Préface
Défaire les nœuds de la conscience aliénante
En allant me recueillir un jour sur la tombe de Malek Bennabi au cimetière de Sidi M’Hamed à Alger, m’est venu à l’esprit le célèbre quatrain que Mohamed Iqbal prononça avant de mourir :
« Lorsque je quitterai ce monde,
Chacun dira : “Je l’ai connu.”
Mais la vérité est, hélas !
Que personne ne savait qui était cet étranger ni d’où il venait. »
Comment se peut-il alors que la vie et l’œuvre de Bennabi n’aient été pour les Algériens qu’une lueur furtive, qu’un instant d’éclair ? Ou bien y a-t-il un manque flagrant de clairvoyance et de conscience pour ne rien voir d’essentiel dans cette lumière pourtant annonciatrice de grandes et belles choses ?
Lorsque les Editions Alem el Afkar m’ont demandé de préparer une préface à la publication des articles de Malek Bennabi parus dans « Que sais-je de l’Islam », l’organe de la mosquée des étudiants de l’université d’Alger, je me suis d’abord posé la question de savoir quelle serait la meilleure façon de rendre hommage à l’immense contribution de Bennabi dans l’éveil des consciences. Après mure réflexion et tant d’hésitations, j’ai pensé à faire jouer la version arabe de la pièce de théâtre de William Shakespeare Henry IV, qui constitue un modèle dans la mise en scène de la fonction messagère de révéler la vérité, en contraste avec la rumeur, dont les « interprètes apportent les flatteuses consolations du mensonge, plus cruelles que la rigoureuse vérité ».
L’exercice va bien entendu au-delà de l’esthétique et de la fiction propres à l’expression théâtrale, il a le mérite de nous édifier sur la dangerosité du rôle du diseur de vérité et de l’âpre destin de ceux qui luttent contre le mensonge. Il nous suffit d’être attentifs à ce que suggère le théâtre de Shakespeare et qui nous intéresse dans ce cadre, la fameuse expression « Don’t shoot the messenger ! » (Ne tirez pas sur le messager !).
C’est ce cri qu’on aurait aimé entendre quand les mauvais esprits se sont ligués pour faire de Malek Bennabi, après son retour au pays au lendemain de l’indépendance, un homme à abattre. On a ainsi considéré que le travail d’éclaireur constituait une menace à l’ordre établi. Lui-même en était conscient, cette charge du messager, il la revendique et l’assume, comme il s’en explique dans une réflexion de ses carnets en date du 19 août 1965 : « … comme un messager qui se croit non seulement chargé de transmettre un message mais aussi de le faire entrer dans les têtes et les cœurs, dussé-je en perdre le sommeil, le boire, le manger et même le sang ? »
Bennabi savait que la société algérienne traversait une période cruciale, après avoir mis fin au colonialisme, elle était appelée à redéfinir ses modes d’organisation, son échelle des valeurs et ses finalités. Il était convaincu de la justesse de sa vision quant à la manière de procéder, considérant qu’après avoir fait évoluer son cheminement intellectuel de la physique à la métaphysique et de la cosmologie à l’anthropologie, il était parvenu à identifier ce qui est constant et ce qui permet de corriger les déséquilibres, les crises et les décalages.
Mais le problème était plus vaste et concernait l’ensemble des pays musulmans. Bennabi ne considérait pas opportun de trouver une réponse à la question posée naguère par Chakib Arselan, « Pourquoi les Musulmans ont-ils pris du retard et pourquoi les autres ont-ils pris de l’avance ? », considérant que les situations de progrès et de retard sont inhérentes à la réalité des sociétés humaines. Pour lui, le débat est ailleurs, il n’est plus ici et maintenant, il est là où se trouvent les explications à savoir ce qu’est le monde et ce qu’est la vie aux fins de parvenir à échafauder une pensée du maintien de la vitalité sociale. Cette question comporte deux aspects indissociables : un aspect technique de dynamique de la transformation quand la société est sclérosée et un aspect éthique pour que le progrès soit en harmonie avec l’ordre humain et qu’il parvienne à vaincre autant la misère matérielle que la misère morale.
Bennabi considère que la pensée musulmane est dépositaire du système de lois qui permettent à l’ordre humain d’être et de vivre en tant que tel, à l’image de celles qui permettent à l’univers et à la nature d’exister sous la forme que nous leur connaissons. « Car à la règle de Dieu, tu ne saurais trouver de substitution ; à la règle de Dieu, tu ne saurais trouver de modification » (Sourate 35, verset 43). En décidant de porter ce message, Bennabi s’engage dans une seconde vie, opérant une mue du penseur à l’éducateur. Laborieusement et inlassablement, il tenait à donner sens à son travail pour que la circulation des idées contribue autant à augmenter les facultés de raisonnement qu’au renforcement de la sociabilité.
