélé de gisement démographique important susceptible d’en alimenter. Elles n’ont pas été barbares car les Arabes ont conservé à leur profit, voire réanimé, les cadres politico administratifs des régions conquises et y ont préservé, à leur bénéfice, les structures sociales, économiques et culturelles en place.

 

Propos recueillis par Saïd Branine

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