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L’Islam face au choc entre la civilisation occidentale et la Nature

islam et nature
reflection on water

« Il vient du fond des pays islamiques
une question très profonde à l’égard du faux
universalisme occidental de ce que j’appelle
l’impérialisme de l’universel.
 »

Pierre Bourdieu[1]

Les changements climatiques

« La poursuite de la dynamique de croissance actuelle, nous met face à la perspective d’une disparition de la civilisation telle que nous la connaissons, non pas dans des millions d’années, ni même dans des millénaires, mais d’ici la fin de ce siècle. » Ces paroles sont celles d’un scientifique néo-zélandais réputé comme l’un des meilleurs spécialistes de l’Antarctique et des changements du climat[2]. Elles illustrent la gravité sans précédent de la situation climatique et le pessimisme croissant des experts internationaux chargés de ce dossier.

En octobre 2003 déjà, une étude commandée par le Pentagone considérait comme plausible un scénario de catastrophe climatique intervenant à l’échelle de l’ensemble de la planète au cours des vingt prochaines années. L’étude envisageait les conséquences économiques et militaires d’une telle crise. Elle proposait de faire de cette question l’une des priorités pour la sécurité nationale des Etats-Unis[3].

Depuis, une série de rapports internationaux très inquiétants montre que les changements climatiques – dont on pensait initialement qu’ils se déploieraient sur plusieurs siècles – pourraient être en train de s’emballer et intervenir beaucoup plus brusquement que prévu. Ils précipiteraient alors l’ensemble de l’humanité dans l’une des pires catastrophes qu’elle ait connue. « Il n’est aujourd’hui pas possible d’exclure quelques milliards de morts comme conséquence ultime d’une transition climatique qui se situerait dans le haut de la fourchette des projections disponibles »[4] souligne Jean-Marc Jancovici, spécialiste du réchauffement climatique.

La hausse des températures mondiales est d’ores et déjà perceptible : 0,6 degrés Celsius en moyenne au cours du XXème siècle et elle se poursuit. Ce réchauffement génère une augmentation générale du niveau des océans liée à la fois à leur dilatation et à la fonte des glaciers. Selon des hypothèses optimistes cette hausse du niveau des mers devrait se situer entre 10 et 90 cm[5] d’ici la fin du siècle[6] contre 10 à 20 cm au cours de cent dernières années.

Mais plus grave encore, avec la fonte des glaciers arctiques, le nord de l’Atlantique connaît un afflux d’eau douce[7]. Or dans cette partie du monde l’équilibre entre eau salée et eau douce constitue l’un des moteurs des grands courants marins (dits thermohalins) régulant l’ensemble des températures mondiales. Ces derniers permettent notamment à l’Europe de l’Ouest de bénéficier d’un climat relativement tempéré avec la remontée vers le nord de l’Atlantique d’un courant chaud, le Gulf Stream, venant du sud. Avec l’afflux d’eau douce issu de la fonte des glaciers, la circulation de ces courants pourrait ralentir ou, plus grave encore, s’arrêter. Après une période de réchauffement, l’hémisphère nord connaîtrait donc un fort refroidissement. Une partie de l’Europe de l’Ouest pourrait être ainsi paradoxalement plongée dans un climat de type sibérien en quelques décennies.

Autre conséquence des dérèglements actuels : l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des phénomènes climatiques extrêmes (cyclones, tempêtes, vents, pluies, etc)[8]. Il semblerait d’ailleurs que les phénomènes destructeurs et meurtriers intervenus ces dernières années tant dans les Caraïbes qu’en Asie du Sud et de l’Est soient directement liés au réchauffement planétaire[9].

De toute évidence, le réchauffement pèsera de plus en plus lourdement sur la vie sous toutes ses formes. Certains de ses effets se font déjà ressentir durement[10].

Alors que la croissance démographique se poursuit résolument[11], les capacités des pôles de production agro-alimentaires mondiaux d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie à nourrir l’humanité vont se réduire sous l’effet de sécheresses récurrentes, d’une érosion accrue des sols et de l’impact des phénomènes extrêmes. Des études menées aux Philippines ont ainsi montré que chaque degré de température supplémentaire se traduisait par une baisse de 10% des rendements agricoles[12].

La montée des eaux océaniques aboutira inéluctablement à la disparition de nombreuses îles et zones côtières, menaçant des espaces aussi divers que Manhattan, les Pays-Bas, le Delta du Nil ou une partie du Bangladesh. Cette montée des eaux provoquera une érosion marine plus intense des côtes et une salinisation des nappes phréatiques des espaces littoraux où se concentre une proportion importante de l’humanité.

La détérioration des conditions climatiques conduira aussi à l’une des plus grandes extinctions d’espèces animales et végétales que l’humanité aura connue ; sur la base des projections les plus optimistes d’augmentation des températures, 10% de ces espèces auront disparu d’ici 2050[13].

Enfin, le réchauffement planétaire se traduit déjà par une extension des aires concernées par les maladies infectieuses et tropicales comme le paludisme ; les vecteurs de ces pathologies, comme l’anophèle, ont désormais accès à des régions qui leur étaient fermées pour cause de températures trop basses.

La crise climatique terrible qui se prépare a sans doute contribué à la prise de conscience assez large des dommages causés par l’humanité à la Nature alors même que la problématique écologiste n’émerge que depuis les années 1960. La constitution d’un large consensus scientifique confirmant le lien entre les activités humaines et le réchauffement planétaire est plus récente encore, quelques années à peine.

La cause directe du phénomène est désormais clairement identifiée. L’augmentation de la concentration des gaz à effets de serre, principalement le dioxyde de carbone (CO2), dans l’atmosphère emprisonne la chaleur issue du soleil autour de la terre et pousse au réchauffement planétaire.

L’effet de serre et les gaz qui le provoquent ont constitué un élément naturel fondamental pour le développement de la vie sur terre. Sans eux la température planétaire aurait été beaucoup plus froide : moins 18 degrés en moyenne. Ce n’est donc pas tant le phénomène en lui-même qui constitue un problème que son intensification générée par une surproduction de gaz à effet de serre d’origine humaine.

Depuis 5 000 à 10 000 ans, la concentration de CO2 dans l’atmosphère est relativement stable : elle se situe autour de 270 parties par million (ppm). Elle commence à augmenter lentement dès les premières décennies du XIXème siècle pour s’approcher des 300 ppm et connaître une accélération très nette à partir des années 1970. La concentration de dioxyde de carbone est désormais supérieure à 375 ppm.

Les moyennes annuelles des températures planétaires suivent pratiquement la même courbe ascendante : relativement stables durant les mille dernières années, elles connaissent une augmentation lente à partir du début du XXème siècle puis s’accélèrent sur sa fin. Les années 1998, 2002, 2003, 2001 et 1997 ont respectivement battu tous les records de chaleurs depuis qu’il existe des relevés de températures fiables, c’est-à-dire depuis le milieu du XIXème siècle.

Au cours de ce siècle, la température planétaire devrait augmenter au minimum dans une fourchette de 1,4 à 5,8 degrés et continuer de croître ensuite[14]. Une telle augmentation peut sembler limitée mais, relativement à l’histoire longue des climats, elle représente un véritable changement d’ère climatique[15] intervenant à la vitesse de l’éclair. « Cette situation est sans précédent dans l’histoire de notre espèce et sera considérablement plus risquée que tout ce que nous avons connu dans le passé. (…) C’est toute la différence qu’il y a entre rentrer dans un mur à 2 km/h, ou y entrer à 100 ou 200 km/h  » [16] précise Jean-Marc Jancovici.

Si l’on revient à l’évolution de la concentration de CO2 dans l’atmosphère, le début du XIXème siècle et les années 1970 constituent deux moments clés. Rapportés à l’histoire humaine, ils renvoient au développement de l’industrialisation pour le premier et à celui de la société de consommation de masse pour le second.

Géographiquement – et fort logiquement d’ailleurs – , il apparaît que sur l’ensemble du XXème siècle, près de 70% des émissions totales de CO2 proviennent d’Europe, d’Amérique du Nord et de l’ex-URSS[17], c’est-à-dire des régions qui se sont lancées les premières dans une industrialisation à outrance. Il existe un lien direct entre le réchauffement climatique et la révolution industrielle européenne, puis sa diffusion vers l’Amérique du Nord et le reste du monde. De la même manière, il existe un lien direct entre cette révolution et les autres manifestations de la crise environnementale planétaire : la pollution de l’air, des mers, des sols et de l’eau, l’accumulation des déchets, l’appauvrissement des écosystèmes et de la biodiversité. La révolution industrielle apparaît rétrospectivement comme le commencement d’un véritable choc entre la civilisation occidentale et la Nature.

