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La tentative de domestication d’Al-Jazira (Part 2/2)

Qatar : Un rebut de luxe pour recyclage haut de gamme

Al-Jazira, un rôle prescripteur de l’opinion internationale

La mise en place d’Al Jazira constitue un bel exemple d’équilibrisme diplomatique de ce petit pays face aux ambitions des protagonistes du jeu régional et la tentative de domestication de la chaîne transfrontière arabe constitue à cet égard un cas d’école.

« Al-Jazira », dont le nom a été forgé par référence à « AL-Jazira Al-Arabia » la verdoyante Péninsule arabique, l’espace géographique regroupant les principautés pétrolières du Golfe, l’Arabie saoudite et le Yémen, l’ancienne « Arabia Felix » (l’Arabie Heureuse) des premiers temps de l’Islam, est bel et bien en effet une excroissance rebelle de l’ordre médiatique saoudien, tout comme d’ailleurs sur le plan politique Oussama Ben Laden, une excroissance rebelle de l’hégémonie saoudienne sur l’ordre domestique arabe.

Son lancement en 1996, l’année qui a suivi la crise d’hémiplégie qui a frappé le Roi Fahd, le grand frère saoudien dont l’Emir putchiste de Qatar en prenait ombrage, répondait à trois objectifs :

• dédouaner aux yeux de l’opinion arabe l’Emir de Qatar de la lourde tutelle occidentale qui a parrainé son parricide politique,

• doter la principauté d’une force de frappe médiatique dissuasive en vue de marquer son territoire sur le plan énergétique au sein de la constellation des pétromonarchies du Golfe

• battre en brèche l’hégémonie saoudienne sur la sphère arabe, en prenant partiellement appui sur une équipe journalistique formée hors orbite de la censure arabe, -le service arabe de la BBC (British Broadcasting Corporation)-, victime de l’arbitraire saoudien (1).

En moins d’une décennie, « Al-Jazira » a rempli ses objectifs, brisant le monopole du récit médiatique détenu par les médias occidentaux depuis l’avènement de l’information de masses, il y a un demi siècle, se propulsant au rang de grand rival des grands vecteurs occidentaux, le prescripteur de l’opinion publique arabe, l’artisan du débat pluraliste au sein du monde arabe.

Une promotion qui a conduit les Américains à entreprendre méthodiquement sa domestication, particulièrement depuis la guerre d’Afghanistan. En vain.

Tout commence par un coup de semonce : Le 7 octobre 2001, un mois après les attentats anti-américains, CNN signe un accord de « partenariat exclusif » avec la filiale américaine d’Al-Jazira « News Gathering » assurant à la chaîne de référence internationale d’information continue, un « contrat d’approvisionnement prioritaire » des documents notamment les cassettes vidéo consignant les déclarations d’Oussama Ben Laden, le chef d’Al-Qaîda, dont la chaîne qatariote en avait la quasi-exclusivité en raison de la présence ancienne à Kaboul d’un correspondant permanent bien avant le déclenchement des hostilités.

L’administration américaine riposte le lendemain en demandant aux grands réseaux américains (ABC, CBS, NBC, CNN et Fox) de ne plus diffuser les messages télévisés de Ben Laden au nom des impératifs de la sécurité nationale, accompagnant cette interdiction d’une démarche de protestation diplomatique auprès du gouvernement de Doha contre la « rhétorique incendiaire » de la chaîne arabe.

Le passage à l’acte intervient un mois plus tard avec le bombardement du siège d’Al-Jazira à Kaboul en pleine offensive américaine contre les Taliban. Au titre de dommage collatéral. L’argument commode de plus en plus en usage depuis la première Guerre d’Irak (1990-91) pour justifier parfois les bévues préméditées.

Le chef du bureau de la chaîne qatariote en Afghanistan, est, il est vrai, le contraire d’un journaliste mondain : Tayssir Allouni, syrien naturalisé espagnol résidant à Madrid, fin connaisseur de la réalité afghane, dûment accrédité à Kaboul auprès des Taliban, avait été auparavant durant la guerre anti-soviétique un des principaux interlocuteurs des combattants islamiques.

