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“Malek Bennabi, les fiches confidentielles des Services secrets français“: entretien avec l’écrivain Zidane Meriboute

En immersion dans les archives, longtemps marquées du sceau du secret, de la DST (Direction de la Surveillance du Territoire) et de la Cour de Justice Française, l’écrivain Zidane Meriboute a mené l’enquête, aux heures sombres du nazisme, dans les méandres de l’affaire qui a sali l’honneur d’un homme : le penseur algérien Malek Bennabi.

Plus de soixante-dix ans après les calomnies odieuses proférées dans une France fraîchement libérée du joug de l’Occupation, à l’encontre de cet intellectuel musulman majeur du XXème siècle, Zidane Meriboute s’est attelé à éclairer les zones d’ombre qui entouraient, jusqu’il y a peu encore, les « fiches confidentielles des Services secrets français ».

Dans cet entretien sur Oumma, cet auteur prolifique, docteur en droit à l’université de Genève, nous confie le but suprême de son dernier opus « Malek Bennabi -“Père” du courant islamique mondial ?» : rendre justice à Malek Bennabi et son épouse Paulette-Khadîdja, lesquels subirent l’opprobre et l’épreuve de la détention pendant 18 longs mois, à Pithiviers et Chartres, entre 1944 et 1946.

Malek Bennabi

Avant de s’intéresser aux archives de la DST et de la Cour de justice française qui ont servi de base à votre livre, pouvez-vous nous expliquer en quoi le grand penseur algérien, Malek Bennabi, s’efforça de promouvoir une pensée originale, voire iconoclaste pour son époque ?

Malek Bennabi a indéniablement marqué le XXe siècle par la vivacité de sa pensée. Ses réflexions sont influencées par les réformistes musulmans, le cartésianisme  français et les philosophes allemands (Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche). Ce grand penseur a développé une pensée multiforme et variée ; il traita de manière originale et didactique les problèmes de civilisation, de modernisation de l’Islam, de culture, « d’afro-asiatisme » et de colonialisme.

J’illustrerai ici,  brièvement, sa vision novatrice et inégalable par deux cas concrets : la théorie du cycle de civilisation islamique (1) et la notion de « colonisabilité » (2).

Dans le premier cas, Malek Bennabi a élaboré le concept génial du cycle de la civilisation islamique en trois phases : la première est relative à l’âme[1] (phase de la genèse ascendante de toute civilisation) ; la seconde à la raison[2] (phase où la civilisation atteint son apogée) et la troisième à l’instinct primitif[3], (phase de déclin). La profondeur de l’analyse de Bennabi, sur l’ensemble des phénomènes sociaux et culturels des sociétés, est comparable à celle de l’illustre sociologue Ibn-Khaldoun et de l’historien Fernand Braudel.

Dans le deuxième cas, Bennabi a été l’inventeur du concept remarquable de « colonisabilité ». Il a jugé que les colonisés, en particulier les musulmans, ont été responsables de leur propre déchéance. Fort de cela, il ne cessa d’exhorter les colonisés à se défaire d’une paralysie morale et d’une décadence spirituelle qui les ont rendus colonisables ou néo-colonisables.

Force est de constater que les politiques conduites par les anciennes puissances coloniales, dans la majorité des pays musulmans (ou du Sud), prouvent que les questions soulevées par Malek Bennabi restent d’actualité. Aujourd’hui, en dépit des nouvelles réflexions sur l’histoire, la civilisation et les efforts des courants postcolonialistes[4], l’œuvre de Bennabi n’a pas dit son dernier mot. Les chercheurs devraient exploiter certaines pistes de réflexion qu’il a tracées, afin d’en tirer profit et de les adapter à la période contemporaine.

Dans votre ouvrage, vous citez les propos de l’historien américain Allan Christelow, selon lesquels « les lecteurs européens et américains comprennent mieux ses écrits que ceux d’autres penseurs musulmans connus ». Pourquoi, d’après vous, l’œuvre foisonnante de Malek Bennabi trouva un certain écho en Occident ? 

Pour ma part, et loin de vouloir distordre les propos de l’historien Allan Christelow, Malek Bennabi a su s’écarter des préjugés et des confusions d’une certaine pensée équivoque, développée par beaucoup d’auteurs penseurs orientaux ; contrairement à ces derniers, Bennabi utilisa, comme je l’ai dit plus haut, des méthodes scientifiques empruntées aux philosophes des Lumières, à l’instar de René Descartes ou d’Emmanuel Kant.

