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Malek Bennabi : une vision rénovatrice de l’islam

Nous venons de relater la vie extraordinaire de Malek Bennabi qui s’est étalée sur près d’un siècle, nous arrêtant surtout aux circonstances et aux faits ayant un rapport avec son édification intellectuelle pour mieux éclairer sa pensée telle qu’il l’a formulée à travers les livres, les articles, les manuscrits inédits et son journal intime. 

Nous allons maintenant tâcher d’exposer cette pensée en la situant dans la famille à laquelle elle appartient. Pour ce faire, nous l’avons déglobalisée puis reconstruite autour des principaux sujets dont elle s’est occupée (la décadence du monde musulman, la problématique de la renaissance, l’échec de la Nahda, la crise du monde occidental, le mondialisme) et des principaux thèmes autour desquels elle s’est nouée (la culture, la civilisation, les idées, l’économie). Enfin, nous la confrontons aux thèses par lesquelles se distingue de nos jours l’islamisme. 

L’œuvre de Bennabi apparaît comme un tout, construit en paliers successifs correspondant à sa propre évolution intellectuelle :

  1. « Le phénomène coranique » (1947) est un essai à caractère scientifique par lequel il a voulu régler le problème de la foi à la lumière de la raison. Il constitue le postulat fondamental sur lequel repose sa pensée.
  2. « Lebbeik, pèlerinage de pauvres » (1948) est un roman spirituel qui dénote sa profonde spiritualité.
  3. « Discours sur les conditions de la renaissance algérienne » (1949) est une adresse au peuple algérien appelé à réaliser sa transformation pour sortir de la décadence et de la domination coloniale.
  4. « Vocation de l’islam » (écrit entre 1949 et 1950 et publié en 1954) est une analyse des points forts et des points faibles des civilisations musulmane et occidentale à un moment de confrontation. Il suggère les voies nouvelles que l’islam peut prendre pour assurer la résurrection du monde musulman dans un monde en voie de globalisation.
  5. « Pourritures » (rédigé entre 1951 et 1954) est le titre du brouillon de ses Mémoires inédits couvrant sa vie de 1939 à 1954.
  6. « Vocation de l’islam II » (1952) est le prolongement inédit de « Vocation de l’islam ». Bennabi essaye de se représenter l’ordre international qui sortira de la guerre froide et de dégager une politique pour le monde musulman. Cet ouvrage est aussi désigné par un autre titre, « Le problème juif ». 
  7. « L’Afro-Asiatisme » (1956) est une doctrine de regroupement géopolitique devant déboucher sur une mondialisation pluri-civilisationnelle. 
  8. « SOS Algérie » (1957) est une dénonciation des exactions de l’armée française en Algérie et un appel à l’opinion internationale à manifester son soutien aux droits politiques du peuple algérien. 
  9. « La lutte idéologique dans les pays colonisés » (écrit entre juin et septembre 1957 et publié en arabe en juillet 1960) est une récapitulation de son expérience de la lutte idéologique. 
  10. « Idée d’un Commonwealth islamique » (écrit en octobre 1958 et publié en février 1960) est un plaidoyer pour l’intégration des pays musulmans dans un ensemble géostratégique après l’échec de l’afro-asiatisme à devenir un thème fédérateur. 

 