Le retour au pays se fait en août 1963. A sa cinquante huitième année, Bennabi est dans des dispositions mentales particulières, appréhendant les effets dévastateurs du contrôle culturel que le peuple algérien allait subir. C’est avec effroi qu’il a constaté que l’ignorance s’était solidement installée dans le pouvoir et pire encore, les intellectuels organiques n’ont pas hésité à se mettre au service des ignorants, en contrepartie de quelques positions et avantages. Ce retour a donc pris l’allure d’un renfort à la lutte défensive, non sans référence au verset 39 de la sourate 22 Le pèlerinage : « Permission est donnée à ceux qui combattent pour avoir subi l’iniquité. Dieu de les secourir est Capable ».
Une réflexion de Frithjof Schuon nous aide à comprendre le travail d’évaluateur auquel Bennabi allait consacrer tout son travail intellectuel : « Ce qui s’impose à notre époque, et même à toute époque s’éloignant de ses origines, c’est de fournir à quelques-uns des clefs renouvelées – plus différenciées et plus réflexives que les anciennes – pour les aider à redécouvrir des vérités qui sont inscrites, d’une écriture éternelle, dans la substance même de l’esprit ».
L’Algérie indépendante allait servir de point d’appui à la compréhension de l’être et du devenir du monde musulman. Deux questions fondamentales vont constituer la trame de fond :
- que vaut l’Etat postcolonial ?
- quelles sont les vérités auxquelles les musulmans n’ont pas encore eu accès ?
Ce qui pose toute la problématique de la propension des gens à suivre les savants et les politiques. Il est évident que la meilleure protection des citoyens à l’égard des déviations doctrinales des uns et de la tentation totalitaire des autres reste leurs aptitudes à s’organiser. Ce qui est clairement mentionné dans un hadith du Prophète : « Il y a deux types de personnes, s’ils sont justes, les gens sont justes, et s’ils sont corrompus, le peuple devient corrompu : les savants et les princes ».
Les contributions de Bennabi ont été fondamentales dans la compréhension du rôle de la science et du sens de l’histoire. Autrement dit, il est essentiel d’établir la relation à l’accès au savoir et à la connaissance : seule la recherche de la vérité importe. Son attitude à l’égard des hommes du pouvoir est restée constante, ne cherchant ni à les fréquenter ni à les conseiller. De même qu’il a dévoilé la supercherie des « intellectomanes » comme il se plaisait à désigner ces chiffonniers déguisés en intellectuels, qui passent leur temps à fouiller dans les poubelles de l’histoire, ramassant débris et déchets en vue de reconstituer un faux passé et de maintenir en vie les restes mortifères de la culture coloniale. Enfin, convaincu que le message de l’Islam doit être rénové, il a tenu à ne pas en laisser le monopole aux prédicateurs qui ont tendance à insister sur la vie après la mort, oubliant de rappeler qu’il y a aussi une vie avant la mort.
Au faîte de sa gloire et de l’apogée de l’expansion coloniale de l’Europe, le premier écrivain anglais à recevoir le prix Nobel de littérature (1907), Joseph Rudyard Kipling, l’auteur du célèbre roman « Le livre de la Jungle » se fait le chantre de cette mentalité de suprématisme occidental :
« Assumez le fardeau de l’homme blanc
Les sauvages guerres de la paix
Nourrissez la bouche de la famine
Et faites que cesse la misère »
Il termine le poème par ce vers : « Tu seras un homme, mon fils ! ». Son fils ainé se porta volontaire dans la première guerre mondiale et meurt dans les combats. Kipling est inconsolable, il écrira à la fin de la guerre : « Si on vous demande pourquoi nous sommes morts, dites-leur que c’est parce que nos pères ont menti ».
Malek Bennabi a voué sa vie et son œuvre à convaincre les musulmans de porter leur fardeau à résister et lutter contre cette mentalité et cette stratégie de l’Occident. Il s’agissait de se conformer aux directives de la sourate 8, verset 60 : « Préparez contre eux ce que vous pouvez réunir d’armement et de chevaux en alerte, pour épouvanter l’ennemi de Dieu, le vôtre, et outre ceux-là, d’autres que vous ne connaissez point, mais que Dieu connait ». Le fardeau du Musulman a constitué un thème central dans la pensée de Bennabi, il l’avait intitulé « Le rôle et la mission du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle ».