Nous devons toujours garder à l’esprit que notre auteur maîtrisait la culture occidentale et parlait couramment l’allemand, le français et l’arabe, ce qui lui facilita les recherches et le rendait plus « parlant » aux occidentaux que certains intellectuels musulmans, dont le discours « alambiqué » est moins accessible à l’esprit de l’hémisphère occidental. En d’autres termes, la pensée rationnelle et dialectique de Malek Bennabi pourfend « les partisans de l’imitation » ( Ahl-i-taqlid ), dont les connaissances sont uniquement fondées sur le sens de l’écoute et la mémoire.

Vous décrivez Malek Bennabi comme l’un des héritiers d’Etienne de La Boétie, magistrat et essayiste français du XVIème siècle, connu pour sa grande proximité avec Montaigne, l’un des plus éminents philosophes humanistes de la Renaissance. Quel parallèle établissez-vous entre son célèbre concept de la « colonisabilité » et la dénonciation de la tyrannie en général, et de la « servitude volontaire » en particulier, par La Boétie ?

De mon avis, si on veut élargir le débat sur le concept magistral de la « colonisabilité », on doit également se poser la question de savoir pourquoi les peuples se mettent volontairement sous le joug des tyrans ou des dominateurs, alors même qu’ils n’en sont pas contraints ? Cette question est posée avec la plus vive insistance dans les écrits de La Boétie, comme dans ceux de Bennabi. Ces deux penseurs désapprouvent l’attitude, voire la prédisposition de l’espèce humaine à s’auto-soumettre aux pouvoirs autocratiques ou à l’occupation étrangère. La Boétie explique l’auto-soumission (ou la soumission coloniale/ « colonisabilité » chez Bennabi) par les raisons principales suivantes :

  • Primo, le rôle funeste des superstitions, des religions archaïques qui permettent de mieux exercer la domination sur les masses ignorantes. Pour Bennabi, les superstitions sont véhiculées par le maraboutisme[5]. Aussi bien La Boétie que Bennabi considèrent que l’archaïsme religieux et les superstitions infantilisent les peuples, et les conduisent à l’asservissement.
  • Secundo, La Boétie et Bennabi dénoncent la hiérarchisation excessive de la société qui permet aux dirigeants de mieux se maintenir au pouvoir. Cette hiérarchisation passe par la mise en place d’une pléthore de courtisans, qui vivent dans l’entourage direct des tyrans. Les courtisans choisissent volontairement la servitude, tout en profitant des gains et des faveurs du système établi par les souverains. Dans le contexte de la servitude volontaire coloniale, Bennabi qualifie ces courtisans de profiteurs de gens qui s’adonnent au jeu trouble de la « Boulitique», celle des politicards indigènes sans scrupules.
  • Tertio, les tyrans et les colonisateurs ont, selon La Boétie et Bennabi, toujours tenté d’abêtir les populations pour mieux les dominer. Pour ce faire, ils leur facilitent l’accès aux jeux, à l’alcool, aux drogues et à la débauche, à seule fin d’ assouvir leurs instincts et les contrôler. La Boétie, comme d’ailleurs Bennabi, condamne fermement l’accès du peuple aux jeux et aux drogues.

À travers notre digression sur l’humanisme français du XVIème siècle, nous avons voulu insister sur le fait que Bennabi est un des héritiers de La Boétie, dans la mesure où il démontre, à travers le concept de « colonisabilité », que les dominés contribuent à leur propre domination en se mettant « volontairement » sous le joug du tyran colonial.

Malek Bennabi était également un homme d’action. Pouvez-vous nous parler de son combat contre le colonialisme, dans les rangs du Front de Libération nationale (FLN) ?

Malek Bennabi a, selon sa propre biographie, offert ses services d’intellectuel à la cause algérienne, notamment de 1956 à 1962. La guerre battait son plein lorsqu’il s’est mis à la disposition de la Délégation Extérieure du Front de Libération Nationale (FLN), au Caire. Sa mission était importante, dans la mesure où il jouait le rôle de facilitateur entre la délégation algérienne, le gouvernement égyptien et plusieurs ambassades de pays musulmans d’Asie et d’Afrique, installées dans la capitale Cairote. Il avait considérablement contribué à la guerre de libération, en combattant le colonialisme français par sa plume incisive, ses conférences ingénieuses et l’élaboration d’une stratégie ayant pour but de contrer la désinformation et la propagande des services psychologiques coloniaux (Bennabi en voulait beaucoup à l’orientaliste Louis Massignon, qu’il accusait d’être le père des services psychologiques français visant à contrôler et surveiller les populations indigènes d’Afrique du Nord.)

