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Universalité et actualité du message d’Ibn ‘Arabî (partie 2)

L’exemple de l’œuvre écrite d’Ibn ‘Arabî.

Comme nous le faisions remarquer au début de l’article portant le même titre que celui-ci et consacré à Ghazâlî, face aux difficultés auxquelles nous devons faire face aujourd’hui et qui semblent parfois insurmontables, il est possible – et parfois plus que souhaitable – de s’inspirer de la manière dont les grands esprits du passé ont pu aborder et résoudre les difficultés auxquelles, eux et leurs contemporains, furent confrontés. De fait, que serait la sagesse si elle n’était valable qu’en un seul temps et en un seul lieu ?
Toutefois, s’inspirer ne veut évidemment pas dire répéter des formules héritées du passé sans réellement les comprendre et surtout sans en réaliser la portée intérieure. A cet égard, l’œuvre du grand mystique andalou Ibn ‘Arabî (1165-1240) est très significative. Lui qui fut un des plus grands porte-parole de la sagesse en Islam est parfois considéré comme le Shaykh al-akbar, le maître spirituel par excellence.
De son œuvre immense – on lui attribue plus de quatre cents ouvrages – deux titres regroupent l’ensemble des thèmes qu’il a développés dans tous ses écrits : al-Futûhât al-makkiyya[1] (Les ouvertures spirituelles mecquoises) et Fuçûç al-hikam[2] (Les gemmes des sagesses). Il va sans dire qu’on ne peut épuiser toutes les richesses qu’une telle œuvre peut offrir à l’homme d’aujourd’hui en un court article. Nous essaierons modestement d’évoquer trois thèmes chers à Ibn ‘Arabî, et dont la portée revêt une importance capitale pour l’Islam à notre époque :
–  l’interprétation du Coran
–  l’universalisme spirituel
–  la primauté de l’amour.
1.  Concernant le Coran, Ibn ‘Arabî affirme le caractère inépuisable du message coranique et la multiplicité des niveaux d’approfondissement des significations qu’il contient : « Le serviteur dont le regard intérieur (al-baçîra) est illuminé – celui qui est dirigé par une lumière de son Seigneur (Coran : 39, 22) – celui-là obtient chaque fois qu’il récite un verset une compréhension nouvelle distincte de celle qu’il avait obtenue pendant la récitation précédente, et de celle qu’il obtiendra pendant la récitation suivante. Dieu a répondu à la demande qu’Il Lui a adressée en disant : ô mon Seigneur, augmente-moi en science ! (Coran : 20, 114).
Celui dont la compréhension est identique lors de deux récitations successives est perdant. Quant à celui qui récite sans rien comprendre, que Dieu lui fasse miséricorde ! »[3]
Le littéralisme asphyxiant, ultime refuge de certaines mouvances face à leur propre vide spirituel, est à l’origine de bien des dérives actuelles. Pourtant l’affirmation selon laquelle le Coran, en tant que Livre sacré, ne saurait être réduit au sens littéral de ses versets est confirmée par un hadith qu’Ibn ‘Arabî juge fondamental pour quiconque s’intéresse à l’interprétation du Coran : « Le Coran a un intérieur (batn) et un extérieur (zahr), une limite (hadd) et un point d’ascension (matla‘ ou matli‘ [4]). »[5]
Pour Ibn ‘Arabî, la sainteté c’est ainsi l’accès aux significations intérieures du Coran lesquelles, sans abolir le sens littéral lui donnent une profondeur et une portée nouvelle. Cette grâce, Ibn ‘Arabî en a témoigné dans les termes suivants : « Ainsi, tout ce dont nous parlons dans nos assemblées et nos œuvres écrites provient de la Présence du Coran et de ses trésors : J’en ai reçu la clé de la compréhension et le soutien spirituel qui lui est propre (al-imdâd minhu). Tout cela afin de ne pas sortir du Coran car rien de plus élevé ne peut être accordé : Seul en connaît la valeur celui qui y a goûté, qui en a contemplé la demeure initiatique (manzil) comme un état intérieur et à qui le Réel parle [en lui projetant des versets] sur l’intime de son être (fî sirrihi). »[6]
2.  A une époque où les religions ne peuvent plus vivre en vase clos – ce fut le cas, par la force des choses, pendant des siècles jusqu’à une époque pas très éloignée – et où nul ne peut plus ignorer que d’autres spiritualités existent, le musulman ne peut pas ne point s’interroger sur la relation qu’il établira avec les croyants appartenant à d’autres communautés. La rencontre des religions est ainsi une donnée incontournable de notre époque. Comment considérer les autres croyances ?