En restant concentré sur les développements et les événements qui déterminent la dynamique de l’histoire, il a posé en objectif stratégique l’urgence de former une génération capable de parachever le processus de décolonisation. Quelle histoire alors raconter, non plus pour endormir les enfants, mais pour réveiller les adultes ?
Bennabi était déjà préparé à une seconde vie avant son retour au pays au lendemain de l’indépendance. Ainsi le brillant penseur qu’il a été, allait-il céder le pas au grand éducateur qu’il est devenu. Il va consacrer les dix dernières années de sa vie à élaborer le soubassement doctrinal à la dynamique de transformation sociale.
Ce n’est pas dans les théories de l’organisation ni dans l’enseignement académique que Bennabi va forger les outils d’apprentissage. Il trouve la voie royale dans l’éducation populaire, par laquelle il ne cherchait pas à apprendre à ses élèves à lire et écrire, mais à réfléchir, conformément aux prescriptions de la Sourate 45 dans son verset 13 où l’invitation à la réflexion et la méditation vient juste après l’appel à la foi. Pour Bennabi, il s’agit de tout un processus de conscientisation qui repose sur le triptyque : foi-raison-liberté.
Pour que l’éducation contribue au développement des aptitudes au changement, Bennabi a émis des idées-forces en matière de pédagogie :
- opter pour un enseignement didactique, éthique et esthétique
- inculquer l’esprit critique et le goût de l’innovation.
Ce qui fera dire au grand pédagogue brésilien, Paulo Freire : « L’éducation ne change pas le monde, elle change les gens qui eux vont changer le monde ».
Tel est donc l’enjeu de l’éducation : la décolonisation des esprits est la finalité de la lutte révolutionnaire. L’exaltation des foules par l’héroïsme et l’ésotérisme ne constitue pas une réponse adaptée. L’éducation ne signifie pas une transmission de gestes répétitifs, elle est fondée sur une pédagogie dont le contenu, la méthodologie et les outils conceptuels aident le musulman à rester alerte et que son système perceptuel ne soit pas induit en erreur.
Commence alors un cycle marathonien de conférences, séminaires, causeries, rencontres en Algérie et dans le monde. Ses participations aux différentes éditions du Congrès des recherches islamiques, sous l’égide de l’université d’Al Azhar ont été pour lui l’occasion de développer une pensée stratégique. En marge de la conférence de 1968, soit 5 ans après son départ d’Egypte et 5 ans avant sa disparition, il fut invité à l’émission phare de la télévision égyptienne « Nour ala nour » où il a subjugué l’animateur-vedette Ahmed Farraj et tous les téléspectateurs égyptiens. Etant apparu dans la plénitude de ses formes physiques et mentales, rien n’indiquait qu’il allait succomber à sa maladie 5 ans plus tard… Mais il faut tout de même rappeler que la R.T.A. n’a jamais jugé utile de lui consacrer des émissions.
De même qu’après avoir effectué le pèlerinage en 1972, il profite de l’occasion de se rendre à Damas. Son passage n’est pas passé inaperçu et il a été invité à donner une série de conférences pendant plusieurs semaines. Les participants ont pris le soin de tout enregistrer et la transcription a donné un excellent ouvrage intitulé « Madjalis Dimaschq » (Les Assemblées de Damas) dont l’avant-propos a été rédigé par Bennabi lui-même.
A Alger, Bennabi crée un salon littéraire qui se tient à son domicile et qui est fréquenté durant plusieurs années par de jeunes étudiants qui venaient apprendre à lire le monde selon le modèle bennabien.
Par ailleurs, l’activité de l’écriture est restée intense, notamment la rédaction de ses mémoires et d’articles de journaux.
Cependant, l’œuvre maitresse de cette période est incontestablement l’ouverture de la mosquée des étudiants de l’université d’Alger et la publication de son organe « Que sais-je de l’Islam ? ».
Pour Bennabi, « la création de la mosquée dans l’enceinte de l’Université traduisait, de la part de ces étudiants en prenant leur initiative, d’abord la volonté d’insérer la vie spirituelle de l’étudiant dans celle du pays ». Il était important donc de se conformer à l’esprit du Coran en marquant la primauté de la spiritualité sur le rituel. Il n’était surtout pas question d’assimiler cette mosquée à un temple. La fréquentation des lieux du culte doit se démarquer de la culture antéislamique d’entretien des sanctuaires. La prière doit toujours céder le pas à l’étude et à la méditation.