J’ajouterai que Malek Bennabi a eu quelques divergences avec les membres du FLN et, pour ce dernier aspect, j’invite vos lecteurs à consulter les excellents articles de l’historien Sadek Sellam, parus dans Oumma.com en 2005  : « Le FLN vu par Malek Bennabi » : https://oumma.com/le-fln-vu-par-lecrivain-malek-bennabi-partie-12/

D’où émanèrent les accusations infamantes portées à la Libération contre Malek Bennabi, selon lesquelles il aurait collaboré avec l’Allemagne nazie ? Dans quel but ont-elles été proférées ? Et comment a-t-il vécu, avec son épouse Paulette-Khadîdja, l’épreuve de l’incarcération ?

Dès la libération de la France, en 1944, des rapports de police et des services de renseignement français (DST) enregistrèrent cinq témoignages principaux, selon lesquels Malek Bennabi et son épouse Paulette-Khadîdja avaient collaboré avec les troupes d’occupation nazies à Dreux, de juin 1939 à juillet 1942, puis de 1942 à décembre 1944.

Une première dénonciation vient de M. Stephen, un éleveur suisse-allemand, résidant en France. Il était engagé en qualité de traducteur au service des nazis et fut arrêté par les Forces françaises de l’Intérieur (FFI). M. Stephen accusa Malek et Paulette Bennabi de collaboration avec l’officier allemand de propagande (Gestapo), le lieutenant Schafner. Plus précisément, il accusa les Bennabi d’avoir remis à cet officier une liste noire, sur laquelle figuraient les noms des habitants de Dreux qui écoutaient la radio anglaise, et étaient favorables à la résistance contre l’Allemagne.

Le deuxième témoignage à charge provient de Joseph Bennabi[6], un membre de la résistance française au maquis de Montreuil. Il exerçait la profession de carrossier et aidait souvent Malek et Paulette Bennabi à assumer les dépenses mensuelles. Selon lui, Malek Bennabi tenait des propos pro-allemands et « portait chaque jour une certaine quantité de lait aux Allemands stationnés au château de Ternaincourt. »

Enfin, une troisième déposition auprès d’un inspecteur de la DST vient accabler Madame Paulette Bennabi. Elle a été faite par Merten Henrick, un ressortissant allemand qui servait ’interprète à la Feldgendarmerie de Dreux. Il affirma que Madame Bennabi travaillait pour M. Kahmayer de la Gestapo de Dreux, sous le nom d’emprunt de « Mme Mille ». Merten se souvient qu’un jour, en 1943, en l’absence de Kahlmayer, il avait reçu Madame Bennabi au bureau de la  Feldgendarmerie. Elle voulait uniquement parler au chef de la Gestapo. Il ajoute qu’une femme de ménage lui avait dit : « Tiens ? ce n’est pas Mme Bennabi ? ». Il lui répondit : « Je ne sais pas. D’ailleurs, je n’ai jamais vu, pas plus que connu Mme Bennabi ». Mais, malgré ses doutes, Merten a maintenu son accusation contre Mme Bennabi.

En somme, Malek Bennabi et son épouse ont été arrêtés et internés durant dix mois, uniquement sur la base de ces trois dénonciations pour collaboration avec les nazis. Toutefois, bénéficiant d’un non-lieu des juges de Chartres, ils furent libérés, mais momentanément. En effet, suite à l’acharnement de Maurice Violette[7], maire de Dreux, et du secrétaire général de la police d’Orléans, le couple fut de nouveau incarcéré pendant 8 longs mois, de l’automne 1945 jusqu’à la fin du printemps 1946.

La seconde incarcération du couple Bennabi au camp de Pithiviers repose essentiellement sur les déclarations de deux anciens selliers français, lesquels ont côtoyé le penseur algérien à l’usine de Walsrode (Allemagne) de 1942 à 1944. Il s’agit notamment des sieurs Poussin R. André et Walbaum François ; ces deux témoins ont été formellement recommandés à la police judiciaire par le maire de Dreux et l’ancien secrétaire général de la police d’Orléans.