Le choc entre la civilisation occidentale et la Nature

La ligne de fracture que constitue la révolution industrielle dans l’histoire des peuples européens a été largement étudiée sous les angles sociaux, économiques et politiques notamment. Aucun domaine ne parait avoir échappé à ces investigations. Il apparaît bien vite cependant que l’on s’est souvent limité aux implications strictement humaines de la révolution industrielle : la rupture homme-Nature a moins intéressé. C’est pourtant une question fondamentale et vitale à la lumière de la crise écologique actuelle. Ce que cette crise met en cause, c’est la relation entre l’homme et l’environnement naturel et donc la manière dont l’humanité perçoit la Nature. La crise écologique est en ce sens une crise idéologique et culturelle : elle constitue un rappel puissant du principe de réalité. Les auteurs occidentaux recherchent donc de plus en plus dans l’histoire des idées l’origine de cet état de fait, même s’ils divergent parfois dans leurs analyses.

Un premier courant considère avec l’historien Lynn White[18], que c’est la vision dominante du monde judéo-chrétienne qu’il faut pointer du doigt. Selon cette vision du monde, la terre constituerait un véritable lieu de déportation pour l’homme, puni pour avoir commis le péché originel : « (…) maudit soit le sol à cause de toi ! (…) Il produira pour toi épines et chardons » souligne la Bible[19]. De surcroît Dieu aurait ordonné à l’humanité de soumettre et de dominer implacablement toutes les créatures : « Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel, comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains »[20].

La théologie européenne insiste de manière croissante sur cette dimension du message biblique en particulier à partir du XIIIème siècle. L’homme est considéré non seulement comme évoluant dans un milieu hostile, mais de surcroît il s’en sépare symboliquement en constituant un système religieux clos et centré sur sa relation verticale à Dieu. Cette conception du monde irrigue toute la pensée médiévale. Pour le christianisme dominant, « la Nature n’est pas perçue comme sacrée. Elle est ouverte à l’exploitation humaine en dehors de tout critère moral.  »[21] Le développement du christianisme se traduit donc par la répression du paganisme animiste en Europe au profit d’une vision religieuse anthropomorphique : le culte des saints se substitue ainsi aux cultes des éléments naturels. A cet égard, «  la décomposition réussie des mythes « païens » par le christianisme a provoqué deux effets synchrones et dialectiquement liés : l’être humain a été séparé de la Nature extérieure, et simultanément de sa nature intérieure : l’un n’a pu se faire sans l’autre » précise le théologien Eugen Drewermann[22]. La réforme protestante ne se préoccupe pas plus de la Nature : le protestantisme est avant tout soucieux de purifier la relation verticale des individus au divin. En fait, seules les églises d’Orient se détachent des conceptions dominantes du christianisme à l’égard de la biosphère[23].

Un second courant intellectuel affirme que le christianisme ne saurait être considéré comme le responsable de la crise écologique actuelle. Cette responsabilité serait plutôt à rechercher du côté de l’idéologie des Lumières et de ses deux avatars : la révolution scientifique et la révolution industrielle.

En plaçant l’homme au sommet de la hiérarchie des espèces, les Lumières appréhenderaient la Nature comme un objet dépourvu d’âme, de sens, de finalité et de valeur. Elle a certes été créée par Dieu, mais ce dernier l’a abandonné laissant à l’homme le soin de la transformer. Aussi, selon René Descartes (1596-1650), « l’homme doit devenir comme maître et possesseur de la Nature » [24]. Pour cela le philosophe souligne la nécessité d’une méthode scientifique renouvelée. Les mathématiques doivent permettre à cette approche de percer les lois du fonctionnement d’une biosphère perçue comme une machinerie. Cette connaissance permettrait en retour d’appliquer la rationalité humaine à la Nature. Dans la même logique, son homologue britannique Francis Bacon (1561-1626) insiste sur la nécessaire dimension pratique de la démarche scientifique afin de réaliser « l’empire humain sur la Nature ». A la suite de ces deux penseurs phares de la modernité, une conception rénovée de la place de l’homme dans l’environnement naturel s’impose dans toute l’Europe. La redoutable combinaison du savoir scientifique et du pouvoir technologique est alors toute entière mise au service d’un projet de domination systématique de la biosphère. Une domination dont l’intensification doit apporter à l’humanité un progrès constant de son bien-être matériel.

Le glissement du religieux vers le scientifique et de la foi vers la raison ne manque de susciter une crispation de l’Église qui sent son pouvoir d’influence intellectuel lui échapper. Il en résultera, notamment en France, une violente confrontation avec les Lumières pour qui « (l’Église) incarne tout ce qui empêche l’homme de progresser vers la raison et le bonheur : l’intolérance, la tradition, la mainmise sur l’éducation et sur la vie intellectuelle. »[25] Cette contestation de l’Église connaît son aboutissement ultime avec la remise en cause de l’existence même de Dieu[26].

Totalement désacralisé, rétrogradé au statut de jouet de l’homme et exclu de toute catégorie morale, l’environnement naturel peut-être livré au déchaînement utilitariste de la révolution industrielle[27]. Comme l’affirme le théologien catholique Anton Stres : « l’agressivité contre la Nature que nous constatons et qui est la racine profonde du problème écologique a son origine dans la tournure constructiviste que prend la science moderne elle-même. Elle n’est donc pas un phénomène accidentel, elle n’est pas seulement la conséquence d’un désordre moral et extérieur à la recherche scientifique. Non, elle est liée à la nature même des procédures scientifiques. »[28]

Les conceptions judéo-chrétiennes et celles de la modernité quant à la Nature et à la place de l’homme en son sein sont-elles fondamentalement antagonistes ? L’idéologie de la modernité n’est en fait que le produit d’une sécularisation des valeurs judéo-chrétiennes européennes. Et si l’on a beaucoup insisté sur les conflits réels opposant les Lumières au christianisme dans les domaines politiques ou scientifiques, il y a bien dans la volonté de dominer la Nature une remarquable continuité historique.

Tout se passe finalement comme si les Lumières avaient fait sauter le verrou qui empêchait, jusque là, de mettre en pratique les prescriptions divines du christianisme telles qu’interprétées par les théologiens européens. C’est pourquoi, souligne Lynn White, « il est douteux que le désastreux choc en retour écologique puisse être évité en appliquant simplement plus de science et de technologie. Notre science et notre technologie se sont développées sur le terreau de la conception chrétienne de la relation entre l’homme et la Nature. Et cette conception est non seulement celle des Chrétiens et des nouveaux Chrétiens, mais aussi celle des individus se considérant sincèrement comme post-chrétiens. »[29]

La science et la technique modernes n’auraient pu toutefois se déployer seules ; il leur fallait un principe d’organisation générale. Le protestantisme sécularisé va le lui fournir note l’économiste Serge Latouche : « l’enrichissement inéluctable, engendré par la pratique d’une ascèse personnelle qui valorise l’effort, le calcul et poursuit anxieusement les signes de l’élection divine dans la réussite terrestre, ne pouvait qu’entraîner rapidement une sécularisation de cette religion pourtant dogmatique et sectaire. La forme profane du protestantisme est l’économie politique. »[30] Cette nouvelle science pose les principes d’une gestion et d’une expansion rationnelles de la modernité. La diffusion de la science économique donne de surcroît une légitimité nouvelle à l’avancée du « progrès », du « développement », du « bien-être » grâce à l’invention d’indicateurs « objectifs ». Dans ce cadre, et malgré son apparente nouveauté, le discours économique vis-à-vis de la Nature prolonge et amplifie la ligne de fond de la pensée judéo-chrétienne : la biosphère n’a aucune valeur en elle-même, elle doit être transformée pour en acquérir une. Malgré l’ampleur de leurs divergences ultérieures, les partisans de l’économie de marché et les promoteurs de l’économie planifiée ne remettront jamais en question ce dogme.

