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Malek Bennabi et la révolution algérienne

Traduction de l’entretien de Sadek Sellam sur Malek Bennabi paru dans El Khabar

Avez-vous suivi la campagne qui a visé ces derniers temps à montrer que les relations entre Malek Bennabi et la révolution algérienne n’étaient pas bonnes ?

La distribution des journaux algériens en France a été interrompue pendant près de trois mois, et je n’ai pas tout suivi dans cette campagne tendant à mettre Bennabi dans le collimateur. Mais j’ai eu connaissance de l’essentiel de cette polémique désolante. Sans être vraiment lu Bennabi est attaqué une fois de plus, avec des arguments très maigres. Cela ne fait qu’ajouter aux confusions ambiantes néfastes pour la vérité historique qui, comme on le sait, est la première victime des guerres. Et il n’y a rien de nouveau dans les accusations gratuites contre Bennabi, hormis l’obstination à refuser d’élever le niveau du débat. Il y a chez des apprentis-polémistes une étonnante propension à faire flèche de tout bois, juste pour discréditer un penseur dérangeant par sa liberté de ton, sans se donner la peine de discuter sereinement son point de vue. Les attaques sont surtout dirigées contre la personne de Bennabi et montrent implicitement que leurs auteurs, en mélangeant tout, n’arrivent pas à dissimuler leurs grandes difficultés à produire contre ses thèses ne serait-ce qu’un début de preuve convaincante

Pourquoi tant de ressentiment chez Bennabi envers les symboles du Mouvement national ?

Bennabi n’avait de ressentiment envers personne. Car c’était un humaniste musulman, attaché au hilm arabe et capable de pardonner les offenses. Il était inspiré par la prière du Prophète après l’agression de Taïf quand il dit : « Mon peuple ne sait pas… ».

En 1954, alors que la Révolution était déclenchée, Bennabi a forgé le concept de « colonisabilité » qui a laissé croire aux dirigeants de la Révolution qu’il ne soutenait pas leurs thèses. Pourquoi ?

Le concept de « colonisabilité » date chez Bennabi de 1948 quand il a exposé dans « les Conditions de la Renaissance », publié par les éditions Nahda, dont il était l’un des co-fondateurs, sa philosophie de l’histoire et ses vues sur l’évolution des civilisations et les possibilités de la Renaissance. Il appelait depuis cette période à une mobilisation spirituelle et à un renouveau intellectuel conjointement, dans le cadre de son recensement des « richesses permanentes » que le colonialisme n’a pas réussi à détruire. Selon lui, le combat anti-colonialiste devait avoir comme préalable l’élimination de la colonisabilité qui avait été à l’origine des faiblesses des pays musulmans et les a préparés à la sujétion coloniale.Pour ce qui est de la lutte armée, Bennabi souhaitait son déclenchement dès 1938, quand après la crise de Munich, la deuxième guerre mondiale lui paraissait inévitable.

Y-a-t-il eu une sorte de malentendu ?

La terminologie ironique utilisée par Bennabi dans ses ouvrages et articles a irrité bon nombre de diplômés algériens modernistes qui se sentirent visés par des termes péjoratifs. C’est ainsi qu’il fit d’ « intellectomane » un véritable concept servant à traiter de la situation nouvelle créée par ceux qui ramènaient la totalité des problèmes à l’analphabétisme, mais qui les aggravaient par leur morgue, leurs mystifications et leur démagogie. Bennabi préférait les illettrés qui continuaient à porter les simples et grandes vertus de l’Islam à ces diplômés qui refusaient de se débarrasser des complexes de « l’homme post-almohadien » lequel incarnait la colonisabilité, malgré ses réquisitoires sonores contre le colonialisme. Il a utilisé un autre terme péjoratif, « boulitique », pour désigner une pratique caricaturale de la politique par des « intellectomanes » qui croient faire l’économie de l’effort éducatif (et non pas seulement dans le domaine de l’instruction) et négligent la réforme en profondeur de l’homme et de la société. Il a dénoncé une « indigénisation » de la politique qui était souvent pratiquée selon des méthodes empruntées au maraboutisme. Alors que sa préférence allait à la « Syiassa al Aqlyia »(politique rationnelle) chère à Ibn Khaldoun.

Il a également parlé de « zaïmillon », diminutif de « Zaïm » pour ironiser sur les « intellectomanes » de la deuxième génération du mouvement national qui aspiraient à accéder au rang de « Zaïm ». Après le premier novembre, cette catégorie a contribué à l’augmentation du nombre de « révolutionnaires de palace » dont beaucoup n’hésitaient pas à parler de « chair à canon » pour désigner les djounouds de l’ALN de l’intérieur.

Tout cela a fait de Bennabi un témoin gênant pour une catégorie de politiciens professionnels, dont certains lui en veulent encore.

Même Mostéfa Lacheraf a estimé que le concept de Bennabi légitimait le colonialisme. Est-ce exact ?