Le coup de semonce tiré, survient alors le temps de l’apaisement, suivi d’une curieuse entreprise de séduction intimidation. Alors que l’offensive anti-taliban touchait à sa fin, une dame qui plus est diplomate, l’ambassadrice des Etats-Unis à Doha, Maureen Queen, va se livrer à une opération de charme diplomatique à l’occasion de la fin du Ramadan. Pour délivrer son message, un Iftar, le repas qui marque traditionnellement la rupture du jeûne musulman, lui en donnera la possibilité, qu’elle organisera, à sa résidence, avec en invité d’honneur l’équipe rédactionnelle d’Al-Jazira qu’elle accueillera d’un retentissant compliment à faire pâlir d’envie tous les scribes des institutions médiatiques arabes et occidentales. « Merci pour l’admirable prestation journalistique que vous avez assurée dernièrement », gratifie-t-elle le Directeur de la chaîne, Mohamad Jassem Al-Ali.

Surpris par tant de chaleur, inhabituelle dans les échanges entre sa chaîne et l’administration américaine, des journalistes chercheront à s’enquérir d’un éventuel malentendu alors que la veille même le Secrétaire à la Défense Ronald Rumsfeld avait qualifié d’« effroyable » les prestations d’Al-Jazira. Tout sourire l’ambassadrice rétorquera : « Je ne suis pas journaliste, mais diplomate et en tant qu’Américains nous respectons la liberté de la presse » (2). Mais au vu des développements ultérieurs il est à parier qu’il faudra plus d’un Iftar pour apaiser les relations entre l’Amérique et le Monde arabe.

L’intermède sera de courte durée. La pression monte d’un cran un an plus tard, le 12 novembre 2002. Alors que les Etats-Unis mobilisaient l’opinion internationale pour l’invasion de l’Irak et cherchaient une base de repli à leur QG saoudien, un média saoudien laisse opportunément filtrer ce jour là, sur son site Internet « Arabic news.com », une information apparemment puisée aux meilleurs sources américaines et saoudiennes annonçant « une tentative de coup d’état » contre l’Emir de Qatar Cheikh Hamad Ben Issa al-Khalifa « déjouée par les Etats-Unis ».

L’information laconique ne mentionnait ni les auteurs de la tentative, ni la date à laquelle elle a été déjouée. Fomentée par qui ? Déjouée comment ? Tentative fomentée et simultanément déjouée par le même opérateur ? Coup d’état par simulation virtuelle ?

Quiconque connaît le fonctionnement de la presse saoudienne, particulièrement la censure en temps de guerre, pareille information bienvenue pour la diplomatie américaine et saoudienne n’aurait jamais pu filtrer sans l’assentiment des autorités de tutelle tant saoudiennes qu’américaines. Le message sera entendu par le Qatar qui dans un geste de bonne volonté signera le lendemain un accord de coopération avec le Paraguay, une prestation de service qui serait en fait une opération de couverture pour les services américains en Amérique latine.

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La pression est de nouveau mise lors de la phase finale de l’offensive américaine en Irak : le 8 avril 2003, jour de la chute de Bagdad, l’hebdomadaire américain « Newsweek » annonce à grands renforts de publicité une information sans véritable lien avec la conduite de la guerre : le lancement d’une enquête pour corruption contre le ministre des Affaires étrangères du Qatar, Jassem ben Hamad ben Jaber qui aurait été impliqué dans le courtage d’une affaire d’assurances et le blanchissement subséquent de cent cinquante millions de dollars sur un compte dans les Iles Jersey (Royaume Uni).