  1. André Poussin et François Walbaum, qui travaillaient sous la responsabilité de Malek Bennabi, délégué syndical, à l’usine de Walrode, ont été vite retrouvés par la police judiciaire.

Dans sa déposition, Poussin déclare que « Lors de mon séjour à Walsrode (…) j’ai connu le nommé Ben Abi Malec[8], Juif nord-africain (sic) qui s’était mis volontairement au service des Allemands. Il exerçait la fonction de délégué de l’usine, nommé par les autorités allemandes ». Poussin précise toutefois à la police judiciaire que l’individu dont il parle « se nomme Ben Abi Malec et non Ben Ami ou Ben Hami. Je suis formel à ce sujet ». En effet, ajoute-t-il, « lors de ma venue en congé en France, Ben Abi m’a chargé d’envoyer des fonds et une lettre à ses parents, sa femme à Dreux (…), sa mère à Melun et sa fille qui se trouvait, à l’époque, dans un pensionnat. J’ai donc pu m’assurer de l’orthographe de son nom patronymique ».

Quant à Walbaum, il déclare aux enquêteurs que Bennabi avait une attitude nettement anti-française. Il saluait à l’hitlérienne et criait fréquemment « Heil Hitler ». Bennabi, ajoute-t-il, « a été renvoyé à la suite des plaintes des ouvriers français de Walsrode. Et à son départ (pour la France), je l’ai remplacé dans les fonctions de délégué. C’est ainsi que je me suis aperçu qu’il avait enlevé la caisse de l’amicale de l’usine et du matériel sportif ».

Comme on l’a écrit, c’est principalement sur la base de ces cinq témoignages que Paulette-Khadîdja et Malek Bennabi ont été incarcérés pendant 18 mois à la prison de Chartres et au camp de Phitiviers. La situation semblait désespérée pour le couple. Mais avant de boucler le dossier, le juge Billard, en charge de l’instruction du dossier, eut in extremis l’idée de procéder à des confrontations directes entre les cinq délateurs et les Bennabi. Et ces nouvelles auditions et confrontations donnèrent lieu à des coups de théâtre, dignes des grands suspenses hitchcockiens.

Dans cette interview, je ne révèlerai que le dénouement d’une confrontation entre Poussin et Bennabi, laissant le soin aux  lecteurs de découvrir les autres à travers le livre.

On se rappelle que Poussin avait affirmé qu’en 1943, Ben Abi l’avait chargé d’envoyer des fonds et une lettre à (…) sa mère à Melun et à sa fille qui se trouvait, à l’époque, dans un pensionnat. Or, lors de la confrontation organisée par le juge Billard à la prison de Chartres, Bennabi rejeta toutes les accusations portées contre lui par Poussin et nia catégoriquement l’avoir chargé de remettre des lettres à sa mère et à sa fille en France. Bennabi déclara alors : « Il est faux que j’ai chargé d’une commission M. Poussin pour ma mère à Melun, décédée depuis 1933, et pour ma fille que je n’ai jamais eue. »

Le juge Billard procéda à des vérifications en Algérie et en France, et découvrit que la mère de Bennabi était effectivement décédée depuis une décennie (1933), à Tebessa (Algérie), et qu’il n’avait jamais eu de fille, à cette époque. A la lumière de ces nouveaux éléments, le magistrat décida alors de reprendre l’enquête depuis le début. Il convoqua d’autres témoins cités, cette fois-ci, par Malek Bennabi, ce qui finit par faire « basculer » le procès.

On a vu, plus haut, d’où émanèrent les accusations infamantes portées à la Libération contre Paulette-Khadîdja et Malek Bennabi. Mais, dès le mois de janvier 1946, alors que les époux Bennabi étaient désespérément détenus à Pithiviers, d’autres témoins, à décharge des accusés, ont fini par être retrouvés et entendus par la gendarmerie française et le juge Billard.

