L’Algérie vient de célébrer le 70e anniversaire de la Révolution du 1er novembre 1954 dans un élan de communion nationale, sous le signe de la fidélité et du renouveau.
Quoi de plus étonnant quand on sait que l’insurrection du 1er novembre 1954 fut l’acte fondateur de la République algérienne indépendante et souveraine, mais aussi une page glorieuse dans l’histoire de la décolonisation du continent africain au XXe siècle.
Les Algériens ont le droit et le devoir de célébrer la Révolution qui a permis à leur pays de conquérir son indépendance nationale et la place qui est la sienne dans le concert des nations. Ils ont un devoir de mémoire à l’égard de leurs aînés qui se sont sacrifiés pour que leurs enfants vivent enfin dans un pays libéré de la tutelle coloniale.
De son côté, l’Etat algérien, sûr d’exprimer à cet égard une aspiration populaire légitime, a le droit et le devoir d’exiger de la France officielle la reconnaissance de ses crimes coloniaux, dans la perspective d’ouvrir une nouvelle page, apaisée et tournée vers l’avenir, dans les relations entre les deux pays.
Que l’Etat algérien se serve de ce dossier dans ses négociations, en vue d’un partenariat plus équilibré avec l’ancienne puissance coloniale, ou que le pouvoir algérien utilise la question mémorielle pour asseoir sa légitimité politique à l’intérieur n’a rien d’extraordinaire. Tous les Etats se servent des ressources symboliques à leur disposition, tant en politique intérieure qu’en politique extérieure.
La Mémoire, un gage d’avenir
« Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va », disait le philosophe italien engagé Antonio Gramsci. Résumer la célébration des grandes dates fondatrices de l’Histoire nationale par l’Algérie, Etat et société, et leur quête de reconnaissance à ce que les politiques et les médias français (et leurs supplétifs makhzéniens) appellent sournoisement la « rente mémorielle », est tout simplement une imposture et une insulte à l’humanité.
En effet, le fait de dénier aux anciens colonisés leur devoir de mémoire à l’égard d’un passé qu’ils ne veulent plus reproduire, ni pour eux ni pour d’autres, ne peut que relever d’une volonté sournoise de glorifier à titre posthume un fait colonial qui fut une infâmie et une dégradation insoupçonnée de l’humanité.
Quand dans leur quête de mémoire, les Algériens parlent de fidélité à la Révolution du 1er novembre 1954, ils ne visent pas seulement le souvenir des Moudjahidines qui ont donné leur vie pour l’Algérie. Ils marquent aussi par la même occasion leur fidélité à l’esprit et aux principes de cette Révolution.
La Déclaration du 1er novembre 1954 a fixé de manière magistrale ses objectifs :
« Un Etat algérien indépendant et souverain, moderne, démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques ».
Comme toutes les révolutions qui ont jalonné l’histoire contemporaine (à commencer par la Révolution française et la Révolution russe), la Révolution algérienne n’a pas été à l’abri de contradictions ni de dérives bureaucratiques, et certains de ses objectifs initiaux sont encore loin d’être atteints.
Cependant et malgré tout ce qui reste à accomplir, l’Etat algérien, né d’une guerre de libération nationale et populaire (et non pas d’un compromis néocolonial perfide comme dans la plupart des cas en Afrique et dans le monde arabe), continue d’entretenir son double caractère souverainiste et social avec toutes les inconséquences et les imperfections engendrées par un système bureaucratique que les jeunes générations sont occupées à redresser graduellement et patiemment, sans avoir à renier les principes fondateurs du 1er novembre.
Et c’est ce qui dérange tant les chantres du néocolonialisme et du paternalisme, qui n’arrivent pas à digérer le fait qu’une nation du sud cherche dans la difficulté et les contradictions sa propre voie vers le développement durable et le progrès social, dans le respect de ses référents civilisationnels et culturels.
Ce qui n’empêche pas de rechercher une saine convergence avec les valeurs humanistes et universelles proclamées dès la Renaissance européenne par des hommes dont on oublie trop souvent la dette intellectuelle qu’ils avaient à l’égard de leurs illustres prédécesseurs musulmans comme Avicenne et Averroès.