Le choix de la cible n’est pas le fruit du hasard. Un des vieux routiers de la vie politique du Golfe, Cheikh Jassem ben Hamad, est l’inamovible ministre des Affaires étrangères du Qatar depuis 1992, c’est-à-dire lorsque l’accusation est portée, depuis 11 ans, soit un homme qui a servi les deux derniers gouverneurs, le père et le fils. Fils aîné de cheikh Jaber ben Hamad, ancien Emir de Qatar, Cheikh Jassem a d’ailleurs joué un rôle important dans le coup d’état pro anglo saxon qui a porté au pouvoir le nouvel Emir et passe pour être un homme sensible aux intérêts des firmes pétrolières anglaises et américaines (3).

A la tête d’une immense fortune, qui lui vaut le titre de l’homme le plus riche du richissime Qatar, situé à un niveau très élevé du hit parade des fortunes du Golfe, Cheikh Jassem est actionnaire de la compagnie aérienne qatariote « Qatar Airways » et du fond d’investissement « Qatari Diar ». Membre reconnu de l’Establishment américain, Cheikh Jassem est membre associé de la prestigieuse « Brooking Institution », spécialisée dans les études géostratégiques sur le Moyen orient, à ce titre un interlocuteur régulier des dirigeants israéliens, notamment de Mme Tzipi Livni, ancien agent du Mossad et ancien ministre israélien de affaires étrangères, et à ce titre futur co-ordonnateur des guerres destructrices israéliennes contre le Liban (200) et contre l’enclave palestinienne de Gaza (2008).

Le choix de la cible n’était nullement anodin. Il paraissait destiné à démonter la détermination des Etats-Unis à « caraméliser » quiconque se dresserait contre leur projet, jusques y compris leurs meilleurs amis, visant à faire taire toute critique à l’égard de l’invasion de l’Irak. La neutralisation d’Al Jazira, dont ils caresseront un moment le projet de bombarder son siège central, figurait alors comme leur cible prioritaire.

Curieuse information qui apparaît rétrospectivement comme un contre feux alors que le bureau d’Al-Jazira dans la capitale irakienne était de nouveau la cible de dommages collatéraux de la part de l’artillerie américaine et que des informations persistantes faisaient état de l’implication de la firme Halliburton dont Dick Cheney en était le patron avant sa nomination au poste de vice président américain, tant dans des versements de pots de vin au Nigeria et que dans la surfacturation de prestations pétrolières en Irak.

B- Al Jazira, alibi stratégique suprême du Qatar face à sa sujétion à l’ordre occidental

L’affaire tournera court mais le message sera entendu. Le ministre qatariote des Affaires étrangères sera blanchi, et, dans la foulée, l’Emir de Qatar annoncera l’éviction pour des liens présumés avec le régime de Saddam Hussein du Directeur Général d’« Al-Jazira », celui là même qui avait été félicité par l’ambassadrice américaine lors du repas du Ramadan. Simultanément, le correspondant d’Al Jazira à Kaboul et Bagdad, Tayssir Allouni, était traduit en justice en Espagne pour ses présumés liens avec « Al-Qaîda et un des photographes de la chaîne, Sami al Hajj, était incarcéré pendant huit ans à Guantanamo, avant de se voir confier la direction d’un centre pour la défense de la liberté de la presse.

Du travail d’orfèvrerie : Le Qatar est dédouané au regard de l’opinion arabe, Al-Jazira confortée dans sa crédibilité alors que les américains obtenaient la mise sur place d’un PC opérationnel à Doha, à la grande satisfaction, paradoxalement, de l’Iran et la Syrie, les deux bêtes de l’Amérique dans la zone mais alliés du Qatar, au grand mécontentement de l’Arabie saoudite, courroucée de l’irruption soudaine de cette petite principauté dans la « Cour des grands ».

Un privilège obtenu aux prix d’une lourde servitude à l’égard de son grand tuteur américain, dont l’installation sur le sol de la principauté du siège du CENT COM, le commandement opérationnel des guerres américaines en terre d’Islam (Afghanistan, Irak, Yémen, Afrique orientale), aux infrastructures infiniment plus redoutables que la dérisoire plateforme aéronavale française à Abou Dhabi, porte garantie de la pérennité du régime, de la survie de la dynastie et du maintien sous souveraineté qatariote du gigantesque gisement gazier of shore North Dome contigu de l’Iran.