Quant au but de ces accusations proférées de mauvaise foi à l’égard des Bennabi, je les attribuerai à plusieurs facteurs :

Primo, il faut se rendre compte qu’à la libération du joug nazi, dès 1944, la France était traumatisée, déchirée et divisée. En effet, le retrait progressif des Allemands du territoire français entraîna une épuration soutenue des personnes ayant collaboré avec les autorités d’occupation nazies : les femmes, par exemple, étaient tondues et humiliées à cause de leur collaboration dite « horizontale », et même Madame Bennabi en était injustement accusée. Il y a eu souvent des exécutions sommaires, la peur et la mort rôdaient partout en France. L’épuration pour collaboration a fait 400 000 victimes à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les motifs de collaboration sont divers. Ils peuvent être le fait d’avoir travaillé en Allemagne, (…), de s’être amusé avec des Allemands, ou d’avoir tenu des propos pro-allemands durant l’Occupation. L’ensemble de ces formes de collaboration est souvent regroupé sous le vocable de « crime d’atteinte à la sûreté de l’État » par les tribunaux français. Cette qualification juridique a été injustement retenue contre Malek Bennabi et son épouse Paulette, qui ont été ainsi écroués, comme on l’a vu, à la prison de Chartres, puis au camp de Pithiviers.

Secundo, l’arabité et la confession musulmane de Bennabi n’ont indéniablement pas joué en sa faveur. La rogne et la rancune de l’ancien gouverneur d’Algérie, devenu curieusement maire de Dreux, était palpables dans les rapports qu’il adressait à la police afin de détruire Malek Bennabi. Vous verrez que, dans une lettre reproduite dans mon livre avec l’aimable autorisation du Président du Conseil départemental d’Eures-et-Loire/archives, Maurice Violette écrit au commissaire de Dreux : « Mon cher commissaire, Il m’est rendu compte qu’un nommé Bennabi Malek, domicilié à Luat-Clairet, né le 1er janvier 1905 à Constantine, (…) a refusé de se déclarer de nationalité française et, interrogé par mes services, il a répondu qu’il était de nationalité arabe ». Puis, il note sur les déclarations de Bennabi qu’à la question : « Quelles langues étrangères, parlez-vous ? », celui-ci a répondu : « arabe et allemand, négligeant d’indiquer qu’il parlait français ».

Qu’est-ce qui était exactement consigné sur les fiches confidentielles des Services secrets français (gardées secrètes jusqu’en 2012) quant au comportement de Malek Bennabi durant l’Occupation en France, entre 1939 et 1945, notamment à Dreux où il résidait ?

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Les fiches confidentielles des services de la DST, les rapports de police (française et de l’ex-département français d’Algérie) et les documents judiciaires (Arrêts de la Cour de Justice) nous éclairent sur plusieurs aspects méconnus de la vie, de la pensée et des biens immobiliers de Paulette-Khadîdja et Malek Bennabi ; la vie intime et psychique des Bennabi est décortiquée par la police et la justice ; on trouve également des renseignements sur les convictions politiques et religieuses de Malek et de Paulette-Khadîdja ; de longues lettres manuscrites où Bennabi expose sa vision du monde (par exemple, la thèse, non connue, de Bennabi sur l’« Union monothéiste »). Notre auteur écrit qu’il a fait connaître ses idées sur « l’Union monothéiste » à un coreligionnaire influent nommé Brahoui Chaabane, à l’Abbé Bugognat de Paris, au pasteur Barre, et à Gabriel Passy.

Tous ces renseignements ne sont pas relatés dans la fameuse autobiographie[9] de Bennabi. Les archives départementales de l’Eure-et-Loir (Chartres), ainsi que les archives nationales de Paris, constituent un complément essentiel aux recherches déjà menées sur Malek Bennabi.

Pouvez-vous nous en dire plus sur la décision finale de la Cour de justice de Chartre en 1946, à laquelle vous avez eu accès, qui a reconnu clairement que « les inculpés (Malek Bennabi et son épouse) furent détenus sur la base d’accusations fantaisistes » ?

La décision finale de la Cour de justice de Chartres sur le « Cas des époux Bennabi » est longue d’environ 10 pages ; elle est manuscrite et difficile à déchiffrer ; j’ai dû la relire une dizaine de fois, et la retranscrire fidèlement. Mon éditeur Erick Bonnier et le président du comité de lecture, Henry Bonnier, ont tenu à la publier, presque entièrement, en annexe (P.117 et suiv.) de mon livre.

J’en donnerai le résumé suivant :

Dans son jugement, la Cour de justice réexamina toutes les pièces du dossier à charge et à décharge des époux Bennabi. Elle retraça l’itinéraire de Malek Bennabi depuis Tébessa (Algérie) jusqu’à Walsrode en Allemagne, en passant par Dreux et Paris lors de ses études. La Cour se pencha également sur les pièces du dossier accusant sa femme d’être une agente des renseignements allemands.