La contribution du docteur Ahmed Taleb-Ibrahimi, alors ministre de l’éducation et en charge de l’enseignement supérieur, a été décisive. Dans ses mémoires, il en relate le souvenir : « Je reçois diverses délégations d’étudiants qui posent des problèmes d’ordre pédagogique ou plus fréquemment d’ordre matériel. Le premier président de l’UGEMA se doit d’être à l’écoute de leurs revendications et il essaye de les résoudre avec les structures concernées. Au cours de l’année 1966, un groupe d’étudiants me réclame une salle de prière à l’Université d’Alger, demande légitime que je m’empresse de satisfaire ».
Cette mosquée pourrait d’abord constituer un acte réparateur, une justice à rendre au professeur Mohamed Bencheneb qui, durant les années où il enseignait à la faculté des lettres de l’université d’Alger, il n’a jamais trouvé un lieu approprié pour accomplir ses prières. D’ailleurs, cette mosquée aurait dû porter son nom.
Cette mosquée est aussi la réconciliation de la foi et la raison. C’est le retour de l’esprit d’Ibn Rochd dans le discours religieux, depuis qu’il a été expulsé de la grande mosquée de Cordoue par le calife almohade Abû Yusuf Ya’qûb al-Mansûr. C’était en l’an 1197, et certains historiens ont vu dans ce triste événement un point d’inflexion où la civilisation musulmane commençait à prendre ses distances avec l’esprit scientifique.
Ce serait sans doute un bel hommage à Dag Hammarskjöld, le secrétaire général de l’O.N.U. de 1953 à 1961 et qui a été un précieux soutien de la lutte de l’Algérie pour son indépendance. Dans la nuit du 17 au 18 septembre 196I, il meurt tragiquement dans un accident d’avion dans le territoire de l’ex Rhodésie du nord, dont le mystère n’a pas encore été élucidé. Le prix Nobel de la paix lui fut décerné à titre posthume. Il laisse un imposant livre de méditation « Jalons ».
Avec l’aide d’autres diplomates chrétiens, juifs et musulmans, qu’on appelait « Friends of the UN Meditation Room », il entama l’aménagement d’une salle de méditation digne d’une organisation mondiale dont il a défini lui-même les termes de référence : « Cette maison, dédiée au travail et au débat au service de la paix, devait avoir une salle consacrée au silence au sens extérieur et au calme au sens intérieur. Le but était de créer dans cette petite pièce un lieu où les portes s’ouvrent sur les terres infinies de la pensée et de la prière. »
Cette mosquée nous fait également penser à celle de Wilmersdorf, située au sud-ouest de Berlin qui a été construite dans les années 1920 par des missionnaires ahmadiyya venus du Pendjab. Très vite, le lieu devient le centre d’expression d’un mouvement spirituel où se tiennent des conférences sur les grandes questions philosophiques de l’époque. Les Allemands venaient nombreux, ils ont trouvé dans les débats des réponses à leur quête spirituelle et beaucoup ont fini par se convertir à l’Islam.
La mosquée de Wilmersdorf avait également sa publication, « Moslemische Revue », où les contributions étaient centrées sur la capacité de l’Islam à générer un « Homme nouveau », par lequel on visait la formation du citoyen idéal.
L’activité d’édition de la mosquée de l’université d’Alger a été intense. En témoignent d’abord la publication, en format de polycopié, des ouvrages des ouvrages de Malek Bennabi. De même que paraissait un bulletin périodique, « Que sais-je de l’Islam » pendant quatre ans, où Bennabi a signé quatorze articles :
- Avant-propos à Que sais-je de l’Islam – n° 1, Janvier 1970
- L’Islam – n° 1, Janvier 1970
- L’islam et le mythe du XXème siècle – n° 2, Mars 1970
- A la mémoire de Ben Badis – n° 3, Avril 1970
- El Azhar et la lutte idéologique – n° 4, Novembre 1970
- Le musulman et le problème de l’homme – n° 10, Juin 1971
- Ramadhan – n° 5, Octobre 1971
- La Foi – n° 8, Janvier 1972
- Que sais-je de l’Islam ? – n° 6, Février 1972
- Spiritualité et socio-économie – n° 7, Juin 1972
- Inadéquation du musulman et son adéquation nécessaire dans le monde – n° 8, Mai 1973
- Le droit du pauvre – n° 10, Juin 1973
- La Promesse de l’islam – n° 10, Juin 1973
- Le livre conservé – n° 9, Octobre 1973
C’est l’occasion d’exprimer le vœu de voir une prochaine édition de l’intégrale des numéros de ce qui devait constituer une tribune de renouveau du message de l’Islam.