Sous l’impulsion de l’Occident qui la domine économiquement, politiquement et culturellement, l’humanité poursuit donc son entreprise effrénée de destruction de la Nature. En dépit de l’accumulation de signes annonciateurs d’une catastrophe écologique sans précédents, la croissance économique demeure l’étalon-mesure du progrès, du développement, voire de la modernité et du bonheur[31].

Il est facile de condamner un tel aveuglement, mais une civilisation est-elle en mesure de remettre en cause radicalement les croyances qui l’imprègnent depuis des siècles et qui fondent sa « puissance » sur le monde ?

Une telle remise en cause est d’autant plus difficile que la séparation judéo-chrétienne de l’homme et de la biosphère n’est plus théorique et abstraite. Elle est désormais inscrite dans la réalité avec l’urbanisation massive de l’humanité. Inextricablement lié à la révolution industrielle, le développement des villes s’est d’abord cantonné au monde occidental avant de se propager à l’ensemble de la planète : la majorité de la population mondiale vit désormais en zone urbaine contre 14% seulement en 1900. Sur un temps très court la relation entre l’homme et la biosphère s’est donc nettement distendue. L’humanité a pris en apparence son autonomie vis-à-vis de l’alternance des saisons, du jour et de la nuit, de la vie végétale et animale ; elle vit en quelque sorte dans l’illusion d’être en suspension, d’être hors-sol. Alors qu’auparavant l’idée d’une séparation homme-Nature imposait une construction intellectuelle, une violence contre l’évidence de la réalité immédiate ; c’est désormais l’identification du lien entre l’humanité et l’environnement naturel qui nécessite une telle construction.

Il existe pourtant un sursaut critique en Occident même. Il connaît un renouveau avec la crise écologique, mais il lui est antérieur et possède sans doute des racines historiques beaucoup plus profondes qu’on ne le pense. En Europe, les conceptions de l’Église se heurtent à une sourde résistance de populations accrochées à leurs pratiques magiques, aux survivances du paganisme et à un lien spécifique au monde naturel. Avec Saint-François d’Assises (1182-1226), une tendance catholique tente de combler le hiatus entre les conceptions païennes et chrétiennes de la Nature, mais elle demeure minoritaire. La résistance à la vision chrétienne dominante est de toute façon si durable, si profonde, que même si les pratiques religieuses populaires finissent en apparence par être imprégnées par les rituels et les dogmes chrétiens, les mentalités magiques et les survivances du paganisme n’en persistent pas moins à prédominer dans les faits. Aussi tard qu’à la fin du XVIIIème siècle, les Français, par exemple, sont encore considérés par une partie du clergé catholique comme des « idolâtres baptisés »[32].

L’industrialisation de l’Europe rencontre également des difficultés. Le développement industriel s’effectue dans des conditions infra-humaines, plongeant des millions d’individus dans une effroyable misère[33]. Il en résulte dès le XVIIIème siècle des révoltes aussi violentes que désespérées d’hommes et de femmes arrachés brutalement à leurs terroirs et à leurs traditions. Ces révoltes très durement réprimées surgissent sporadiquement dans toute l’Europe de l’Ouest sous la forme de sabotages et de destructions de machines[34]. Comme le souligne Jean-Marc Mandosio à propos du cas britannique, ces révoltés «  détruisaient les métiers à tisser parce qu’ils se rendaient parfaitement compte que l’industrialisation allait bouleverser radicalement leur mode de vie ; c’était un mouvement essentiellement conservateur (nous ne donnons aucune connotation péjorative, en l’espèce à ce terme), visant à préserver ce qui existait.  »[35]

Chacune de ces deux dynamiques très profondes de résistance spontanée au christianisme et à l’industrialisation sera ensuite largement récupérée par les mouvements conservateurs, puis par les fascistes et les nazis pour la première, et réinterprétée en termes de lutte de classe par le marxisme pour la seconde. En ce sens, recyclées par les « réactionnaires » ou les « progressistes », elles seront finalement toutes les deux mises au service d’une modernité conquérante[36].

Le sursaut critique contemporain se réclame, quant à lui, moins d’une tradition anti-moderne européenne que du désenchantement croissant des populations occidentales elles-mêmes face aux promesses non-tenues par la modernité occidentale et à la déshumanisation dont elle est porteuse[37].

Les entreprises génocidaires et ethnocidaires plus ou moins abouties, les deux guerres mondiales[38], Hiroshima et Nagasaki, les camps de la mort nazis, les violences coloniales et néo-coloniales, avaient déjà contribué à faire trembler l’édifice. Ces dernières années, les catastrophes industrielles[39], la grande peur alimentaire[40] ainsi que certains « dysfonctionnements » de la médecine moderne[41] ont

pour ne pas parler du désastre environnemental – très sérieusement ébranlé un mythe prométhéen déjà bien fragile.

Toutefois, ce sursaut critique a longtemps été dominé par le problème de la répartition plus ou moins égalitaire du produit de la prédation de l’environnement naturel. Les questions, toutes légitimes, de la lutte des classes et des rapports Nord-Sud ou Est-Ouest ont occulté la dimension majeure de la crise environnementale. C’est pourquoi la contestation spécifiquement écologiste de la modernité met du temps à s’affirmer. Aujourd’hui, cette dynamique de contestation est vivace. Elle se subdivise en une multitude d’organisations agissant aux échelles locales, nationales ou internationales pour la protection de l’environnement. Mais cette contestation écologiste parait fondée sur des paradigmes susceptibles de la conduire à des impasses.

Une tendance « idéaliste », considère que la séparation homme-Nature résulte du rôle central donné à l’homme dans la vision occidentale du monde. C’est cet anthropocentrisme qui serait la cause de la catastrophe écologique actuelle, l’humanité ayant oublié l’interdépendance de toutes les composantes de la biosphère. Les « idéaliste » renversent donc le paradigme anthropocentrique pour postuler l’égalité des différentes formes de vie. Le rôle central de l’homme sur terre est nié et avec lui la réalité foncièrement anthropocentrique du monde d’aujourd’hui. Aussi la capacité humaine pratique d’arrêter l’entreprise de destruction actuelle est-elle quelque peu occultée. La vision « idéaliste » constitue à ce titre une sorte d’abstraction romantique dont les vertus opératoires paraissent assez limitées.

Une tendance « pessimiste » appréhende la Nature comme un sanctuaire violé par l’homme. L’être humain y apparaît comme le prédateur d’un environnement qu’il faut mettre à l’abri. En affirmant qu’il est par nature une espèce dangereuse, une espèce à part, cette approche perpétue en fait la séparation idéologique homme-Nature issue du judéo-christianisme puis des Lumières tout en favorisant une haine de soi, voire des autres, relativement démobilisatrice.

Ce travail dense, complexe, contradictoire, riche, de reformulation des relations entre l’homme et son environnement naturel est le fait aussi bien de croyants, Chrétiens[42] et Juifs[43], que d’individus n’affichant aucune appartenance religieuse[44]. Mais il n’est pas certain que ce travail puisse aboutir dans des délais rapprochés à l’émergence d’une vision nouvelle et cohérente. Une fois formulée, une telle conception mettra sans doute du temps avant d’être largement partagée et de produire ses premiers effets tangibles. Mais plus grave encore, l’approche écologiste occidentale est parfois recyclée comme une arme de domination planétaire dans le cadre d’un « droit d’ingérence écologique » autoproclamé[45]. Le géographe Georges Rossi constate à cet égard que « l’Occident, sûr du caractère universel de son mode d’approche et de son bon droit, décide de ce qu’il est « écologiquement correct » de penser, de dire, de faire ou de ne pas faire. (…) Il prétend, et réussit souvent, à imposer, en particulier à travers l’action des organisations internationales et les conditionnalités de l’aide au développement, des règles de conduite aux gouvernements et, directement ou à travers les administrations nationales, aux collectivités rurales du Sud. »[46]

Les alternatives idéologiques non-occidentales

Le monde occidental parait certes avoir une avance en matière de prise de conscience écologique, ne serait-ce que parce que sa puissance pratique d’investigation lui a permis de circonscrire les signes de la catastrophe environnementale planétaire imminente dont il est la cause. Il serait toutefois erroné de croire que parce qu’elle occupe le devant de la scène contestataire, la critique occidentale – écologiste ou non – de la modernité est la seule à ouvrir des perspectives.