  1. « Le problème de la culture » (1959) est un ouvrage didactique par lequel Bennabi veut dramatiser cette notion dans l’esprit musulman et la ramener à sa signification sociale. 
  2. « Le livre et le milieu humain » (1959) est une réflexion sur le sort des idées et des livres dans le monde arabo-musulman (inédit).
  3. « Histoire critique de la révolution algérienne » (commencé en mai 1959) est une thèse sur les déviations auxquelles a été exposée la révolution algérienne (inédit). 
  4.  « Naissance d’une société : le faisceau des relations sociales » (1962) est une étude des mécanismes psycho-sociologiques qui transforment un groupe humain en société.
  5. « Perspectives algériennes » (1964) révèle un Bennabi idéologue à l’heure où l’Algérie cherche sa voie. Il regroupe trois textes relatifs à la civilisation, la culture et l’idéologie.  
  6. « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Enfant » (1965) relate la première tranche de sa vie (1905-1930). 
  7. « Islam et démocratie » (1967) est un essai sur la compatibilité entre l’essence de l’islam et l’idéal démocratique. 
  8. « L’œuvre des orientalistes et son influence sur la pensée musulmane moderne » (1968) est une sensibilisation de l’intelligentsia musulmane à la nécessité de développer une réflexion et une production intellectuelle autonomes.
  9. « Mémoires d’un témoin du siècle : l’Etudiant » (paru en langue arabe en 1970) nous fait connaître la période 1930-1939 de sa biographie. 
  10. « Le problème des idées dans la société musulmane » (1971) est une œuvre pédagogique où sont étudiés les types culturels et les idées en tant que forces motrices des sociétés. 
  11. « Le musulman dans le monde de l’économie » (1972) est une récapitulation de ses idées économiques, en même temps que son dernier livre.
  12.  « Majalis Dimashq » renferme les derniers textes de Bennabi dont « Le rôle et la mission du musulman dans le dernier tiers du XXe siècle ». Dans ce recueil, Bennabi brise définitivement l’illusion d’un retour du monde musulman à ses formes historiques initiales et voit l’histoire, tel un gigantesque torrent, diriger ses flots vers l’océan mondialiste. Le panislamisme de sa jeunesse et le wahhabisme de ses années d’études à Paris ne sont plus que des souvenirs. Le dernier tiers du XXe siècle sera une période décisive pour l’Occident, le monde communiste et le monde musulman. De fait, il l’a été. Le monde communiste a disparu et le monde musulman a encore creusé l’écart le séparant des autres blocs civilisationnels.   
  13.  Les articles : au nombre de 150 environ, ils ont été publiés par quatre périodiques : « La République algérienne » (une soixantaine, de juin 1948 à février 1955), le « Jeune musulman » (une quinzaine, de novembre 1952 à mai 1954), « Révolution africaine » (une cinquantaine, de septembre 1954 à juin 1958) et « Que sais-je de l’islam » (une douzaine, de janvier 1970 à mai 1973).  A quelques exceptions près, ils ont été publiés en langue française dans trois recueils intitulés « Pour changer l’Algérie » (1989) par l’auteur de ces lignes, « Colonisabilité » (2003) et « Mondialisme » (2004). Une partie d’entre eux a été traduite en arabe par Bennabi lui-même et publiée sous les titres de : « Fi mahab al-maaraka » (« Dans le souffle de la bataille ») et « Bayna errachad oua ettayh » (« Entre le droit chemin et l’égarement »). Le premier est sorti à Beyrouth en octobre 1961 et regroupe 30 articles publiés entre janvier 1953 et décembre 1954 dans « La République algérienne » ; le second est un recueil de vingt-six articles parus après l’indépendance de l’Algérie dans « Révolution africaine ». 
  14.  Les Carnets constituent la suite de son autobiographie et couvrent la période 1958-1973 (inédits). 

C’est là toute la production de Malek Bennabi, en dehors du « PAS algérien » (1938) et de « L’islam et le Japon dans la communauté asiatique » (1942), non retrouvés. En raison de leur singularité, « Le phénomène coranique » et « Lebbeik » ont été analysés dans la série sur « La vie de Malek Bennabi » en 34 épisodes publiée par le site « oumma.com ». Le reste de l’œuvre est étudié ici de manière transversale et son contenu ramené aux principaux thèmes auxquels s’est intéressé Bennabi. 

Si l’homme n’avait pas écrit ses Mémoires et tenu son Journal, son œuvre serait restée hermétique. C’est grâce à son autobiographie qu’on apprend dans quelles conditions il a vécu et dans quelles circonstances il a écrit. 

C’est le doctrinaire qui officie dans les livres, et le pédagogue qui apparaît dans les articles. Si ces derniers nous renseignent sur les positions qu’il a prises tout au long de sa vie, ce sont les Carnets qui l’humanisent, nous révélant un Bennabi au grand cœur, prenant toujours les choses avec humour. Il faut juger ses idées et ses positions avec les yeux de son époque pour mesurer leur audace, et avec les yeux de la nôtre pour mesurer leur justesse.

D’où tient-il ses idées, les intuitions qui l’y ont mené ? Quelles pistes a-t-il suivies pour arriver à forger sa pensée ? C’est ce à quoi nous avons essayé de répondre dans la série consacrée à sa vie en portant l’attention sur les temps forts de sa vie sociale et intellectuelle et les sujets sur lesquels il a concentré son attention. 

Tout est parti de sa sensibilité au problème colonial, de son refus d’un islam décadent, de son admiration critique pour la civilisation occidentale, de son amour pour l’esprit scientifique et, surtout, de son désir d’être utile à son peuple, à ses coreligionnaires et à l’humanité. Le plus étonnant est que dès la lecture de son premier livre on a la nette impression d’avoir affaire à un système achevé. Tous ses livres ont en effet leurs racines dans « Le phénomène coranique ». 

Dans son œuvre, on voit Bennabi se préoccuper de l’accomplissement social, intellectuel, économique et politique du monde musulman, plus que de l’apologie de l’islam. Il s’est occupé de l’avenir de l’islam et non de sa gloire passée ; il s’est employé à lui trouver une place dans le monde de demain, plutôt que de lui tresser des couronnes de lauriers. 