À propos des accusations des sieurs (…) Poussin, (…), Walbaum qui ont prétendu que Bennabi s’était livré à un trafic de permissions ou de services et fait de la propagande nazie durant son travail en Allemagne, la Cour déclare et arrête « … aucun d’eux ne cite un seul fait précis et leurs affirmations sont contredites par de nombreux témoins qui vécurent avec lui à Walsrode et qui vantent son dévouement, son désintéressement, ainsi que ses sentiments nationaux ».

La Cour poursuit qu’ont été entendus les sieurs Poudroux, (…), Soubrane (ancien commissaire à Bône/Annaba), Bouanani, Kouch, Studler, Rousseau – certains de ces témoins, notamment le sieur Studler (témoin à décharge), indiquent que la jalousie inspira les accusations contre l’inculpé, portées par le sieur Walbaum, qui désirait l’emploi occupé par Ben Abi.

Dans le cas de Mme Bennabi, toujours selon la Cour, cette dernière, lors de l’enquête de police, fut également accusée par le sieur Stephen d’avoir fourni des renseignements aux Allemands dans le courant des années 1940-1941 – mais ce dernier ne fournit pas plus de précisions contre Ben Abi ou contre sa femme. La Cour affirme qu’entendu à l’instruction, le témoin Stephen déclare : « Je n’ai aucune preuve que Paulette Ben Abi a servi d’agent des renseignements (…).

Quant à  Merten Henrick (ressortissant allemand, détenu à Chartres), qui accusa Mme Bennabi d’agir pour la Gestapo de Dreux, sous le nom d’emprunt de « Mme Mille », sa confrontation  avec elle donna lieu à un « coup de théâtre ». Ici, je n’en dis pas plus : je laisse à vos lecteurs le soin de découvrir par eux-mêmes le dénouement.

La Cour de justice de Chartres ajoute dans un de ses « considérants » que « les témoins Ligier, interprète à la Gestapo de Dreux, et Deredin qui habitait en face de l’immeuble occupé par la police allemande, ne virent jamais l’inculpée se rendre à la Gestapo ».

Et, suite à de nombreux « considérants » juridiques, la Cour dit et conclut que : « il résulte de l’ensemble des dépositions que les inculpés ont été détenus de longs mois sur des accusations fantaisistes – dont rien ne saurait être retenu.

C’est donc une décision de classement qu’il convient de prendre à leur égard ; le magistrat soussigné requiert en conséquence… à monsieur le juge d’instruction d’ordonner mainlevée[10] du mandat de dépôt décerné contre eux.

Signé  le Juge Charlies Prodhomme,

Chartres, le 8-4-1946 ».

L’Arrêt de la Cour se lit comme une biographie précise et captivante sur Paulette-Khadîdja et Malek Bennabi ; il nous révèle beaucoup de nouveautés sur la vie, l’itinéraire et la foi de ce couple fusionnel et attachant.

Le couple fut finalement remis en liberté. Au regard de l’histoire, justice a-t-elle été vraiment rendue à Malek Bennabi ? 

Absolument pas ! En effet, si la justice française est à féliciter pour sa rigueur et sa ténacité, je trouve que Paulette-Khadîdja et Malek Bennabi ont été lésés, dans la mesure où ils n’ont pas reçu de dommages et intérêts pour le préjudice subi durant les longs mois de détention passés dans l’ancien camp de regroupement de Pithiviers.

Je le répète, ils avaient incontestablement le droit de prétendre à des dommagesintérêts, en réparation du préjudice moral et matériel résultant de leur détention injustifiée. Je ne pense pas qu’il y ait prescription dans ce dossier politico-judiciaire. Leurs descendants (ayants-droits) pourraient toujours reprendre l’affaire pour se faire indemniser, dans le cadre des relations algéro-françaises. La situation semble favorable, suite à la publication de l’excellent rapport de Benjamin Stora intitulé : « Les mémoires de la décolonisation et la guerre d’Algérie » (n’oublions pas que les relations entre les deux pays datent de 1830, jusqu’aujourd’hui ) .

Je suggère que vos lecteurs, et Oumma.com, écrivent des lettres au brillant historien Benjamin Stora (également né à Constantine, comme Bennabi), ainsi qu’au président Emmanuel Macron, afin de leur soumettre une requête pressante : que le nom du penseur exceptionnel que fut Malek Bennabi puisse être ajouté à la liste des « personnalités issues de la diversité » que la France souhaite honorer ( voir « la liste des Algériens (et Maghrébins), que Macron souhaite honorer »  https://www.tsa-algerie.com/france-la-liste-des-algeriens-que-macron-veut-honorer/ ).