D’abord, l’équilibre démographique mondial a glissé vers le sud de la planète. La croissance de la population est largement le fait de peuples non-occidentaux, opposant un hémisphère nord vieillissant à un hémisphère sud plein de jeunesse, d’ingéniosité et d’inventivité notamment en Afrique. Serge Latouche note qu’« une grande part des victimes du développement, de l’occidentalisation et de leurs séquelles réagissent pour assurer leur survie. (…) La réaction est le plus souvent créatrice dans les domaines technique, économique, social et imaginaire. Elle peut aller jusqu’à dessiner les contours d’une société post-moderne. Les dimensions techniques et économiques se trouvent totalement absorbées dans les réseaux de solidarité et de réciprocité construits sur de nouveaux imaginaires, bricolés avec plus ou moins de bonheur.  »[47]

Ensuite, le désenchantement à l’égard de la modernité se mondialise. La « réussite » temporaire de la « modernisation » de la Chine[48] notamment ne saurait masquer l’immense échec de la modernité dans les pays non-occidentaux. Il en résulte que les peuples concernés ont de plus en plus tendance à rechercher les solutions à leurs difficultés dans les catégories de leurs propres corpus civilisationnels, plutôt que de les emprunter à celui de l’Occident[49].

Ces civilisations, même fragilisées ou dominées, ont quasiment toutes en commun de posséder des systèmes de croyances nettement moins agressifs à l’égard de la biosphère. L’Asie apparaît de ce point de vue comme un réservoir de visions du monde alternatives et a attiré tout un courant romantique.

L’hindouisme par exemple, postule l’unité fondamentale de la création donc chaque composante partage un même destin à travers des réincarnations successives. Cette idée de communauté de destin est aussi celle du taoïsme qui perçoit l’univers comme un flux dont l’homme n’est qu’une partie constitutive. Le bouddhisme s’éloigne certes quelque peu de ces conceptions et rappelle que le monde est une forme illusoire et transitoire dont il convient de se détacher en agissant sur soi par l’ascèse et la méditation. En pratique cependant, cet idéal strict de discipline individuelle est porteur d’un modèle de conduite moral à l’égard de la biosphère et il s’est fort bien accommodé des croyances populaires animistes. Même chose pour le confucianisme qui peut apparaître au premier abord comme une simple morale de l’ordre familial et socio-politique établi, mais qui est également porteur d’un respect profond à l’égard de l’ordre naturel. Ces croyances ne sont pas figées et ont de très nombreux adeptes. Elles s’interpénètrent souvent et sont l’objet d’une reformulation constante au regard des problématiques contemporaines, y compris en ce qui concerne la crise écologique[50].

Malgré tout, ces différentes formes de spiritualité demeurent concentrées sur l’Asie du Sud et de l’Est, un peu comme si elles étaient prisonnières du contexte culturel ayant provoqué leur émergence. En fait, seules deux visions non-occidentales du monde possèdent une dimension planétaire : l’animisme et l’Islam.

L’animisme[51] – mêlé ou non à d’autres grands courants religieux – est largement présent en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Que ce soit chez les Yorubas d’Afrique de l’Ouest, à Haïti ou chez les Buchmen d’Afrique australe, ces formes religieuses ont toutes en commun d’être empreintes d’un tel respect et d’une telle crainte vis-à-vis des formes naturelles, que ces dernières s’en retrouvent vénérées. Mais la grande diversité des manifestations de l’animisme, profondément inscrites dans leurs milieux ethniques, culturels et écologiques d’origine, fait qu’il est plus juste de parler d’animismes au pluriel. Cette hétérogénéité explique dans une large mesure la disparition presque silencieuse de ces cultures face aux « avancées » de la modernité : aucun sentiment d’appartenance commune ne les rend solidaires les unes des autres.

L’Islam, pour sa part, est présent dans le monde entier et se manifeste de manière récente jusque dans le monde occidental, en Europe de l’Ouest notamment. Participant au sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) tenu à Casablanca en 1994, l’islamologue Jacques Berque décrit très joliment cette présence planétaire : « l’évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits auprès d’un lettré damascène. »[52]

Cette religion représente environ un milliard d’individus et peut mobiliser – au-delà de sa grande diversité – un corpus doctrinal relativement unifié et sans cesse réactualisé. C’est de ce fait sans doute l’une des seules visions non-occidentales qui est véritablement mondialisée. Pour ces raisons, il est de la plus haute importance de connaître ses conceptions dominantes sur la question des rapports entre l’homme et la Nature. Ces conceptions reposent bien sûr sur le Coran et la tradition du prophète Mohammad, mais aussi sur le travail d’interprétation mené en permanence par les théologiens depuis la révélation coranique.

En premier lieu, les penseurs musulmans s’accordent assez largement sur le fait que la Nature est fondamentalement musulmane. Elle est considérée comme étant soumise au règles divines et elle est explicitement vue comme glorifiant et priant Dieu. Chaque composante de la Nature est ainsi douée d’une spiritualité et d’une religiosité même si, selon le Coran, les hommes ne parviennent pas à en percevoir les manifestations concrètes.

Ensuite, l’environnement naturel constitue un signe de l’existence de Dieu. Dans le Coran, l’homme est invité à plusieurs reprises à observer le monde et à se servir de sa raison, de ses sens, pour se rendre à l’évidence que tout ce qui l’entoure atteste de l’existence d’un ordre global divin, beau, cohérent, sensé. Aussi, dans l’Islam classique, la Nature est-elle réputée constituer un « Coran cosmique » (al-qur’ân al-takwînî), reflet du Coran révélé (al-qur’ân al-tadwîn), où chaque créature constitue un signe (ayâ) au même titre que les versets coraniques appelés eux aussi ayât.

De la sorte, il n’existe pas d’opposition entre la Nature et l’humanité. Si dans la tradition judéo-chrétienne, l’homme marqué pour l’éternité par la stigmate du pêché originel est déporté sur une terre hostile, en Islam il y était destiné dès l’origine et c’est un être humain lavé de sa faute initiale – et fondamentalement bon – qui commence son séjour terrestre. Cette terre d’accueil est loin de constituer un adversaire ; Dieu l’a, au contraire, mise en état de combler l’humanité de ses bienfaits, l’homme n’a donc pas besoin de la soumettre. La Nature n’en est pas pour autant considérée comme étant au service exclusif de l’homme. Ibn Taymiyya (1263-1328), l’un des plus grands commentateurs du Coran, souligne ainsi très tôt que l’environnement naturel ne peut absolument pas être réduit à sa dimension utilitaire[53].

L’absence d’opposition, voire de séparation, entre l’homme et le monde naturel est le reflet du principe islamique fondamental d’unicité (tawhîd). Ce principe est entendu non seulement comme affirmation monothéiste, mais aussi, affirme Ibn ‘Arabi (1165-1240), comme expression de l’unité ultime de toutes les composantes de la création[54]. Sur cette base certains penseurs arrivent à la conclusion dès le XIIIème siècle, que tous les éléments de la création sont interdépendants et participent chacun au bien-être des autres[55].

Cette unité se retrouve également dans le fait que la Nature est considérée comme étant présente dans l’homme lui-même. Ce dernier est ainsi invité à se plonger dans le monde social et naturel et à y assumer sa propre nature (fitra), qu’elle soit spirituelle, sensuelle, intellectuelle ou autres. C’est pourquoi les théologiens musulmans considèrent l’Islam comme une religion primordiale (al-dîn al-fitra). Dans ce contexte toute injustice infligée à l’environnement naturel constitue une injustice portée contre la nature fondamentale de l’homme et inversement. La vie de l’individu, de la société et de la Nature constitue un noeud inextricable.

De là, découle l’une des responsabilités fondamentales attribuée par Dieu à l’homme : la vice-régence (al-khilâfa) sur la terre et l’ensemble des créatures. Il n’en est pas le maître, mais seulement le dépositaire. A ce titre, l’être humain peut jouir de l’usufruit de la Nature, comme d’ailleurs de l’usufruit de son propre corps. Mais cette jouissance se fait dans un monde mis en ordre par Dieu et dont l’ordonnancement même constitue le substrat permettant la vie humaine. L’homme aura donc – le moment venu – à répondre de ses actes au regard de l’ordre naturel. Il n’est pas pour autant livré à lui-même : l’Islam est la boussole qui doit lui permettre de cheminer sur la voie de la vice-régence sur terre.