Des valeurs trahies et bafouées, faut-il le rappeler, par cette aventure foncièrement antihumaniste que fut l’expansion coloniale européenne et qui vont devoir être reprises, défendues et reconstruites par les jeunes héros de la décolonisation à l’instar de Hocine Aït-Ahmed, Frantz Fanon et tant d’autres.
Nourris aux valeurs humanistes enseignées par l’école de la IIIe République française, ces derniers ont compris très tôt la leçon kantienne, selon laquelle sans l’impératif de l’universalisation de la liberté, celle-ci risque non seulement de perdre toute sa pertinence, mais à force d’être reconnue aux uns et déniée aux autres, elle devient tout simplement une prostitution morale et psychologique insupportable.
Une France arc-boutée sur son passé colonial
Ceux qui ont le culot de reprocher aux Algériens leur propension à une soi-disant « rente mémorielle » sont tout simplement malhonnêtes. Passons sur le fait que ceux-là mêmes qui invitent les Algériens à tourner la page du passé ne se gênent pas pour nous bassiner les oreilles avec les crimes imprescriptibles de l’Allemagne nazie, et ce, à toute occasion, et surtout quand il s’agit de détourner l’attention du génocide qui se déroule depuis des mois à Gaza.
Pour qu’on puisse parler de « rente », il faut que la partie demanderesse attende de la partie défenderesse des avantages matériels et/ou moraux, sans autre contrepartie significative.
Qu’attend aujourd’hui l’Algérie de la France sans contrepartie ? RIEN. Toutes les attentes algériennes à l’égard de la France ont une contrepartie sonnante et trébuchante.
Les visas d’études, de regroupement familial et autres constituent une demande importante, mais l’Etat français ne s’est jamais gêné de les faire payer à l’Algérie rubis sur ongle, sous forme de rentes de position sur le marché algérien et dans le cadre de la politique d’influence qui passe notamment par la formation d’élites dont on attend au moins qu’elles servent, d’une manière ou d’ une autre, les intérêts matériels et moraux de la France.
D’ailleurs, ce qu’on appelle les visas de long séjour (de deux ans) accordés aux responsables algériens et à leurs enfants n’ont pas d’autre fonction pour la France que d’entretenir les réseaux de la « Françalgérie », qui s’inscrivent dans les réseaux plus larges de la « Françafrique » actuellement en perte de vitesse face à la rude concurrence de nouveaux acteurs régionaux et internationaux.
Qu’attend d’autre l’Algérie de la France ? Qu’elle cesse de considérer l’Algérie comme un simple comptoir commercial et qu’elle s’attelle à proposer enfin des projets de développement industriels qui passent par des investissements directs et des transferts de technologie.
En cela, l’Algérie ne fait que traduire l’aspiration légitime des peuples du sud à un partenariat équilibré avec les pays du nord dans le cadre de leur quête d’un développement durable qui passe notamment par la valorisation locale de leurs matières premières en vue de corriger l’ancienne division du travail et de mieux s’intégrer dans la chaîne de valeur internationale.
Sur le plan international, la France a cherché durant de longues années à s’assurer la collaboration algérienne (diplomatique et militaire) au Sahel et en Afrique pour alléger le fardeau budgétaire et pour mieux légitimer sa politique néocoloniale.
Attachée à des principes hérités de la Révolution du 1er novembre qui lui interdisent de s’ingérer dans les affaires intérieures des autres Etats et qui lui dictent de rechercher la prévention et la résolution des conflits intra ou interafricains par la voie de la négociation, l’Algérie a refusé d’envoyer ses soldats se battre au Sahel comme supplétifs de l’armée française.
Et c’est ici que gît le lièvre. Quand les dirigeants français et leurs supplétifs pointent du doigt la soi-disant « rente mémorielle » des Algériens, ce n’est pas seulement par soumission aux préjugés de la droite extrême et autres nostalgiques de l’ « Algérie française ». Ce qui est en cause derrière ce qui est appelé la « rente mémorielle » ce n’est pas le passé, c’est l’AVENIR.