Le Coran est sur ce point nettement universaliste puisqu’il affirme que tous les peuples depuis les débuts de l’Humanité ont reçu un message divin par l’intermédiaire des prophètes et des envoyés : « A chacun de vous, nous avons donné une Loi et une Voie. »[7] Toutefois le Livre sacré n’évoque pas directement les raisons pour lesquelles les religions sont diverses.
Le Prophète a permis, on le sait, que les religions du Livre (Judaïsme et Christianisme) puissent vivre en paix en terre d’Islam et être pratiquées en toute quiétude. Il a, de plus, fait preuve d’une immense ouverture concernant la quête de la sagesse : « Le croyant est à la recherche de paroles de sagesse ; où qu’il les trouve, il est le plus en droit de les faire siennes. »[8]
Pour justifier et rendre clair la diversité des religions, Ibn ‘Arabî insistera sur l’infinité de Dieu : ce qui fonde la nature d’une religion, et qui en est aussi la raison d’être, c’est l’aspect divin (nisba ilâhiyya) qu’elle envisage en priorité et sur lequel elle met l’accent. La diversité des aspects de Dieu est proprement inépuisable puisqu’Il est l’Infini.
Voilà pourquoi, chaque religion se doit de focaliser, en quelque sorte, sur tel ou tel aspect divin dans un souci de pédagogie spirituelle. Même si les autres aspects divins ne sont pas niés, l’aspect divin principal qu’envisage une religion la caractérisera en quelque sorte : « Les religions révélées ne sont diverses que par la diversité des aspects divins (nisab ilâhiyya) qu’elles envisagent. En effet, si l’aspect divin selon lequel telle chose est permise dans la loi révélée (char‘) était le même que celui selon lequel la même chose doit être interdite, il n’existerait pas de divergences de statut juridique (hukm) d’une loi révélée à l’autre. Or, il est bien établi que de telles divergences existent.
De plus, si cela n’était pas le cas, cette parole divine n’aurait pas de sens : ‘‘A chacun de vous, Nous avons donné une loi et une voie’’[9]. Or, il est vrai que chaque communauté possède une loi et une voie propres qui leur furent apportées par leur prophète ou leur envoyé lequel a, d’une part, confirmé les religions qui l’ont précédé et, d’autre part, exposé de nouveaux éléments.
Nous savons donc, en toute certitude, que l’aspect divin par lequel Dieu accorda Sa loi à Muhammad est différent de ceux par lesquels Il révéla Sa loi aux autres prophètes. Si tel n’était pas le cas, et si l’aspect divin à l’origine de la loi révélée était unique sous tous les rapports (min kulli wajh), alors les religions révélées seraient une sous tous les rapports.