Comme pour illustrer l’extrême importance de cette mission humaine, le Coran insiste sur le fait que l’attribution à l’homme de la responsabilité du devenir de la terre et de ses créatures pose des difficultés à Dieu. En premier lieu, ce n’est qu’après avoir été confronté au refus des cieux, de la terre et des montagnes d’assumer cette responsabilité que Dieu se tourne, presque en désespoir de cause, vers l’homme. En second lieu, l’attribution de cette vice-régence à l’homme suscite une forte résistance : celle provisoire de l’ensemble des anges, saisis d’effroi à l’idée de la catastrophe qui pourrait résulter de la décision de Dieu, puis celle définitive de l’un d’entre-eux blessé dans son orgueil, Satan.

Tout un ensemble de règles pratiques enrichies au fil des siècles découle de cette vision du monde. Elles se présentent sous la forme de normes de conduites comme par exemple l’attitude de révérence (taqwa), de juste mesure (qadr), d’équilibre (mîzân) vis-à-vis de l’ensemble de la création. Elles se présentent également sous une forme juridique dans la charî‘a, littéralement la Voie, le chemin vers la source d’eau. Même si – contrairement à une idée largement répandue – ce droit très flexible[56] se modifie constamment en fonction du contexte géographique et historique, il reste bien évidemment fidèle au fondement des conceptions islamiques de la Nature que ce soit en matière de droit de propriété, de prohibition du gaspillage, de protection des espaces naturels, de traitement des animaux ou encore de gestion de l’eau.

Il ne s’agit pas de dire que depuis la révélation coranique, les Musulmans sont par nature des adeptes de la « Deep-Ecology ». Des erreurs ont été faites ; comme d’autres communautés traditionnelles[57], les sociétés musulmanes ont sans doute été confrontées à des problèmes environnementaux dont elles étaient la cause. Il n’en demeure pas moins que la civilisation islamique est porteuse, à travers toute son histoire, d’une vision pacifiée des rapports entre l’homme et la Nature. Pour cela elle a longtemps été qualifiée avec dédain de « naturaliste » par certains théologiens chrétiens. Il est donc évident que l’Islam n’aurait probablement pas pu produire une conception aussi destructrice de l’environnement naturel que la modernité occidentale. En ce sens, l’Islam a un rôle à jouer dans la redéfinition absolument vitale et urgente des rapports entre l’homme et la Nature.

La pensée islamique contemporaine et la Nature

Au regard de la vision islamique classique du monde, on peut se gausser de la situation environnementale dans l’ensemble des pays musulmans. De l’Indonésie jusqu’au Maroc, la crise écologique est une réalité criante, peut-être plus frappante encore qu’en Occident.

Il faudrait pourtant être aveugle pour ne pas voir que le moment où l’Occident se lance dans la révolution industrielle est aussi le moment où il entreprend et conforte sa domination du monde, islamique notamment. La vague de décolonisation n’a pas fondamentalement changé la donne, bien au contraire[58], suscitant le désarroi de toute une génération de nationalistes comme par exemple dans la Tunisie indépendante. « Nous avions constitué un bastion arabe et islamique et le pays à l’opposé, s’occidentalisait : l’administration, la culture, l’Université, l’enseignement, les arts, les lettres, tout s’occidentalisait. Les gens ont commencé à se demander s’ils étaient encore vraiment dans leur pays »[59] se souvient Rached Ghannouchi, responsable du parti de la Renaissance, une organisation islamiste tunisienne interdite.

Qu’elle se traduise par la conquête militaire ou la cooptation d’élites locales « modernistes » ou « traditionalistes », cette domination et son cortège d’injustices socio-politiques, perdure jusqu’à ce jour. Comme partout ailleurs dans le monde, cette domination a visé – et vise toujours – en particulier les esprits, c’est-à-dire les structures idéologiques fondamentales des sociétés à conquérir et en l’occurrence ici l’Islam qualifiée selon les besoins du moment de religion fataliste, archaïque ou fascisante, mais dont la diabolisation connaît une remarquable continuité historique. En fait, comme le souligne le philosophe Jean-Claude Michéa, tout ce qui s’oppose à la « mise en progrès » d’une société par le mouvement modernisateur de l’économie et de la technologie est inévitablement perçu comme la forme privilégiée du mal politique[60].

Dans ce cadre, le simple fait qu’un Musulman ose formuler les réponses pratiques à ses problèmes immédiats en privilégiant le registre islamique[61] – au lieu de celui technique et économique de la modernité occidentale – suscite de l’hostilité, voire de la hargne. C’est ainsi toute une série d’écoles de pensée – avec bien évidemment leurs contradictions, leurs erreurs, leurs errements, mais aussi leurs vastes promesses – qui est indistinctement criminalisée sous les vocables interchangeables de fondamentalisme et d’intégrisme, voire d’islamo-terrorisme ou de jihadisme[62]. Comme l’Islam demeure malgré tout éminemment populaire en terre musulmane, ce sont des pans entiers des populations qui sont réprimés, torturés, exécutés, livrés à la barbarie terrible d’appareils militaro-policiers vidés de toute légitimité.

Face à cette situation déjà ancienne, on peut comprendre que la pensée islamique contemporaine – de la Nahda, la Renaissance intellectuelle islamique du XIXème siècle, à l’émergence des Frères Musulmans (1928) et à la révolution islamique iranienne (1979) – soit centrée sur la préservation des valeurs religieuses menacées et la promotion de la justice sociale.

Il est indéniable aussi que nombre de penseurs Musulmans, par delà la contestation de la domination de leurs pays par l’Occident ont été fascinés par la science et la technologie occidentales. Un savoir et un pouvoir perçus comme des outils neutres culturellement et idéologiquement, que le Musulman devait se faire un devoir de maîtriser pour rattraper son « retard ». Cette fascination était d’autant plus forte que l’histoire islamique n’a pratiquement pas connu de périodes conflictuelles entre la religion et la science. Les pays Musulmans n’ont donc pas échappé à la mode du développement, de l’industrialisation, et autres usines clés-en-main, qui a frappé la quasi-totalité des pays nouvellement indépendants.

Au-delà de cette fascination, des penseurs Musulmans ont aussi perçu assez tôt certains des dangers du projet prométhéen occidental. Ils ont discerné derrière la confrontation entre libéralisme et marxisme, l’inanité d’aspirations exclusivement fondées sur le bien-être matériel et ce que ces aspirations sous-tendent comme mutilation – à leurs yeux – de l’un des éléments fondamentaux de la nature humaine : la foi en l’unité de Dieu et de la création. Hassan al-Bana, le fondateur des Frères musulmans, affirmait à cet égard que face à l’évidence de l’échec de son projet matérialiste, l’Occident serait un jour tenaillé par une véritable « famine spirituelle »[63].

Ces penseurs n’ont sans doute pas perçu immédiatement le lien direct entre la violence faite à la nature primordiale de l’homme telle que vue par l’Islam et la violence faite à la Nature tout court. Dans leur sillage cependant – et malgré toutes les difficultés auxquelles est confronté le monde musulman – des courants intellectuels travaillent depuis des décennies déjà à articuler sur la vision islamique de la biosphère, une contribution à une sortie de la crise écologique contemporaine.

Le philosophe iranien Seyyed Hossein Nasr est l’un des tout premier à s’engager dans cette voie durant les années 1960[64] avant d’être suivi par d’autres dans les années 1980 et 1990. Outre une réactualisation générale de l’Islam au regard des défis écologiques, ces penseurs tentent de circonscrire les causes de la crise par une approche critique de la modernité[65]. Ils voient dans l’impasse actuelle, le symptôme d’un décrochage dramatique de l’Occident vis-à-vis de l’ordre naturel et le signe d’un éloignement préoccupant des Musulmans, et surtout de leurs gouvernements, des principes islamiques fondamentaux au regard de la biosphère[66]. Pour eux, la réislamisation des sociétés musulmanes constitue certes une avancée, mais elle ne doit pas s’emprisonner dans un ritualisme formel et oublier la responsabilité primordiale de l’homme dans le devenir de toutes les créatures terrestres. Il en résulte des positions très critiques sur les politiques de « développement » des États affichant leur islamité comme l’Arabie Saoudite ou la République islamique d’Iran[67]. Pour autant, les difficultés liées à l’hégémonie occidentale et aux injustices criantes en terre d’Islam ne sont pas niées[68].