Dans un « Avant-propos à Que sais-je de l’Islam », qui ouvre le premier numéro en date du 1er janvier 1970, Bennabi définit les contours de la ligne éditoriale. Ce bulletin constitue une contribution à « donner à la pensée musulmane son rayonnement normal dans la vie de l’étudiant momentanément coupé des siens par ses études et de ce fait coupé en quelque sorte de ses sources spirituelles ». C’est aussi une sorte de boite à outils à la disposition de l’étudiant, en vue de lui « fournir les matériaux nécessaires à sa réflexion, les plus propres à entretenir sa vie spirituelle » pour une participation plus active « aux débats sociaux, politiques, scientifiques qui peuvent saisir sa conscience. […] Il n’est donc pas question pour nous de laisser ces débats à la merci de quiconque, qui voudrait en faire son exclusivité. »
« Que-sais-je de l’Islam » est un vrai questionnement qui ne doit être assimilé à une reprise de la formule d’une collection de vulgarisation scientifique. Il faut rappeler que ce qui se dit de l’Islam par les Musulmans ne satisfaisait guère Malek Bennabi. Tous les argumentaires développés aussi bien par les traditionnalistes que les modernistes n’avaient, à ses yeux, rien de concluant.
« Que sais-je de l’Islam ? », cette forme interrogative parait une contraction des deux directives du Coran à l’attention des candidats au savoir, d’une part être conscient de ses limites « il ne vous a été donné de science qu’une maigre part » (Sourate 17, verset 85) et d’autre part chercher toujours à repousser les frontières du connu « Seigneur, accrois mes connaissances » (Sourate 20, verset 114).
C’est un appel au dépassement dans l’effort de réconcilier la foi et la raison, la lettre et l’esprit et parvenir à acquérir réellement un savoir-comprendre et un savoir-croire. Pour Bennabi, seul cet effort peut nous aider à franchir le point de rupture pour que se produise le renouveau des sociétés musulmanes.
Bien qu’abordant des sujets variés, les articles de Bennabi dans Que sais-je de l’Islam gardent leur cohérence et leur logique d’ensemble. Les lecteurs vont ainsi prendre connaissance d’une très haute teneur analytique et prospectiviste, qui éclaire d’un nouveau jour la difficulté des différents mouvements réformateurs à mettre en valeur la vigueur de l’Islam. Les articles consacrés à Ben Badis et El Azhar constituent des pièces anthologiques. De même que les lecteurs, tout en s’apercevant que la pensée de Bennabi reste toujours valide, pourront mieux comprendre les enjeux de la problématique de l’adaptation de l’Islam aux impératifs de la vie moderne.
Il y a aussi l’inévitable question du rapport et du choc de l’Occident. Lequel voit dans l’intégration politique et économique du monde musulman une menace à sa sécurité et à ses intérêts. D’où une politique d’interventionnisme tout azimut pour cantonner les pays musulmans dans des logiques étroitement nationales et en même temps attiser les tensions ethniques et confessionnelles entre les différentes communautés. Cet interventionnisme s’est par ailleurs singularisé par le soutien inconditionnel aux régimes despotiques et corrompus qui livrent une lutte sans merci aux aspirations des peuples musulmans à la liberté, au progrès et à la justice.
Mais le plus grave est le niveau effroyable de la destructivité de l’Occident déployée dans les pays musulmans. Comme si le chaos était orchestré pour que les pays visés ne puissent jamais retrouver une viabilité.
Bennabi recentre le débat d’abord sur la nécessité d’une meilleure compréhension de l’Islam, de ce qu’il a représenté et peut encore représenter pour les musulmans : une force catalysatrice et civilisationnelle. C’est la meilleure façon de résister aux pressions de l’Occident et la meilleure garantie de l’harmonie et de l’entente.
En appelant à remettre l’Islam dans la marche de l’histoire, Bennabi y voit les signes annonciateurs d’une « ère de fraternité abrahamique et plus largement de fraternité adamique ».
Zeddour Mohammed Brahim
Oran, 22 chaabane 1443
25 mars 2022
Préface du livre, “Que sais-je de l’islam” paru aux éditions “Héritage Editions”
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