Au début, il s’adresse aux Algériens auxquels il propose une « technique de renaissance ». Puis, après le choc de 1948 (création de l’Etat d’Israël en Palestine), c’est vers l’ensemble des musulmans qu’il se tourne pour les inciter à réfléchir sur ce que doit être la vocation de l’islam dans le monde de demain. 

A l’occasion de la première réunion des peuples afro-asiatiques à Bandoeng en 1955, le poids et la place de l’islam dans l’ensemble le frappent, et il exhorte les nations musulmanes à se fédérer avec les nations africaines et asiatiques, non pas sous forme d’un bloc militaire, mais en un bloc civilisationnel préparant une intégration plus large, celle du monde. 

La libération de son pays lui offre un cadre pour mettre ses idées à l’épreuve des réalités. A partir des postulats fondamentaux de sa pensée, il développe un discours actualisé, modernisé, adapté au langage du temps. Cette confrontation le fait évoluer lui-même. 

Ses notion-clés (la civilisation, la culture, les idées) sont présentées non seulement dans un nouveau langage, mais sous un angle opérationnel. La civilisation devient synonyme de développement, l’islam une doctrine géopolitique, l’idée une idéologie. L’homme est sorti de la phase doctrinale, abstraite, le théoricien de la renaissance est devenu un théoricien de la révolution et du développement, le philosophe s’est fait idéologue et le visionnaire s’est mué en stratège. 

Civilisation, culture, société, religion, idées, science… Comment s’ordonnent ces notions, quels liens y a-t-il entre elles, comment les agencer dans notre esprit, comment s’en servir ? Tant de mots courants mais au sens vaporeux, tant de confusion et d’amalgames autour d’eux… Lui, vient rétablir l’ordre en nous et nous apprendre leur maniement. 

Bennabi ne s’est voulu « témoin » qu’après avoir été « acteur ». Lorsqu’on aligne en chaîne les événements de sa vie, on s’aperçoit que l’action a précédé chez lui le travail de pensée, et que l’homme d’action a précédé le théoricien. 

En suivant les péripéties de sa vie, on se rend compte qu’avant de commencer sa carrière d’écrivain, de journaliste et de penseur à partir de 1946, il s’est d’abord engagé dans l’action culturelle, sociale et politique au service de son pays à Tébessa, Paris, le Caire, puis à Alger. C’est dans l’action que sa pensée a cherché à s’accomplir avant d’être confiée aux livres, aux articles et aux conférences. On peut dire qu’il a été le premier disciple de sa pensée. 

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Si la politique renvoie communément à l’idée de bonne gestion des affaires de la cité, Bennabi s’est dévoué à cet idéal qu’il désigne par un terme plus large, celui de civilisation. Cherchant à définir le sens de sa vie, il écrit dans une note du 13 février 1958 : « Si je récapitule ma vie depuis 1936, je crois que la seule signification valable qu’elle ait à mes yeux, c’est l’espèce d’amour que j’ai toujours éprouvé pour les formes supérieures de vie et qui se résument en la civilisation. Le spectacle de la civilisation m’a toujours ému. Et si je récapitule maintenant ma vie, je trouve qu’elle fut toujours une tentative de passer un peu de cette émotion, de mon amour de la civilisation autour de moi ». 

Et si par politique on peut encore entendre engagement, action, militance, c’est pour convenir qu’il n’a fait que cela sa vie durant : combat contre le colonialisme, contre la « colonisabilité », contre l’analphabétisme, contre la décadence, contre les idées fausses, les « idées mortes » et les « idées mortelles », contre l’inculture et le sous-développement, et cela au détriment de sa tranquillité et de ses intérêts.

Sa pensée est le produit de son vécu, de ses expériences d’étudiant, de prolétaire, d’activiste, de journaliste… A l’instar de Platon, il est venu à la pensée pour la politique et à cause d’elle.

Le philosophe grec a vécu une période de grands troubles : chute de la démocratie au profit de l’oligarchie, guerre civile, exécution de Socrate… On connaît sa fameuse pensée sur l’improbabilité dans la vie des nations que le philosophe et le dirigeant politique se rencontrent dans un même personnage : Les maux ne cesseront pas pour les hommes avant que la race des purs et authentiques philosophes n’arrive au pouvoir, ou que les chefs des cités, par une grâce divine, ne se mettent à philosopher véritablement. » (« La République », Lettre VII). 

Les deux termes – pensée et action – ont interagi en Bennabi, ils se sont associés et imbriqués jusqu’à ce qu’il ne soit plus lui-même qu’un trait d’union entre eux. 

La condition sociale de son peuple et du monde musulman a été l’affaire de sa vie. Ses livres sont des bréviaires, des incitations à l’action économique, politique et culturelle, des manuels de procédures pour être éligible à la civilisation. Leur enchaînement et leurs intitulés révèlent un besoin d’agir en même temps qu’ils déclinent un plan de travail. 

Très tôt, il a eu conscience que les limites coloniales entre lesquelles il évoluait ne lui permettraient pas d’aller au-delà de l’écriture. C’est pour cela qu’il a mis à l’entrée des « Conditions de la renaissance » la fameuse pensée de Machiavel : « Le devoir d’un honnête homme est d’enseigner aux autres le bien que les iniquités du temps et la malignité des circonstances l’ont empêché d’accomplir, dans l’espoir que d’autres, plus capables et placés dans des circonstances plus favorables, seront assez heureux pour le faire ».

A ce moment-là (1949), il regardait vers les forces politiques et sociales formant le mouvement national algérien et pensait pouvoir jouer auprès d’elles le rôle de « conseiller », pour ne pas dire de maître à penser ou d’idéologue. 

En Egypte (1956-1963), il voudra être le doctrinaire d’une stratégie internationale, celle que pourraient défendre ensemble les pays afro-asiatiques et arrive même à inspirer quelques-unes des résolutions adoptées par la conférence afro-asiatique de 1957 (sur la création d’un prix pour la zone de paix et sur la mise en place d’un mécanisme de solidarité économique). 

Dans l’Algérie indépendante, il s’assigne ce rôle même quand on ne l’y invite pas à travers les articles qu’il publie dans la presse pour soutenir, critiquer ou proposer. C’est en ce sens que certains de ces articles peuvent être qualifiés de véritables « Epîtres aux Algériens ». 

Bennabi était pleinement lucide quant à la situation dans laquelle il se trouvait et, comme s’il se parlait à lui-même, écrit avec sa candeur habituelle dans une note du 19 août 1965 : « Je sais que la solution que je propose au drame musulman depuis un quart de siècle est rigoureusement exacte : il faut une civilisation pour résoudre le problème musulman. Toute autre solution n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. L’indépendance, notamment, n’est qu’un cautère sur une jambe de bois… Donc, du point de vue doctrinal, il n’y a pas l’ombre d’un doute dans mon esprit : toutes les solutions qu’on a proposées jusqu’ici au problème musulman sont fausses sauf la mienne. Et j’ai même le moyen de vérifier la fausseté des autres solutions puisque j’ai le résultat pitoyable sous les yeux de Tanger à Djakarta. Malheureusement, même s’il m’est permis en un sens de dire comme Archimède « Eureka ! », je ne me rends que trop compte des difficultés de ma solution qui la rendent quasiment impossible dans l’application, du moins dans l’état actuel des choses car ma solution c’est celle qui réunit contre elle en ce moment toute la colonisabilité et tout le colonialisme. Les deux facteurs, agissant tantôt séparément, tantôt à l’unisson. Et alors un problème se pose à ma conscience en une alternative douloureuse : dois-je considérer le problème en simple écrivain qui dit ce qu’il croit juste et laisse, comme Machiavel, aux autres de réaliser la solution ? Ou bien, comme un messager qui se croit non seulement chargé de transmettre un message mais aussi de le faire entrer dans les têtes et les cœurs, dussé-je en perdre le sommeil, le boire, le manger et même le sang ? Et j’ai même l’impression qu’avec tout ce sacrifice, je ne vaincrai pas l’alliance puissante entre le colonialisme et la colonisabilité. Finalement, je pense que Dieu est seul capable de résoudre le problème musulman. Mais alors cette solution s’appellerait le miracle… »

Bennabi a porté ses idées jusqu’au bout, non pas à la manière d’un illuminé, mais comme Galilée qui, après sa condamnation, continuait encore à marmonner : « Et pourtant elle tourne ». Il était obsédé par l’idée de transmettre aux générations futures son témoignage sur son temps, mais aussi le fruit de ses recherches et de ses découvertes. Il voulait leur léguer quelque chose de capital, sa pensée. C’est qu’il nourrissait une grande peur pour l’avenir du monde musulman

Dans une note du 22 décembre 1958, il écrit : «Je vois surgir du XXe siècle un monde nouveau et une histoire humaine nouvelle. L’ambition d’un intellectuel musulman doit être de faire participer le musulman à la construction de ce monde nouveau, de l’introduire davantage parmi les forces qui font son histoire ». Car il en est persuadé, ainsi qu’il le dit dans une note du 14 mai 1959 : « Mes idées… Je crois que le monde arabe et musulman les attendait ».                                                                                                                     (A SUIVRE) 

 

                                               

                                            

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