Loin de produire un discours de victimisation, ces courants de pensée s’attachent à ouvrir aux Musulmans des perspectives écologiques pratiques. Des perspectives qui s’étendent de la question de la formation des imams, des docteurs en foi et des élèves des écoles coraniques à l’éthique environnementale islamique[69] jusqu’aux méthodes visant à renforcer la dimension écologique de la charî‘a[70], en passant par l’utilisation des médias (les sermons de la prière du vendredi, la télévision par exemple) et la redécouverte des technologies traditionnelles (irrigation, médecine notamment). Dans ce cadre, l’Islam n’est pas instrumentalisée par la prise de conscience écologiste. Tout au contraire, cette prise de conscience est vue comme un rappel à en revenir aux enseignements islamiques fondamentaux.

Au regard de la situation actuelle, il apparaît douteux que ces courants puissent mener sereinement leur tâche à son terme et plus douteux encore qu’ils puissent disposer du pouvoir de mettre en œuvre chez eux leur vision du monde. Certes, les régimes des pays musulmans – pratiquement tous soutenus par les pays occidentaux[71] – s’essoufflent à réprimer leurs propres peuples. Mais une nouvelle croisade est en cours sous l’égide du conglomérat hétéroclite mêlant néo-conservateurs pro-likoud israélien, églises évangéliques[72] et complexe militaro-pétrolier au pouvoir à Washington[73]. Ces derniers hésitent encore à affirmer clairement qu’il s’agit d’une croisade, mais à l’instar de Samuel Huntington la situation est pour eux d’une grande limpidité : « le caractère belliqueux et violent des pays musulmans est un fait que personne, musulman ou non-musulman, ne saurait nier. (…) L’Islam serait, dès l’origine une religion du glaive qui glorifierait les vertus militaires. Il a pris naissance parmi des « tribus nomades de Bédoins belliqueux » et cette violence est inscrite dans son cœur même. »[74]

Sur la base d’un tel constat, la « contre-violence » américaine est présentée comme une nécessité, plaidant en faveur d’une stratégie militaire ciblant l’ensemble des pays musulmans sous le vocable euphémisé de « Grand Moyen-Orient ». Comme l’affirme Thomas Donnelly, l’une des figures de proue du courant néo-conservateur américain, « la mise en œuvre de la stratégie militaire (américaine) dans le monde islamique prendra de toute évidence des années, si ce n’est des décades. (…) Elle doit prioritairement nous permettre de conserver la capacité d’initiative acquise après le 11 septembre en Afghanistan et en Irak. Dans l’immédiat, nous devons nous efforcer de maintenir nos adversaires sur la défensive tandis que l’entreprise de transformation de la culture politique du monde islamique prendra du temps.  »[75]

Compte tenu des moyens militaires limités des pays musulmans et de leurs divisions aussi bien internes qu’externes, il apparaît évident, souligne l’historien Emmanuel Todd, qu’avec cette nouvelle croisade contre l’Islam, « l’armée américaine retrouve une certaine tradition militaire, celle des guerres indiennes. »[76]

Comment l’Europe réagira-t-elle ? Sur tout le continent – et jusqu’en Russie -, l’idéologie dominante est celle d’un rejet résolu de l’Islam[77]. Cette situation présente quelques similitudes avec le basculement radical des années 1930 dans l’antisémitisme et pourrait aboutir – les mêmes causes produisant les mêmes effets – à la mise en œuvre d’une projet ethnocidaire, voire génocidaire[78]. En France – pays européen comptant le plus grand nombre de Musulmans et qui pour cela a valeur de test – des personnalités peuvent se déclarer publiquement islamophobes sans susciter de vagues de réprobation. Cette islamophobie[79] n’est pas seulement verbale, elle se traduit déjà par une montée des violences physiques à l’encontre des Musulmans et de leurs lieux de culte[80]. Comment dans ce contexte, ne pas faire le rapprochement avec la situation prévalant dans les prisons françaises ? Même si au pays des droits de l’homme, être de confession musulmane ne constitue pas un délit, du moins pas encore, il est tout de même curieux que, comme le remarque le sociologue Farhad Khosrokhavar, « les Musulmans forment la majorité de la population carcérale, leurs taux (dépassant) les 50%, avoisinant parfois les 70%, voire les 80% dans les prisons proches des banlieues, soit huit prisonniers sur dix. Or ils ne représentent que 7 à 8% de la population française. »[81]

Si cette hostilité croissante venait à se confirmer, les rancoeurs plutôt limitées des populations musulmanes vis-à-vis du monde occidental seront probablement amenées à grandir et avec elles la demande d’un Islam de combat, donnant corps à la prophétie auto-réalisatrice du « choc des civilisations ». Là où les dictatures locales et certaines officines occidentales peinaient à susciter un Islam sectaire et guerrier, conforme aux fantasmes dominants[82], ce dernier pourrait connaître un nouvel élan. O combien paraîtrait alors ridicule et dérisoire, naïf, l’effort de ceux et de celles qui s’efforcent, en terre d’Islam comme en terre occidentale ou ailleurs, de réconcilier l’homme et la Nature, l’homme avec lui-même.


Notes :

[1] Pierre Bourdieu : Contre-feux. Liber Raisons d’agir, Paris, 1998, p. 25.

[2] Discours de remerciement prononcé par le Professeur Peter Barrett, Directeur du centre de recherche pour l’Antarctique de l’Université de Victoria (Wellington, Nouvelle-Zélande) à l’occasion de l’attribution de l’une des plus hautes distinctions scientifiques néo-zélandaises pour l’ensemble de sa carrière. Une version initiale du projet de discours mise en circulation la veille parlait de « disparition de l’humanité » en lieu et place de « disparition de la civilisation telle que nous la connaissons ». (« Global warming expert predict the end », Australian Associated Press, 18 novembre 2004).

[3] Peter Schwartz and Doug Randall : An Abrupt Climate Change Scenario and Its Implications for United States National Security. October 2003 (http://www.ems.org/climate/pentagon_climate_change.html). En français : Scénario de changement climatique brutal et implications pour la sécurité nationale des Etats-Unis (http://paxhumana.info/article.php3 ?id_article=427). Voir également Mark Townsend and Paul Harris : « Now the Pentagon tells Bush : climate change will destroy us », The Observer, Sunday, February 22, 2004 ; David Stipp : « The Pentagon’s Weather Nightmare  », Fortune, Monday, January 26, 2004.

[4] Jean-Marc Jancovici : un petit discours prononcé lors de la présentation à la presse du film “Le Jour d’Après”, Paris, 3 mai 2004.

[5] Ces chiffres sont issus du dernier rapport du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC). Ce document datant de 2001 représente le consensus scientifique le plus récent et le plus large sur la question du réchauffement climatique et de son impact. (Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC) : Climate Change 2001. Synthesis Report. 2001).

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[6] Toutefois, la fonte des glaciers terrestres du Groenland et de l’Antarctique se traduirait par une hausse du niveau des mers de l’ordre de 12 mètres, or ces deux régions sont parmi celles qui connaissent le réchauffement le plus rapide de toute la planète.

[7] Selon une étude menée par 300 chercheurs, la calotte glaciaire pourrait totalement disparaître durant l’été à l’horizon 2070. Jamie Wilson : « Global warming ’will leave Arctic ice-free’ », The Guardian, Wednesday November 3, 2004.

[8] Andrew C. Revkin : « Global Warming Is Expected to Raise Hurricane Intensity », Los Angeles Times, September 30, 2004.

[9] Gaby Hinsliff and Robin McKie : « Devastation linked to global warming », The Observer, Sunday September 12, 2004.

[10] Daniel Glick : « Le grand dégel », National Geographic-France, Octobre 2004.

[11] Huit milliards d’individus en 2020 contre 6,3 milliards actuellement.

[12] John Aglionby : « Global warming has cut yields, say scientists », The Guardian, Thursday July 1, 2004.

[13] Paul Brown : « An unnatural disaster », The Guardian, Thursday January 8, 2004.

[14] Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), op. cit.

[15] Lorsque la température moyenne planétaire était de 5 à 6 degrès plus faible qu’aujourd’hui une partie de l’Europe (jusqu’à l’Allemagne incluse) et de l’Amérique du Nord (jusqu’au Canada inclus) était couverte d’un glacier de 3 kilomètres d’épaisseur tandis que le niveau des mers avait baissé de 120 mètres. Voir Hervé Le Treut et Jean-Marc Jancovici : L’effet de serre. Allons-nous changer le climat ? Editions Flammarion, coll. Champs, Paris, 2004, p. 103.