Si l’on demande : Pourquoi les aspects divins envisagés sont-ils différents d’une religion à l’autre ? Nous répondons : A cause des différentes dispositions intérieures (ahwâl). Ainsi, l’homme malade implorera : ‘‘Ô Toi qui soigne et donne la guérison !’’ ; l’homme affamé s’écriera : ‘‘Ô Toi qui accorde la subsistance !’’ ; l’homme en passe de se noyer appellera : ‘‘Ô Toi qui accorde le secours !’’… Les aspects divins[10] [vers lesquels l’homme se tourne] dépendent donc des différentes dispositions intérieures. »[11]
3.  Pour Ibn ‘Arabî, la voie spirituelle est essentiellement une voie d’amour. Il en est ainsi parce que Dieu est essentiellement miséricorde. D’après un hadith qudsî[12]  : « Certes, Dieu le Très-Haut écrivit pour Lui-même, lorsqu’Il créa le monde : ‘‘En vérité, Ma miséricorde l’emporte sur Ma colère.’’ »[13]
A l’inverse, lorsque l’amour est absent des cœurs, un juridisme vide et desséchant tient alors lieu de ferveur et de zèle. Ibn ‘Arabî a toujours dénoncé les dérives de certains juristes, comme il le rappelle lui-même : « Que Dieu te garde, mon frère, des pensées mauvaises en t’imaginant que je blâme les juristes en tant que tels ou pour leur travail de jurisprudence, car une telle attitude n’est pas permise à un Musulman et la noblesse du fiqh n’est pas à mettre en doute. Toutefois, je blâme cette sorte de juristes qui, avides des biens de ce monde, étudient le fiqh par vanité, pour qu’on les remarque et que l’on parle d’eux, et qui se complaisent dans les arguties et les controverses stériles. Ce sont de telles gens qui s’attaquent aux hommes de l’Au-delà, à ceux qui craignent Dieu et reçoivent une science de chez Lui (min ladunHu). Ces juristes cherchent à réfuter une science qu’ils ne connaissent pas et dont ils ignorent les fondements. »[14]
Dans le chapitre 178 des Futuhât qu’Ibn ‘Arabî consacre à l’amour, il distingue trois types d’amour : l’amour naturel (tabî‘î) ou élémentaire (‘unçûrî), l’amour spirituel (rûhânî) et l’amour divin (ilâhî). L’amour naturel se caractérise par l’égocentrisme et la possessivité : « L’origine de l’amour naturel n’est autre que le bien-être (in‘âm) et le bienfait (ihsân) procurés par l’être aimé, car le naturel de l’être n’est jamais capable d’aimer l’autre pour lui, c’est uniquement pour soi qu’il aime les choses en désirant s’y unir ou s’en rapprocher, comme cela a lieu chez l’animal ou l’homme pour l’animalité qui est en lui. » [15]
L’amour spirituel, quant à lui, présuppose un dépassement de l’égocentrisme, et confère donc une certaine sagesse : « Sache que dans l’amour spirituel, l’amant verra son intellect et sa science illuminées par la sagesse : il sera sage par son intellect et par sa sagesse, il sera savant… C’est dire qu’il saura ce qu’est l’amour, quelle en est la signification et quelle en est la réalité… »[16]
L’amour divin, enfin, désigne l’amour que Dieu porte à Ses créatures. Pour Ibn ‘Arabî, cet amour est notamment prouvé par la générosité de Dieu qui accorde toutes sortes de bienfaits sans mérite préalable des créatures et sans reconnaissance de leur part en retour. Parmi ces bienfaits se trouvent l’existence puis la conscience et l’intelligence de l’Homme : « Quant à l’amour que Dieu nous porte pour nous-mêmes, Il s’exprime par le fait que Dieu nous a fait connaître ce qu’est notre bien en cette vie et dans l’autre. Il nous a prodigué les preuves de Sa science pour que nous Le connaissions et que nous ne soyons pas enfermés dans l’ignorance. De plus, Il nous accorde la subsistance et nous comble de faveurs bien que nous y soyons inattentifs… »[17]
Ajoutons encore quelques précisions sur le lien existant entre l’amour et la connaissance, lesquels sont toujours liés dans la voie spirituelle : « La connaissance de Dieu engendre toujours l’amour, et l’amour présuppose une connaissance – au moins indirecte et par reflet – de l’objet aimé. L’amour spirituel a pour objet la Beauté divine, qui est un aspect de l’Infinité ; par cet objet, le désir devient lucide… C’est par son objet, la Beauté, que l’amour coïncide virtuellement avec la connaissance. »[18]
Comme aime à la souligner Ibn ‘Arabî, l’amour est la raison même de la création du monde : « Dans le Coran, l’amour se trouve mentionné à maints endroits et il existe de nombreux hadiths sur l’amour tels les suivants : Le Prophète – sur lui la grâce et la paix – a dit de la part de Dieu : ‘‘J’étais un Trésor caché ; Je n’étais pas connu. Or, J’ai aimé être connu. Je créai donc les créatures et Je Me fis connaître à elles de sorte qu’elles Me connurent.’’ Il résulte de ce contexte que Dieu nous a créé [par amour] pour Lui seul… Le Prophète – sur lui la grâce et la paix – a dit : ‘‘Dieu déclare : Mon serviteur ne saurait se rapprocher de Moi par rien qui Me soit plus agréable que l’accomplissement de ce que Je lui ai prescrit. Mon serviteur ne cessera de se rapprocher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime.