Quand dans son éditorial, à l’occasion de la visite de Macron au Maroc, le quotidien Le Monde parle d’une Algérie « arc-boutée sur le passé » alors que le Maroc serait soi-disant « tourné vers l’avenir », il se trompe et fait preuve d’une grande mauvaise foi.
Les contours du partenariat proposé par la France qui a tout l’air d’un partenariat néocolonial rappelle trop le passé colonial dans la mesure où il cherche à redéployer la relation inégalitaire sur un autre plan et avec de nouvelles formes.
Quand l’Algérie propose un nouveau partenariat fondé sur l’équilibre des intérêts, au contraire, elle regarde vers l’avenir dans la mesure où même si elle est toujours contrariée par les nouvelles logiques d’exploitation, charriées par les processus de globalisation néolibérale en cours, la quête d’égalité et de justice qui anime si fortement les peuples du sud est une tendance irréversible que seuls des passéistes dogmatiques refusent d’admettre.
Et le soi-disant partenariat d’avenir que fait miroiter la France au Maroc, qui continue de s’inscrire dans une division régionale du travail inégalitaire, relève à ce titre du passé plutôt que de l’avenir. Au demeurant, il n’est même pas sûr que la surexploitation des travailleurs marocains sur fond d’un dumping social contraire aux normes en vigueur en Europe, suffise à faire du Maroc l’atelier des industries qui cherchent une fructueuse délocalisation hors de l’hexagone.
Les supplétifs du makhzen au secours du néocolonialisme français
Ce n’est pas un hasard si parmi les supplétifs du néocolonialisme français qui reprochent aux Algériens leur soi-disant « rente mémorielle », on trouve aujourd’hui un écrivaillon obséquieux comme Tahar Ben Jelloun, devenu le vil porte-parole du makhzen sur les plateaux français.
Quand on a pour seul horizon une mémoire dynastique, au mépris de la mémoire qui se nourrit des résistances populaires à des dynasties prédatrices qui ont pris et gardé le pouvoir et ses privilèges grâce à leur collusion avec les empires coloniaux depuis le XVIe siècle, il n’est pas étonnant de chercher à enterrer son complexe d’infériorité en attaquant la « rente mémorielle » de ses voisins algériens.
L’imposture devient carrément ridicule quand les mêmes énergumènes, pour nourrir le chauvinisme de leurs compatriotes et leur annexionnisme territorial et culturel, ne se privent pas de convoquer le passé mythique d’un soi-disant empire marocain qui va de Tanger jusqu’au Sénégal (sic), et qui n’existe que dans leurs bouffées délirantes.
La mémoire décoloniale que les Algériens cherchent à cultiver et à entretenir n’est ni passéiste ni tribale, pour la simple raison qu’elle se présente comme un gage pour un avenir libre et un legs commun à tous les peuples épris de liberté et de dignité.
Les Algériens partagent cette mémoire décoloniale avec tous leurs frères africains et arabes, et tout particulièrement avec leurs frères marocains, qui refusent d’enfermer leur mémoire nationale dans l’horizon temporel d’une dynastie dont le modernisme matériel ne saurait cacher la corruption morale et spirituelle.
Dans leur quête de liberté et de dignité, les Marocains, qui en ont assez de courber l’échine et de baiser les mains, vont nécessairement rencontrer à leur tour la mémoire de la glorieuse République du Rif de Abdelkrim El Khattabi, qui fut défaite par la collusion des deux colonialismes français et espagnol avec, faut-il le rappeler, l’appui de la famille alaouite.
Cette famille au passé sinistre qui, pour sauver coûte que coûte son trône et ses privilèges, est malheureusement en train de faire du makhzen, grâce au travail souterrain du proconsul André Azoulay et ses émules, la nouvelle base-arrière de l’Etat colonialiste, raciste et expansionniste d’Israël en Afrique du Nord.



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