Propos recueillis par la rédaction Oumma

 

Notes:

[1] Bennabi explique que la première phase de l’âme est celle de la révélation de la Parole de Dieu en 610 ; elle a duré jusqu’à la bataille de Siffin en 657. Il considère qu’au préalable la conviction religieuse, essentiellement marquée par « l’idée coranique » révélée au prophète Muhammad, a été le catalyseur indispensable pour l’amorce de cette phase initiale, c’est-à-dire la phase capitale du cycle de la civilisation musulmane.

[2] Selon Bennabi, la bataille de Siffin (657 apr. J.-C.) a déclenché l’avènement de la période expansive de l’Islam ou la seconde phase dite de la raison s’étendant, à son tour, du début de la période Omeyyade (661) et se prolongeant jusqu`à la fin de la dynastie Almohade en 1269. Bennabi ajoute à ce sujet que : « Quoi qu’il en soit, c’est en effet le grand tournant de la seconde phase où la civilisation musulmane a pris le palier de la raison, n’évolue plus dans la profondeur de l’âme humaine, mais à la surface de la Terre qui exercera sur elle, désormais sa terrible pesanteur depuis les confins de la Chine, jusqu’à l’Atlantique. »

[3] Aux yeux de Bennabi, l’apparition de la troisième phase de l’instinct primitif, correspondant au déclin des musulmans. Elle est située à la fin du règne des Almohades au Maghreb en 1269 et a culminé avec la colonisation française en Algérie (1830). Commentant cette phase du déclin, il écrit : « C’est ainsi qu’après avoir été le moteur d’une brillante civilisation le musulman s’est trouvé, par une phase de querelles de toutes sortes, de guerres de tawâ’if de razzias, ramené à son stade actuel. S’il fallait nommer cette phase, sans âme et sans intelligence (raison), qui marque la fin de toute civilisation, on ne trouverait pas peut-être de nom plus adéquat que celui de la phase boulitique (du discours démagogique) ».

[4] Je pense notamment au concept de modernité/ « colonialité », inventé par Aimé César et développé par le sociologue péruvien Anibal Quijano.

[5] Bennabi utilise le terme maraboutisme qui dérive du mot Marabout dans le sens de sorcier ou envoûteur. Il ne vise pas les Marabouts  en qualité de guides spirituels ou les Saints Soufis responsables des confréries religieuses. Bennabi était proche de M. Zaouani, chef de la confrérie soufie des Ammaria établie dans l’Est algérien.

[6] Bennabi Joseph est né le 5 novembre 1918 à Alger et semble avoir un lien de parenté avec Malek Bennabi.

[7] Violette Maurice (1870-1960), avocat français, membre de la ligue des droits de l’homme. Il a été ministre d’État du Front populaire (1936-1938) et maire de Dreux (1944-1955). Il a également gouverné le Département français d’Algérie.

[8]Signalons que le nom de Bennabi est souvent mal transcrit dans les rapports de la DST, la police judiciaire ou même certains témoins qui parlent de Ben Ami et même de Ben Hami, mais il s’agit bien de la même personne, vu la date, le lieu de naissance et la filiation du penseur algérien.

[9] Bennabi, Malek., Mémoires d’un témoin du siècle, éditions Samar, Alger 2006

[10] Dans ce cas, il s’agit de l’Acte judiciaire par lequel le juge a annulé l’effet du mandat de dépôt émis à l’encontre de Mme et M. Bennabi.

Zidane Meriboute est citoyen suisse, d’origine algérienne. Il est titulaire d’un doctorat en droit et sciences politiques de l’Université de Genève (Institut universitaire de hautes études internationales) ; Ancien chef de la mission permanente du CICR auprès de l’Organisation Africaine (Addis Abeba) et chercheur à l’Université de Londres (SOAS) . Il est l’auteur de nombreuses publications dont : « La Fracture islamique : demain le soufisme ? » éditions Fayard, Paris 2004  « Prix Spiritualités d’aujourd’hui, 2005 » (Mention spéciale du jury présidé par l’orientaliste feu André Chouraqui) et Hibr Éditions, Alger 2009.

Malek Bennabi, “père” du courant islamique mondial ? Les fiches confidentielles des Services secrets français (Editions Erik Bonnier)

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