Et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, son regard par lequel il voit, sa main par laquelle il saisit, et son pied avec lequel il marche ; s’il Me demande une chose, Je la lui accorderai, et s’il cherche auprès de Moi asile, assurément, Je le lui offrirai.’’[…]Un autre hadith affirme : ‘‘Dieu est Beau et Il aime la Beauté.’’… Les hadiths sont nombreux à ce sujet. Sache que la station spirituelle de l’amour est une distinction élevée et que l’amour est le principe (açl) de l’Existence universelle (wujûd). »[19]
En guise de conclusion, nous laisserons l’ultime parole à Ibn ‘Arabî et à sa poésie inspirée. Ce grand maître de sagesse a su exprimer de manière inégalée les vérités les plus subtiles par des vers d’une grande beauté :
De l’amour nous sommes issus.
Selon l’amour nous sommes faits.
Vers l’amour nous tendons.
A l’amour nous nous adonnons.[20]

 


[1] Il en existe une présentation et une traduction partielle : Les Illuminations de la Mecque, anthologie présentée par Michel Chodkiewicz, éd. Albin Michel, 1997.
[2] Titus Burckhardt en a donné une traduction partielle accompagnée de précieuses notes explicatives : La Sagesse des prophètes, éd. Albin Michel, 1955. Ch.-A. Gilis en a donné plus récemment une traduction intégrale en deux volumes : Le Livre des Chatons des Sagesses, éd. al-Bouraq, 1997.
[3] Fut., III, p. 129. trad. fr. : M. Chodkiewicz : Un Océan sans rivage, p.47.
[4] Les deux termes sont coraniques : matla‘ dans la sourate al-Fajr (LXXXVII, 5) et matli‘ dans la sourate al-Kahf (XVIII, 18). Dans le premier cas, il s’agit d’une précision temporelle et dans le second, d’une détermination spatiale. C’est la deuxième vocalisation qui nous semble correspondre au hadith.
[5] Cité par Ibn Hibbân dans son Sahîh. Hadith reconnu authentique (sahîh).
[6] A ce sujet, cf. notre traduction : Le Mahdi et ses Conseillers, éd. Mille et une lumières, 2006, p.17.
[7] Coran : 5, 48.
[8] Cité par Ibn Mâjah. Hadith reconnu valide (hasan).
[9] Coran : 5, 48.
[10] Représentés par les différents Noms divins dans les exemples qu’Ibn ‘Arabî vient de donner.
[11] Fut. I, p.265.
[12] Parole divine rapportée par le Prophète mais sans que cela fasse partie du Coran.
[13] Cité par Tirmidhî. Hadith reconnu authentique (sahîh).
[14] Les Soufis d’Andalousie, éd. Actes Sud, 1995, p.95. (Trad. fr. : R. W. J. Austin – G. Leconte)
[15] Fut., II, p.334. Une traduction de ce chapitre des Futuhât a été réalisée par Maurice Gloton : Traité de l’amour, éd. Albin Michel, 1986.
[16] Fut., II, p.332.
[17] Fut., II, p.328.
[18] Titus Burckhardt, Introduction aux doctrines ésotériques de l’Islam, éd. Dervy, 1985, pp.43-44.
[19] Fut. II, p.322-323.
[20] Fut. II, p.323. Traduction de Maurice Gloton.
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