Arbre qui cache la forêt de la sujétion à l’ordre occidental, Al-Jazira apparaît quatorze ans après son lancement comme l’alibi stratégique suprême de la dynastie Al Thani face à la mainmise américaine sur la souveraineté du Qatar et sur les sources de ses revenus, deux éléments qui hypothèquent lourdement et durablement l’Indépendance d’un pays faussement présenté comme non-conformiste, mais qui remplit toutefois pleinement sa mission de soupape de sûreté au bellicisme américain à l’encontre du monde arabe et musulman.

Références

1- Le noyau originel de l’équipe d’Al Jazira a été constitué par des vétérans du service arabe de la BBC TV réduit au chômage du fait d’une rupture de contrat saoudien avec la chaîne saoudienne orbit partenaire de la chaîne arabophone anglaise.

Faisant une sérieuse entorse à sa politique générale d’information, BBC a cédé à une cour assidue de M. Khaled Ben Mohamad Ben Abdel Rahman, patron du Holding al-Mawarid. Elle s’est associée avec ce proche parent du Roi Fahd pour lancer la première chaîne de télévision d’information continue en langue arabe avec le label de la chaîne britannique et les moyens de diffusion de la firme saoudienne « Orbit ». L’idylle, de courte durée, 18 mois, se brisera sur le fracas des récriminations réciproques entre deux conceptions monarchiques apparemment inconciliables.

Les Saoudiens ont d’abord imposé un prix prohibitif du décodeur de l’ordre du dix mille dollars, instaurant une sorte de censure par l’argent, puis prenant ombrage de l’hospitalité accordée par BBC TV à l’opposant saoudien en exil à Londres, Mohamad al-Massari, un physicien très populaire dans sa région d’origine, la région pétrolière de Dammam, ont abrogé le contrat, mettant sur le tapis près de deux cents employés arabophones.

En guise d’épilogue à ce psychodrame d’une alliance contre nature, l’opposant saoudien sera finalement exilé vers les Bahamas, le Royaume Uni perdra dans la foulée un contrat militaire de plusieurs milliards de livres sterling et la firme Orbit conduite à payer une pénalité de l’ordre de cent millions de dollars pour rupture abusive du contrat.

Cf. à ce propos « Guerre des ondes, guerre des religions, la bataille hertzienne dans le ciel méditerranéen » de René Naba – Harmattan1998

2-Des Falafels et des pâtisseries libanaises au menu de l’Iftar de l’ambassadrice américaine en l’honneur d’Al-Jazira », cf. « Al-Qods Al-Arabi », journal arabophone de Londres, en date du 28 novembre 2001.

3- Né en 1959, Cheikh Jassem est le père de treize enfants (Six garçons:Jassem, Jaber, Tamime, Mohammad, Fahd, et Falah) et sept filles (Nour, Charifa, Lamya, Mayyasah, Mariam, Alanoud, May).Dans la répartition des rôles au sein du pouvoir qatriote, Cheikh Jassem représente la sensibilité américaine face à l’Emir, présenté comme ami de la France. Lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président libanais Michel Sleimane dans la foulée des accords inter libanais de réconciliation de Doha (Mai 2008), Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères, avait pris place à côté de son homologue égyptien Ahmad Aboul Gheith, sur le bas côté des travées du parlement libanais, tandis que Cheikh Jassem trônait, sous les regards des télévisions du monde entier, au milieu du parlement libanais aux côtés du ministre syrien des affaires étrangères, Walid al Mouallem.….Fait anecdotique, qui illustre le renversement des rôles au Liban et l’égarement diplomatique de la France, lorsque l’on songe que Nicolas Sarkozy au début de son mandat menaçait de ses foudres la Syrie, désormais ardemment courtisée.

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