[16] Jean-Marc Jancovici : un petit discours prononcé lors de la présentation à la presse du film “Le Jour d’Après”, op. cit.

[17] Voir les chiffres détaillés fournis par Kevin A. Baumer and Nancy Kete : « The US, Developing Countries, and Climate Protection : Leadership or Stalemate ? », World Resources Institute Issue Brief (Climate, Energy & Pollution Program), June 2001.

[18] Lynn White : « Historical roots of our ecological crisis », Science 155 : 1203-1207, 1967.

[19] La Bible de Jerusalem. Editions du cerf, Manchecourt, 1998, (Genèse, Chapitre 1).

[20] La Bible de Jerusalem, op. cit., (Genèse, Chapitre 2).

[21] Clive Ponting : A Green History of the World. The Environment and the Collapse of Great Civilisations. Penguin Books, London, 1991, p. 144.

[22] Eugen Drewermann : Le progrès meurtrier. La destruction de la Nature et de l’être humain à la lumière de l’héritage du christianisme. Stock, Paris, 1993, p. 108.

[23] Jean-Marie Pelt : « Écologie et christianisme : un dialogue à renouer », L’Écologiste, v. 4, n. 1, Février 2003.

[24] René Descartes : Discours de la méthode. Flammarion, coll. GF, Paris, 2000.

[25] Benoit Garnot : Société, cultures et genres de vie dans la France moderne (XVIème-XVIIème siècle). Ed. Hachette Supérieur, coll. Carré Histoire, Paris, 1991, p. 137.

[26] La France constitue l’épicentre de ce phénomène de rejet radical du divin. Ce rejet – sans doute sans précédent dans l’histoire de l’humanité – constitue l’un des éléments centraux dans la formation d’une conscience nationale française. Il ne peut bien sûr qu’être interprété au regard de la violence de l’Église de l’époque, mais il a aussi pour effet pervers d’être porteur d’une assimilation – très ethnocentriste – de toutes les religions à l’Église et donc d’un rejet viscéral de tout sentiment religieux, sauf s’il s’enracine dans un contexte « folklorique », « exotique » ou historique lointain (à l’instar de l’Égypte des Pharaons).

[27] Par ailleurs, la séparation entre science et éthique, faits et valeurs, objectivité et subjectivité, est un instrument puissant de promotion de l’idée d’une universalité de la science et de la technologie modernes ; on croit sincèrement qu’en se libérant des valeurs morales et des tabous judéo-chrétiens, elles se sont du même coup émancipées de tout référent culturel.

[28] Anton Stres : « Les racines anthropologiques et culturelles de la crise écologique ». Rencontre des délégués pour l’environnement de la conférence épiscopale européenne, Celje, Slovenie, 27 au 30 mai 1999.

[29] Lynn White, op. cit.

[30] Serge Latouche  : La planète uniforme. Climats, coll. Sisyphe, Paris, 2000, p. 69.

[31] En d’autres termes, l’ « évolution » de l’humanité continue à être évaluée à l’aune de la croissance de la production, c’est-à-dire principalement à l’aune de la transformation et de la destruction de l’environnement naturel.

[32] Benoit Garnot, op. cit., pp. 138-139.

[33] Voir Eric J. Hobsbawm : L’ère des révolutions, 1789-1848. Fayard, coll. Pluriel, Paris, 2002, notamment, pp. 263-268.

[34] En 1812, le parlement britannique adopte une loi punissant les « saboteurs » de la peine de mort. Plusieurs dizaines d’entre-eux sont ainsi pendus tandis que plus de 10.000 soldats sont envoyés dans les régions rebelles. Voir Kirkpatrick Sale : « The Achievements of `General Ludd’. A Brief History of the Luddites », The Ecologist, v. 29, n. 5, Aug/Sep 1999.

[35] Jean-Marc Mandosio : Après l’effondrement. Editions de L’Encyclopédie des nuisances, 2000, p. 202.

[36] Les mobilisations guerrières et l’accomplissement de l’« œuvre coloniale » contribuent également à tourner vers l’extérieur – qu’il s’agisse de la Nature ou de l’Autre (le nègre, le basané, le jaune, le rouge) – la violence et la contre-violence terribles générées à l’intérieur des sociétés européennes par l’industrialisation.

[37] Berceau historique de la modernité, la France ressent ce désenchantement avec sans doute plus d’acuité que le reste du monde occidental. Quarante millions de boites d’anti-dépresseurs ont été vendues en 2002 (soit près de sept fois le niveau de 1980) tandis qu’un français sur quatre est sous tranquillisant ou anti-dépresseur. En outre, les psychiatres font face à une explosion du nombre de leurs patients et se voient sommés de traiter une souffrance sociale croissante que les travailleurs sociaux ne parviennent plus à prendre en charge. Le décès de 15.000 personnes âgées lors de la canicule de l’été 2003 a de surcroît révélé l’ampleur de l’anomie frappant la société française, l’isolement social étant la principale cause de cette surmortalité. Voir respectivement Cécile Prieur : « Antidépresseurs : enquête sur un inquiétant succès », Le Monde, 11 novembre 2004 ; Cécile Prieur  : « La psychiatrie française se penche sur ses propres maux », Le Monde, 6 juin 2003 ; Cécile Prieur : « Une enquête décrit l’ampleur des troubles psychiques en France », Le Monde, 24 octobre 2004 ; Jon Henley : « Depressed, moi ? Why the French are driven to drugs », The Guardian, Saturday November 8, 2003  ; Bertrand Bissuel : « Débordés, des travailleurs sociaux s’inquiètent de la crise des systèmes de solidarité », Le Monde, 26 octobre 2004 ; Institut national d’Études démographiques : « La canicule d’août 2003 : Combien de morts ? Qui est mort ? », Fiche de l’INED, Octobre 2003. Pour un témoignages poignant sur ce désenchantement voir Baudouin de Bodinat : La vie sur terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes (Tome Premier). Éditions de L’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 1996.

[38] Ces deux guerres, les plus meurtrières de l’histoire de l’humanité, opposent essentiellement – est-ce un hasard ? – des pays qui constituent l’épicentre de la modernité.

[39] L’opinion publique a été particulièrement marquée par les marées noires (Torrey-Canyon en 1967, Amoco Cadiz en 1978, entre autres) ainsi que les drames chimiques (Seveso en 1976, Bhopal en 1984 notamment) et nucléaires (Three Mile Island en 1979 et surtout Tchernobyl en 1986).

[40] La profusion alimentaire montre son revers avec les conséquences sanitaires de l’agriculture moderne (crise de la « vache folle », « tremblante du mouton », diffusion des Organismes génétiquement modifiées (OGM) en particulier).

[41] Le scepticisme vis-à-vis de la médecine contemporaine est notamment alimenté par les interrogations sur l’acharnement thérapeutique, sur l’efficacité d’une approche de plus en plus hyperspécialisée et fragmentée, perdant de vue l’intégrité psychique et physique de l’humain, ainsi que sur certaines catastrophes supposées comme l’origine médicale accidentelle du HIV. Voir sur ce dernier point l’enquête remarquablement documentée de Edward Hooper : The River, a journey back to the source of HIV and Aids. Penguin Books, London, 2000.

[42] Voir Dieter T. Hessel and Rosemary Radford Ruether (ed.) : Christianity and Ecology. Seeking the Well-Being of Earth and Humans. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2000.

[43] Hava Tirosh-Samuelson (ed.) : Judaism and Ecology. Created World and Revealed World. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2002.

[44] Voir Jean-Paul Bozonnet et Joel Jakubec (dir.) : L’écologisme à l’aube du XXIème siécle. De la rupture à la banalisation ? Éditions Georg, Genève, 2000.

[45] Avec la thématique « féministe », l’approche « écologiste » constitue un nouvel argument légitimant les pratiques de domination internationale. Un argument qui vient s’ajouter aux thèmes plus classiques de la promotion de la « liberté », des « droits de l’homme » et de la «  démocratie ».

[46] Georges Rossi : L’ingérence écologique. Environnement et développement rural du Nord au Sud. CNRS Éditions, Paris, 2000, pp. 55-56.