Lacheraf a peut-être été plus indisposé que les autres, car il commençait sans doute à se sentir une âme de « zaïm » intellectuel après la publication par la revue de gauche « les Temps Modernes » d’une série de ses articles sur « l’héroïsme rural ». Mais au moment même où les rédacteurs de cette revue engagée lui adressaient éloges et compliments, paraissaient des comptes rendus extrêmement élogieux sur « Vocation de l’Islam » que venait de publier Bennabi au Seuil. Dans des journaux et des revues spécialisées, des professeurs célèbres et des chercheurs de haut niveau ne saluaient la vigueur intellectuelle de l’auteur et soulignaient la pertinence de ses analyses. Cela a dû causer à Lacheraf une première déception. Il vécut la deuxième quand il était conseiller à la Présidence. Puisqu’un soir, le président Boumédiène lui a conseillé à son tour de publier un ouvrage sur « le plus grand penseur de l’Islam contemporain, Malek Bennabi ». Cette phrase a eu l’effet d’une douche froide chez celui qui s’attribuait une certaine influence sur Boumédiène et s’était laissé aller à croire que le président le prenait pour le plus grand penseur…

Ces précédents entachaient l’impartialité du jugement de Lacheraf sur un rival dans le domaine du leadership intellectuel du niveau de Bennabi.

Pour ce qui est de la supposition de Lacheraf sur la légitimation du colonialisme par la colonisabilité, elle est hélas sans fondement. Car dans les livres de Bennabi, on peut lire des chapitres incendiaires contre le colonialisme qu’il qualifie de « totalitaire », de « sabotage de l’histoire », et qu’il juge plus néfaste que le Nazisme. Et il est improbable que Lacheraf n’ait pas eu connaissance de ces chapitres. Son jugement est donc d’ordre polémique, de ces polémiques vaines dans lesquelles le polémiste feint d’ignorer des passages dont les contenus explicites apportent un démenti à ses propres thèses. Et cela est plutôt désolant pour un intellectuel du niveau de Lacheraf.

Puis est arrivé le congrès de la Soummam dont la plate-forme a été critiquée par Bennabi. Pourquoi ?

Le congrès de la Soummam a introduit une grave dissension dans les rangs de la Révolution. Et l’opposition aux décisions de ce congrès était importante au point que le premier CCE a eu du mal à en venir à bout. Cette opposition n’a été réduite au silence qu’après le parti-pris de Bourguiba et son soutien à Ouamrane qui l’a mis en mesure d’exécuter Abdelhaï et 18 officiers parmi ses partisans. Là, une question se pose : pourquoi les Soummamistes veulent-ils faire oublier ces révolutionnaires de la première heure qui furent liquidés arbitrairement ?

Il faut rappeler aussi que Abdelhaï avait été chargé par Mostéfa Benboulaïd de préparer à Souk-Ahras le « congrès national » que le groupe des Six s’était promis d’organiser à partir de janvier 1955. Et c’est ce qui explique la forte concentration parmi les anti-soummamistes d’officiers de la Wilaya 1 (qui n’était pas représentée à la réunion de la Soummam) et de la Zone de Souk-Ahras, devenue Base de l’Est.

On sait maintenant qu’au moment de « l’affaire Abdelhaï », il y eut la visite à Tunis, en janvier 1957, du secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères du gouvernement Guy Mollet, Maurice Faure, à qui le gouvernement tunisien (qui rivalisait avec moulay Hassan pour être le principal intermédiaire dans le règlement de « l’affaire algérienne ») facilita les contacts secrets avec des émissaires du CCE. Il n’est pas interdit de penser que le parti-pris de Bourguiba lui avait été suggéré par des milieux français qui voulaient mettre fin à la guerre par une négociation avec un « interlocuteur valable » disposé à renoncer à l’indépendance totale pour se contenter d’une simple autonomie interne. Il s’agissait pour le gouvernement Guy Mollet- dans lequel siégeait P. Mendès-France jusqu’en mai 1956- d’essayer de rééditer le scénario de juin 1954 dans lequel le gouvernement français de l’époque avait propulsé Bourguiba au rang d’interlocuteur unique, parce que celui-ci se contentait de l’autonomie interne que refusaient Salah Ben Youssef et l’Armée de Libération tunisienne, dont certains membres choisirent par la suite de venir en aide à l’ALN algérienne. Malek Bennabi a eu le grand mérite d’avoir vu que le style et les contenus de la plate-forme de la Soummam entraient dans le cadre de la recherche éperdue de « l’interlocuteur valable », de préférence laïcisant, francophone et peu enthousiasmé par les projets unitaires, à l’échelle arabe et même maghrébine. Il se trouve que les archives devenues consultables confirment rigoureusement ce qui avait intrigué Bennabi. Je publierai prochainement quelques-unes de ces pièces d’archives, mais sans me faire trop d’illusions au sujet de leur effet sur les spécialistes de l’invective qui croient devenir importants en portant atteinte au prestige mondial de Bennabi et à qui s’applique le verset coranique : « