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La vie de Malek Bennabi (32)

En juin 1970, Bennabi est invité en Libye pour une série de conférences. Il est longuement reçu par Kadhafi. Il remet au leader libyen un ensemble de documents composé d’un « Historique » (de la Libye), de « Le Pétrole et la base de Wheelus », de « L’exemplarité », de « Vigilance nécessaire » et d’une « Conclusion ». 

Dans le texte intitulé « L’exemplarité », on peut lire : « Dans les pays arabes, le politique parle le langage du diplomate : il évite de dire la vérité ou bien il l’enrobe. Or, si on définissait par antithèse la diplomatie, par rapport à la politique, on dirait de la première que c’est l’art de dire ce qui endort la conscience, tandis que la seconde consiste à dire ce qui la réveille. »  Il appelle cette attitude qui a conduit maint pays arabe à la débâcle le « complexe diplomatique ». 

Il faut savoir que Kadhafi avait un très grand respect pour Bennabi et qu’il sollicitait fréquemment ses analyses. Il l’a aidé autant de son vivant qu’après sa mort, entourant sa veuve et ses filles de toutes les prévenances. Deux autres libyens, des disciples, ont également aidé Bennabi de son vivant : Mohamed Dakhil et Mohamed Haouissa. Bennabi vouait pour sa part   à Kadhafi une grande affection et voyait en lui un espoir pour le monde arabo-musulman. 

En septembre, il est nommé par Nasser membre de l’Institut des Etudes Islamiques du Caire. Il reprend la rédaction du « Problème des idées » interrompue en janvier 1960 au Caire. Le 04 octobre, il termine le premier chapitre, le 14 il en est au quatrième, le 22 novembre, il peut noter dans ses Carnets : « Il est 20h30. Je viens d’écrire la dernière ligne de ce livre ». 

« Le Problème des idées dans la société musulmane »

Ce livre, qui est l’un des plus passionnants qu’ait écrits Bennabi, est aussi celui où apparaissent l’évolution de sa pensée et ses capacités d’adaptation aux problèmes du monde. Il se compose d’une courte préface, de dix-sept chapitres et d’une conclusion. Les chapitres sont ainsi titrés : Les  deux réponses au vide cosmique, L’enfant et les idées, La société et les idées, La civilisation et les idées, L’énergie vitale et les idées, L’univers-idées, Idées imprimées et idées exprimées, Dialectique de l’univers culturel, Dialectique idée-chose, Duel idée-idole, Authenticité et efficacité des idées, Idées et dynamique sociale, Idées et processus révolutionnaire, Idée et politique, Idée et bilinguisme, Idées mortes et idées mortelles, Némésis des idées trahies. 

En décembre, il se rend en Libye avec Chérif Belkacem, Ammar Talbi et Abdelwahab Hammouda. En mars, il est au Caire avec sa femme. Il donne des conférences et y reste pendant plus d’un mois. De là, il se rend à Tripoli où l’a demandé Kadhafi qu’il rencontre plusieurs fois et à qui il remet un nouveau travail sur « La mission de l’islam dans le monde ». 

Fin mai, il s’envole pour Beyrouth et passe quelques semaines chez Meskawi. Il lui établit une procuration l’habilitant à publier ses livres en arabe. C’est là qu’il rédige « la crise culturelle », nouveau chapitre annexé au « Problème de la culture », ainsi que la préface à la deuxième édition. Il retourne au Caire où il va passer un autre mois pour superviser l’édition du « Problème des idées dans la société musulmane ». 

Cela fait maintenant quatre mois qu’il a quitté Alger. Le livre sort le 10 juillet. Il en offre le premier exemplaire à Amin Mançour, rédacteur en chef de « Akhbar al-youm ». Le même jour, il donne une conférence au foyer des étudiants malaisiens. Il rentre en Libye le 16 juillet où il est reçu par Kadhafi. 

Le 15 septembre, il prend l’avion pour les Etats-Unis. Il atterrit à Chicago où l’attendent les étudiants qui l’ont invité. Il donne quelques conférences dans cet Etat puis poursuit son périple à Detroit, Michigan, Madison, Los Angeles, New Orleans, Bâton Rouge, Washington, Philadelphie… 

Rentré en Algérie début novembre, il donne une conférence à Constantine sur « Le rôle du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle ». Le 1er janvier 1972, il adresse une lettre au président Boumediene dans laquelle il lui rapporte les faits suivants : le 22 décembre précédent, il s’est rendu à l’aéroport pour prendre un vol à destination de Djeddah où l’avait invité l’Université Abdelaziz pour des conférences, et accomplir le pèlerinage, accompagné de son épouse et de sa fille Rahma. 

Ayant souscrit à toutes les formalités et après même que ses bagages eurent été embarqués dans l’avion, voilà qu’un élément de la police vient lui signifier qu’il n’est pas autorisé à quitter le territoire. Bennabi retourne à son domicile avec sa famille et essaye de s’informer sur les raisons de cette mesure qui le privait de l’exercice d’un droit religieux (le pèlerinage) ainsi que de ses activités intellectuelles. Il dit dans sa lettre au président qu’il est obligé d’interpréter cette interdiction comme « un placement en résidence surveillée ». Le 21 janvier, il est enfin autorisé à prendre l’avion pour l’Arabie saoudite. Il accomplit son troisième pèlerinage après ceux de 1954 et de 1961, et donne une série de conférences à Djeddah, à la Mecque, à Médine et à Riyad. 

« Le musulman dans le monde de l’économie »

Il est avec sa femme et sa fille à Beyrouth quand, dans une note du 07 mars, il écrit : « L’idée d’un nouveau livre, « Le musulman dans l’univers économique », m’est venue à la suite de mes conférences sur l’économie à l’Université du roi Abdelaziz Ibn Séoud à Djeddah ». 

Il se met aussitôt à l’ouvrage et en termine la première partie ; le 17, il achève la deuxième ; le 19, il se rend à Damas ; le 26, il est au Liban où il reçoit le télégramme annonçant la mort de Khaldi (1). Il accuse sévèrement le coup et, de ce jour, rapporte sa famille, il n’a plus regardé la télévision jusqu’à sa mort. Il donne une dizaine de conférences. Le 10 avril, il retourne à Beyrouth, puis revient à Damas une nouvelle fois pour d’autres conférences dans les universités syriennes. Cela fait trois mois qu’il a quitté l’Algérie. 

Le 18 mai 1972, paraît en arabe à Beyrouth « Le musulman dans le monde de l’économie ». C’est un condensé des vues économiques qu’il a développées dans ses livres et articles. La version française sortira en 1996 avec une préface de l’auteur de ces lignes. Il se compose d’une Introduction de Bennabi datée du 07 mars 1972, de trois parties (Fondements des relations économiques actuelles dans le monde, Cartes de répartition des potentialités dans le monde et Les conditions de démarrage) et d’une conclusion. 

« Majalis Dimashq »

Sous ce titre, Bennabi a réuni en 1972 les conférences-débats qu’il venait d’animer à Damas en vue de leur publication, mais l’ouvrage ne sera édité à l’initiative de Omar Kamel Meskawi qu’en 2005 aux éditions Dar al-fikr. Le livre comporte une courte préface de Bennabi, une longue introduction de Meskawi et six textes intitulés : Colonisabilité, civilisation et islam ; Culture et crise culturelle ; Droits et devoirs ; La femme et l’homme devant les mêmes devoirs dans la phase de renaissance ; Le rôle du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle et La mission du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle.    

« Le rôle et la mission du musulman dans le dernier tiers du XX° siècle »

Les deux dernières conférences de Bennabi données à Damas ont fait l’objet d’une publication à part sous forme d’une brochure. Dans ces deux textes, Bennabi livre ses appréhensions quant à la fin du XX° siècle, annonçant que le dernier tiers sera déterminant pour l’humanité en général et le monde musulman en particulier. 

Il estime que la civilisation occidentale traverse une crise existentielle illustrée par l’apparition de pathologies morales préludant à son déclin : perte de motivations, révoltes sociales (mai 1968), drogue, propension au suicide, etc. Il voit se profiler la fin d’une histoire et le début d’une autre dans laquelle l’islam aurait à jouer un rôle essentiellement spirituel. Il établit un parallèle entre l’apparition de l’islam à une époque intermédiaire entre l’Empire perse et l’Empire byzantin, et la situation présente (1972) où il se trouve dans une position de recours entre l’idéologie soviétique et l’idéologie occidentale. 

Bennabi est amené à conclure que la lutte idéologique, avec le recul du christianisme comme source de motivations et la quasi-disparition du bouddhisme et du brahmanisme, va fatalement opposer l’islam et le communisme qui vont devoir se livrer un combat qui signera la fin d’une époque et le début d’une nouvelle.

En juin 1972, il se rend de nouveau au Liban. Le 14 juin, il s’envole pour le Caire où il reste une dizaine de jours avant de prendre le chemin de la Libye où il est reçu à deux reprises par Kadhafi et donne quelques conférences. Dans une note du 5 juillet 1972, il écrit : « J’ai commencé hier la traduction du second volume de l’ouvrage qui comporte les écrits postrévolutionnaires. Je l’ai commencé sous le toit de Sassi Rabah à Paris où nous sommes arrivés il y a trois jours venant de Libye. » Le 29 juillet, il ajoute : « J’en suis à la page 80 de la traduction de « Post –révolution » (2). 

Début août, il prend la direction de Beyrouth. Le 05 septembre, il écrit dans ses Carnets : « Je suis au huitième mois hors de chez moi… La mort de Khaldi m’éloigne davantage du pays. » Le 08, il est au Caire pour une réunion du Congrès islamique. Rentré à Alger, il remet le 15 octobre 1972 à Chérif Belkacem une lettre destinée à Boumediene où il dit : « Ma conscience n’est à vendre à personne et à aucun prix. Le cadre de ma vie est faussé systématiquement sur tous les points : le logement, la fonction, le travail intellectuel, etc. Mais surtout sur le plan moral puisque depuis mon retour en Algérie après la Révolution, je vis avec ma famille entre une maison de rendez-vous au-dessous de moi, et un café chantant au-dessus, sans qu’aucune démarche auprès de qui que ce soit n’ait rien pu y changer depuis neuf ans. Et quand le wali, prenant en considération une de mes démarches, au moment du départ de la « patronne » du café-chantant, prit un arrêté en faveur d’une honorable famille de chahid, quelque chose est intervenu qui l’obligea à annuler cet arrêté afin qu’un nouveau café-chantant soit établi au-dessus de moi… Je vois deux solutions à cette situation : normaliser ma situation en Algérie en tant que citoyen et en tant qu’écrivain qui doit pouvoir achever son œuvre dans des conditions normales, ou me permettre de me retirer avec ma famille, avec ou sans traitement. »   

Une autre préface inédite

Le 10 février 1973 à 9h 45, Bennabi commence la rédaction d’une préface à un projet de livre intitulé « Le pipe-line de la trahison ou le biberon qui allaite les traîtres » dont on ne connaît pas le sort. L’a-t-il écrit ? A-t-il disparu comme d’autres documents ? Ce qu’on y lit est hallucinant. Est-ce le journal d’un fou ? la confession d’un désespéré ? ou l’incroyable témoignage d’un David Vincent (3) que personne ne veut croire ? Non, rien de tout cela. 

C’est au contraire ce qu’il y a de meilleur en lui qui nous est donné à lire dans cette préface : son courage, sa candeur, sa détermination à assumer jusqu’au bout sa mission, celle du Témoin : « J’ai franchi le seuil de ma 68ème année… J’ai donc franchi la ligne des chances de vie que la statistique accorde à un homme même dans un pays développé. Je dois donc normalement m’attendre à mourir un jour ou l’autre. Cette perspective ne me fait ni chaud ni froid. Sauf quand je pense à mes filles, trop jeunes encore pour se passer de leur père, ou bien quand je pense à mon œuvre que je laisserai inachevée à cause des traîtres qui, depuis que j’ai mis définitivement le pied dans le monde arabo-musulman au Caire en 1956, m’ont enlevé tout moyen de travail, y compris le sommeil. Naturellement, je connaissais déjà les traîtres et les traîtrillons d’Algérie et du Maghreb depuis mes années d’études à Paris. Mais j’ignorais encore l’échelle de la trahison, sa nature, sa topographie et sa psychologie dans la société arabe et musulmane, surtout dans sa classe intellectuelle et parmi ses hommes politiques… Je vois comme un pipe-line réunir les capitales arabes… Ce pipe-line est une sorte de biberon où Tel-Aviv, Paris et Washington mettent la ration quotidienne qui nourrit la trahison (des capitales musulmanes)… » 

On croit se retremper dans l’atmosphère de « Pourritures », ou plonger dans l’ambiance du roman de Georges Orwell (4). Il poursuit : « J’ai eu affaire à toute cette franc-maçonnerie de la trahison, sur toute la longueur du pipe-line ou presque. Et je sais ce que je lui dois, même en ce moment, alors que mon horizon est bouché, que mes filles sont menacées même de perdre leur toit… (5). Alors, ce serait injuste, n’est-ce pas, si je dois laisser mon œuvre inachevée, que je ne puisse pas au moins, avant de quitter cette terre, dire quelque chose, même de très succinct, sur ces frères de lait qui font le même travail, remplissent les mêmes missions de Tanger à Djakarta pour la gloire d’Israël… Aujourd’hui, alors que toute l’histoire musulmane est un tissu de trahisons, personne n’a encore songé à consacrer un livre aux traîtres. Ce serait injuste de laisser un pareil trou dans nos lettres et dans mon œuvre, une œuvre dont l’auteur se targue, à juste raison, d’avoir été le seul qui ait consacré un livre à la lutte idéologique. Il faut bien, me semble-t-il, combler cette lacune avec quelque chose qui, d’une part, soit digne de cette œuvre et, de l’autre, comme l’anathème contre les tristes héros dont même les sinistres journées de juin 1967 et celle du Bangladesh n’ont pas ébranlé le pouvoir dans le monde musulman. » 

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Le lendemain à midi, Bennabi signe la fin de cette préface qui se termine sur ce passage : « Dans les terribles conditions où je travaille, alors que je risque même l’expulsion de mon logement au moindre ordre d’une ambassade étrangère, mon entreprise peut s’arrêter à cette simple préface. DANS CE CAS, QUELQU’UN L’ACHEVERA PEUT-ETRE  UN JOUR EN S’AIDANT DE MES CARNETS ET DE MES MANUSCRITS » (c’est nous qui soulignons). 

Que peut vouloir dire « trahison » dans la bouche de Bennabi ? Bien sûr, d’abord ce que ce mot signifie au premier degré dans toutes les langues : passage à l’ennemi, intelligence avec l’ennemi, subornation par l’ennemi… Mais ce n’est pas tellement cette définition qu’il a à l’esprit. Par-delà cette acception, Bennabi possède des paramètres qui sont le plus souvent de nature intellectuelle et morale pour juger des comportements et des attitudes dans le droit fil des révolutionnaires purs et durs comme Saint-Just ou Robespierre qui déclarait dans un discours : « Ce n’est pas une contre-révolution que je crains ; ce sont les progrès des faux principes, de l’idolâtrie et la perte de l’esprit public… L’espèce de trahison que nous avons à redouter n’avertit point la vigilance publique, elle prolonge le sommeil du peuple jusqu’au moment où on l’enchaîne » 6).

A ce titre, est trahison pour lui tout ce qui déroge aux principes, au sacré, à la logique. Nous le savons entier de caractère et peu porté au compromis, nous connaissons son « esprit de système » qui est l’exact opposé de l’« atomisme », ainsi que son intransigeance morale. Son ennemi, c’est d’abord l’ignorance, l’inculture. Ce sont elles qui sont à la source de toutes les trahisons et de tous les « riens » dont les dommages ne sont pas moins importants que ceux que peut provoquer une invasion étrangère ou une trahison à grande échelle. 

Il écrit dans « La lutte idéologique dans les pays colonisés » : « Quand une politique a ses mobiles dans une conscience, dans une raison, dans un cœur, en un mot, dans les « idées », il est difficile de la dévier… Si on analysait les évènements de la dernière décennie dans les pays musulmans, on se rendrait bien vite compte que ce ne sont pas les traîtres ordinaires qui conduisent les nations aux grandes catastrophes, mais des hommes honorés, portés sur le pavois, des hommes qui ont reçu le baptême des « héros » sur l’autel de leur Patrie ». Il est difficile d’empêcher des noms de « grands leaders » arabes de se présenter à l’esprit à la lecture de ces lignes. 

Mais il est une autre définition qu’il donne dans « Naissance d’une société » : « Il y a deux sortes de trahison d’une société, celle qui détruit son esprit et celle qui détruit ses moyens. L’une crée le vide social en détruisant les principes, l’éthos, l’« éon » qui maintiennent la tension nécessaire à la société pour poursuivre son action concertée dans l’histoire. L’autre créé le vide en orientant toutes les facultés créatrices et toutes les vertus morales d’une société hors du monde des réalités et des phénomènes. L’une ignore les exigences du Ciel, l’autre ignore les exigences de la Terre. Les deux trahisons aboutissent par des voies différentes et parfois opposées au même résultat : le vide social où s’engouffrent l’esprit et les moyens d’une civilisation. » 

Pour lui, l’action politique est une concrétisation d’idées fausses ou justes. Les zaïms sont utilisés dans les pays musulmans par le colonialisme ou la lutte idéologique à une double fin : comme « condensateurs » qui captent toute l’énergie politique d’un pays pour la dévier du courant révolutionnaire au courant pseudo-révolutionnaire, et comme « interrupteurs » pour empêcher une idée authentique de parvenir à la conscience populaire. Souvent, les zaïms en question remplissent leur rôle à leur propre insu. D’où la distinction qu’il établit entre le « traître conscient » et le « zaïm inconscient », entre l’ « erreur inhérente » et l’ »erreur induite ».     

Cet homme qui aime les lois, les théorèmes, les axiomes, les postulats, connote tout de signes positifs ou négatifs. Esprit scientifique, tout doit découler pour lui de quelque chose et engendrer autre chose. Adoptant souvent dans ses raisonnements l’approche algébrique, il aime mettre les choses en équation et en facteur. Nous le voyons prendre ses exemples dans  la physique, la biologie, la thermodynamique, la mécanique… Il n’hésite pas à recourir aux graphiques et aux formules chimiques pour illustrer l’idée de civilisation, de Commonwealth islamique, de lutte idéologique, de liaisons sociales … Homme total, rempli du sentiment de l’absolu, sa vie a été une ligne droite dont il n’a pas dévié d’un seul centimètre. 

Le thème de la « trahison » l’a hanté depuis ses années d’étude à Paris où il a très tôt été confronté au visage occulte de la puissance coloniale. Il a appris à ne pas croire au hasard, à rapporter les faits, avant de les juger, à des critères préalablement établis. Maniaque de l’ordre, discipliné comme un militaire de la vieille école, méticuleux et réglé dans sa vie et ses habitudes comme une horloge, tout ce qui introduit du désordre ou de la désharmonie l’atteint dans ses sentiments et l’affecte dans son moral. 

Le combat de l’ombre qu’il a mené contre l’administration coloniale et Massignon a forgé en lui une conscience méfiante : le monde, la vie, l’histoire, les faits, ont deux visages, deux dimensions, deux significations : l’une visible, apparente, officielle, l’autre invisible, immatérielle, occulte. La providence n’est pas seule à diriger le monde ; le mal, la volonté de domination, l’intérêt égoïste rivalisent avec elle. La lutte du bien et du mal n’est pas pour lui une figure métaphysique, mais une réalité de tous les jours. Il est lui-même au centre de cette lutte, il a appris à se déterminer par rapport à elle. 

Pour lui, rien n’est fortuit dans la vie des nations et des hommes, tout est calculé, voulu, provoqué. Le hasard et les coïncidences, il n’y croit presque pas. Dans la version française de « La lutte idéologique dans les pays colonisés », il écrit : « Tout détail faisant partie de la vie et du mouvement des idées fait partie nécessairement d’une chaîne, d’un ensemble d’éléments qui fixent dialectiquement sa signification et sa portée, comme la conséquence d’un élément qui le précède et la prémisse d’un élément qui le suit. On ne peut les séparer que si l’on est atteint d’atomisme ». 

Balzac disait : « Il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, qu’on enseigne ad usum delphini, puis l’histoire secrète où sont les véritables causes des évènements, une histoire honteuse » (7).   

La « lutte idéologique » est le nom générique qu’il a donné à cette opposition entre le bien et le mal, entre l’islam et ses adversaires, entre les pays musulmans d’un côté et le colonialisme et le sionisme de l’autre. Il écrit dans le livre qui porte ce titre : « Les idées n’évoluent pas en vase clos, dissociées du monde des personnes, comme c’est le cas dans les « idéaux » de Platon. Il n’est pas possible de dissocier l’aventure d’une idée de son initiateur, quel que soit le degré du sondage de l’abstrait ; bien au contraire, son odyssée se déroule entièrement sur terre. En résumant ces considérations, nous dirons : le colonialisme tente en premier lieu de faire d’un individu un traître agissant contre la société au sein de laquelle il évolue. S’il échoue dans sa tentative, il s’efforcera d’inverser les rôles en faisant en sorte que l’individu en question soit lui-même trahi par sa société, par des individus sans scrupules, interposés. » 

Dans les écrits de la dernière période de sa vie (1963-1973), Bennabi ne parle plus de « psychological-service » mais du « néo-colonialisme » qui doit « continuer la guerre du colonialisme par d’autres moyens », du « myriapode » ou de « Mr. X ». 

Ce qui est « trahison » dans sa bouche ou sous sa plume n’est souvent que l’incompétence et la pusillanimité qu’il a rencontrées tout au long de sa vie… Son reproche le plus fondé à la classe politique et intellectuelle de son temps, c’est finalement de ne pas l’avoir compris.  

Il en a voulu au mouvement nationaliste car celui-ci, d’essence populiste, ne pouvait se réclamer de ses idées ou reconnaître en lui un penseur sans nuire au culte du « zaïm ». Parfois, il abuse de ce terme en qualifiant de trahison un point de vue différent ou une action d’opposition politique comme celle de Krim Belkacem et de Tahar Zbiri au temps de Boumediene (8).

Larbi Tébessi a fait de la prison et est mort en martyr de la Révolution ; Bachir al-Ibrahimi a connu les geôles coloniales, la mise en résidence surveillée et l’exil ; Abane Ramdane a fui l’Algérie pour ne pas tomber entre les mains de l’ennemi, mais a été finalement étranglé par celles de ses frères ; Ferhat Abbas a été incarcéré de multiples fois et fut réduit au silence par l’Algérie indépendante… 

Toutes ces grandes figures ont servi leur pays selon leur notion des choses, avec leurs moyens, leurs qualités et aussi leurs faiblesses. Humain, Bennabi ne pouvait être exempt de défauts et avait les siens, mais ils étaient largement compensés par sa droiture, ses mérites et son génie.                                          (A SUIVRE)

 

NOTES

1) Bennabi est informé de l’événement par  le professeur Abdelwahab Hammouda auquel il répond, mortifié, pour s’informer sur les causes du décès de son ami. 

2) Il s’agit d’une trentaine d’articles parus dans « Révolution africaine » que Meskawi éditera en 1973 sous le titre « Bayna Attayhi oua errachad » (Entre le droit chemin et l’égarement) aux éditions Dar al-Fikr. Bennabi leur a ajouté une conclusion datée du 08 août 1972. 

3) Célèbre personnage du feuilleton télévisé américain « Les envahisseurs » que Bennabi appréciait beaucoup.

4) Georges Orwel : « 1984 ». 

5) La veuve de Bennabi n’arrivera à régulariser la situation de son logement qu’une dizaine d’années plus tard.

6) Cf. « Œuvres de Maximilien Robespierre : Discours 1791-1792 », T.8, Ed. PUF, Paris 1953.  

 7) Cité in Henri Costand : « Le secret des Dieux ».

8) Cf. « La leçon d’un crime », Révolution africaine » du 02 mai 1968. 

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