[47] Serge Latouche : La planète des naufragés. Essai sur l’après-développement. La Découverte, coll. Cahiers libres/essais, Paris, 1991, p. 34.

[48] « Réussite » qui ne peut se comprendre qu’au regard de l’entreprise de destruction systématique des fondements traditionnels de la société chinoise durant la révolution culturelle de la fin des années 1960 et du début des années 1970. De la même manière, la « réussite » passée de la « modernisation » de l’URSS doit sans doute beaucoup au rouleau compresseur de la révolution soviétique.

[49] Une erreur commune consiste à qualifier de « repli identitaire » cette démarche et à en rechercher la cause dans l’exclusion de ces populations du « grand banquet occidental » – dont l’existence reste à démontrer – ainsi que de la frustration qui en résulterait.

[50] Voir en particulier pour chacun de ces grands courants de pensée l’exceptionnelle richesse des contributions contenues dans : Christopher Key Chapple and Mary Evelyn Tucker (ed.) : Hinduism and Ecology. The Intersection of Earth, Sky and Water. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2001 ; Mary Evelyn Tucker and Ducan Riukan Williams (ed.) : Buddhism and Ecology. The Interconnection of Dharma and Deeds. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 1997 ; Mary Evelyn Tucker and John Berthrong (ed.) : Confucianism and Ecology. The Interrelation of Heaven, Earth and Humans. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 1998 ; N. J. Girardot, James Miller and Liu Xiaogan (ed.) : Daoism and Ecology. Ways within a Cosmic Lanscape. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2001.

[51] Voir John A. Grim (ed.) : Indigenous Traditions and Ecology. The Interbeing of Cosmology and Community. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2001.

[52] Jacques Berque : « Quel Islam ? », Le Temps stratégique, n. 64, juin 1995.

[53] Mawil Yousuf Izzi Deen (Samarrai) : « Islamic Environmental Ethics » in J. Ronald Engel and Joan Gibb Engel (ed.) : Ethics of Environment and Development. University of Arizona Press, Tucson, 1990, p. 190.

[54] Richard C. Poltz : « Islam Environmentalism. A Matter of Interpretation » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.) : Islam and Ecology. A Bestowed Trust. Harvard University Press, Religion of the world series, Cambridge, Massachusets, 2003.

[55] Abd-al-Hamid : « Exploring the Islamic Environmental Ethics » in A. R. Agwan (ed.)  : Islam and the Environment. Synergy Books International, Kuala Lumpur, 1997.

[56] Cette flexibilité permet à l’Islam de s’inscrire dans des sociétés aux traditions matriarcales (comme par exemple aux Comores ou dans certaines régions d’Indonésie) alors qu’il s’enracine dans les communautés patriarcales de la péninsule arabique.

[57] Voir sur ce point Clive Ponting, op. cit.

[58] Voir Serge Latouche : L’occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire. La Découverte, coll. Agalma, Paris, 1991.

[59] Cité par François Burgat : L’islamisme en face. La Découverte-Poche, coll. Essais, Paris, 2002, p. 50.

[60] Jean-Claude Michéa : L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes. Climats, coll. Micro-climats, Castelnau-le-Lez, 1999, pp. 129-130.

[61] Cette recherche de solutions locales concrètes et collectives aux difficultés contemporaines du monde musulman à la lumière de la tradition constitue précisément la définition de l’islamisme.

[62] Alors même que l’« islamisme radical » constitue une tendance ultra-minoritaire de l’islamisme et plus largement de l’Islam contemporain (voir ce point l’étude de terrain de Carrie Rosefsky Wickham : Mobilizing Islam. Religion, Activism and Political Change in Egypt. Columbia University Press, New-York, 2002). C’est un peu comme si l’existence des Brigades Rouges italiennes, de la Fraction Armée Rouge allemande et d’Action Directe en France avait suffi à criminaliser toute la gauche européenne des années 1970. La tentation d’une telle criminalisation n’en a pas moins existé et réapparaît de nos jours à travers des commentaires tentant d’établir un lien entre altermondialisme et terrorisme (voir par exemple Jean Chichizola et Christophe Cornevin : « Chantage AZF : le travail de bénédictin de la police », Le Figaro, 6 mars 2004)… De surcroît les groupes islamistes radicaux les plus violents ont souvent des rapports pour le moins surprenants avec les services de renseignements occidentaux et locaux.

[63] Cité par Tariq Ramadan : Aux sources du renouveau musulman. D’al-Afghani à Hassan al-Bana, un siècle de réformisme islamique. Bayard Editions, coll. Religions en dialogue, Paris, 1998, pp. 368-369.

[64] Seyyed Hossein Nasr : The Encounter of Man and Nature. The Spiritual Crisis of Modern Man. Allen & Unwin, London, 1968.

[65] Voir Yasin Dutton : « The Environmental Crisis of Our Time : A Muslim Response » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.), op. cit.

[66] Voir S. Nomanul Haq : « Islam and Ecology : Toward Retrieval and Reconstruction  » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.), op. cit.

[67] Voir Mawil Izzi Dien : « Islam and the Environment : Theory and Practice  » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.), op. cit.

[68] Voir Seyyed Hossein Nasr : « Islam and the Environmental Crisis » in A. R. Agwan (ed.), op. cit.

[69] Voir Ibrahim Ozdemir : « Toward an Understanding of Environnemental Ethics from a Qur’anic Perspective » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.), op. cit.

[70] Voir Othman Abd-ar-Rahman Llewellyn : « The Basis for a Discipline of Islamic Environmental Law » in Richard C. Foltz, Frederick M. Denny and Azizan Baharuddin (ed.), op. cit.

[71] L’Égypte par exemple où croupissent des milliers de prisonniers politiques (islamistes, communistes ou simplement démocrates) et où la torture est généralisée est le second plus important récipiendaire d’aide américaine après Israël. Les deux tiers de ce soutien sont affectés sous forme d’aide militaire, ce qui se passe de tout commentaire.

[72] Alan Cooperman and Thomas B. Edsall : « Evangelicals Say They Led Charge For the GOP », Washington Post, Monday, November 8, 2004.

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[73] Cette croisade doit être placée au regard du refus américain (ce pays étant le plus important émetteur de gaz carbonique au monde) de ratifier le protocole de Kyoto, seul instrument international de lutte contre le réchauffement climatique. On retrouve de ce fait dans la politique américaine les deux principes de base du rouleau compresseur de la modernité : l’écrasement des structures humaines se réclamant de la tradition et la poursuite résolue du projet de domination de la biosphère.

[74] Samuel P. Huntington : Le choc des civilisations. Odile Jacob, Paris, 1997, p. 287 et p. 292.

[75] Thomas Donnelly : « Force, Size and Strategy », American Enterprise Institute, September 2004.

[76] Emmanuel Todd : Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain. Gallimard, Paris, 2002, p. 166.

[77] Promu au rang de nouvelle menace, l’épouvantail du « péril vert » détourne les populations occidentales de leur soif de justice sociale à un moment où les inégalités ne cessent de croître. L’imminence de ce « péril » légitime en outre le renforcement constant des appareils de surveillance et de répression, la France constituant sur ce point un modèle envié par les autres États occidentaux. Voir Craig Whitlock : « French Push Limits in Fight On Terrorism, Wide Prosecutorial Powers Draw Scant Public Dissent », Washington Post, Tuesday, November 2, 2004.

[78] Ni la technologie militaire, ni les volontés – plus ou moins conscientes – pour réaliser un tel objectif ne paraissent manquer.

[79] Vincent Geisser : La nouvelle islamophobie. La Découverte, coll. Sur le vif, Paris, 2003.

[80] Xavier Ternisien : La France des mosquées. Albin Michel, Paris, 2002.

[81] Farhad Khosrokhavar : L’islam dans les prisons. Voix et regards. Galland, Paris, 2004, p. 11.

[82] Sur la prétendue barbarie islamiste en Algérie par exemple, voir entre autre Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire : Françalgérie. Crimes et mensonges d’État. La Découverte, Paris, 2004 ; Habib Souaïdia : La sale guerre. Le témoignage d’un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne. La Découverte, Paris 2001 ; Nesroulah Yous : Qui a tué à Bentalha ? Algérie, chronique d’un massacre annoncé. La Découverte, Paris, 2000.

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