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Exit Hannah Arendt, II (La mystification du système totalitaire)

Absorbant toutes les activités humaines pour leur donner une signification univoque, le totalitarisme, pour Hannah Arendt, est un système qui transcende ses incarnations particulières. Peu importent alors les différences concrètes entre communisme et nazisme. L’abstraction du concept de totalitarisme, chez la philosophe, l’exonère d’une analyse proprement historique du phénomène. Appareil destructeur livré à sa propre démesure, le totalitarisme y revêt les traits d’une entité abstraite et homogène. Déconnectée de l’histoire réelle, l’idéologie paraît se suffire à elle-même, exercer ses effets en toute autonomie, modeler le cours des événements à son image : c’est la « logique d’une idée ».

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le spectre du totalitarisme, chez Arendt, plane au-dessus de l’histoire réelle et de ses affrontements de classe. Occultant la genèse historique des deux mouvements, cette théorisation ignore l’opposition irréductible entre communisme et nazisme. Elle fait comme si la mystique de la race et l’idéal prolétarien étaient de même nature. Elle passe résolument sous silence la relation structurelle entre nazisme et capitalisme. Mais il y a pire : en élevant le concept de totalitarisme à la dignité d’un principe explicatif, elle occulte la visée exterminatrice qui caractérise l’entreprise nazie, le racisme structurel qui organise sa vision du monde, son acharnement meurtrier contre les populations civiles.

L’inexactitude des analyses de Hannah Arendt, cependant, ne porte pas seulement sur l’idéologie respective des deux régimes. Sa théorie du système concentrationnaire se déploie en dehors de toute description factuelle. Elle soumet aux mêmes catégories apparemment rationnelles deux institutions radicalement différentes. Contrairement aux camps nazis, le système carcéral soviétique n’obéissait pas à une logique d’extermination, mais de punition et de rééducation. Le nombre des victimes du régime nazi est incommensurable à celui d’un système répressif soviétique dont 90 % des détenus étaient de droit commun, et dont la plupart sont revenus vivants.

L’impuissance du modèle à rendre compte du réel est aussi flagrante lorsque la philosophe attribue au système totalitaire une politique étrangère agressive, ouvertement vouée à la conquête du monde. « Comme un conquérant étranger, le dictateur totalitaire considère les richesses naturelles et industrielles de chaque pays, y compris le sien, comme une source de pillage et un moyen de préparer la prochaine étape de l’expansion agressive », écrit-elle dans Le système totalitaire (1949). En décrivant comme une propriété intrinsèque du totalitarisme ce qui constitue la pratique constante des puissances occidentales, Hannah Arendt se livre à une singulière manipulation. Si la conquête et le pillage sont des pratiques totalitaires, pourquoi ne pas en déduire le caractère totalitaire de ces démocraties qui possèdent un empire colonial ?

Le mythe des « jumeaux totalitaires » accrédité par Hannah Arendt a beau défier le bon sens, il n’en a pas moins procuré un répertoire inépuisable à la réécriture de l’histoire. Il a permis à l’idéologie dominante de tirer un trait sur la réalité d’un conflit où l’Armée rouge a payé le prix fort pour liquider la machine de guerre hitlérienne. Une interprétation fallacieuse des événements qui est illustrée, à nouveau, lorsque la philosophe écrit en 1966, dans une note ajoutée au même ouvrage, que « contrairement à certaines légendes de l’après-guerre, Hitler n’eut jamais l’intention de défendre l’Occident contre le bolchevisme, mais resta toujours prêt à s’allier aux Rouges pour la destruction de l’Occident, même au plus fort de la lutte contre l’Union soviétique ».

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Affirmation totalement absurde, mais peu importe : la matérialité des faits a l’obligeance de s’effacer devant les exigences d’une démonstration dont les prémisses sont erronées. Nazisme et stalinisme représentant deux variantes d’un même modèle, ils ne pouvaient pas s’engager dans une lutte à mort. Ainsi Hitler est-il censé être l’allié naturel de Staline. Mais si Hitler envisageait de s’allier aux Rouges, comment expliquer l’extrême brutalité de la guerre menée par les nazis contre l’URSS, laquelle tranche avec leur attitude, beaucoup plus respectueuse des usages de la guerre, sur le front de l’Ouest ?

« Idéologie et terreur », selon Hannah Arendt, sont les deux caractéristiques du régime totalitaire. Le problème, c’est qu’elles définissent parfaitement la domination impitoyable infligée par les puissances européennes aux peuples colonisés. Si l’on fonde la thèse de la gémellité des régimes totalitaires sur l’usage de la terreur, que faut-il déduire de son usage massif sous le régime colonial ? Comment ignorer la relation entre une idéologie justifiant la déshumanisation des « races inférieures » et la violence meurtrière qui est l’essence même du colonialisme ? En exemptant les puissances démocratiques des abominations qu’elles commettent, Arendt exclut subrepticement le génocide colonial de la dignité du concept de totalitarisme.

Si un tel concept désigne une réalité, il faut donc admettre qu’elle n’est ni une nouveauté ni une exception. L’inconvénient de la pensée de Hannah Arendt, c’est qu’après avoir éliminé les faits qui démentent son interprétation, elle enfile les abstractions comme on enfile des perles. Mais ces prouesses conceptuelles laissent la pensée orpheline d’une matière historique qu’elle a décidé d’ignorer. A l’évidence, le succès de sa doctrine ne tient pas à sa valeur heuristique, mais à l’idéologie de guerre froide adoptée par la philosophe au lendemain de son exil américain. Cet opportunisme lui a valu une consécration académique et une promotion médiatique dont l’inscription au fronton de l’institution scolaire, en France même, est l’illustration saisissante. Aussi demeurons-nous comme ligaturés par les biais cognitifs d’une pensée que nous devrions plutôt abandonner, comme dirait Marx, à la critique rongeuse des souris.

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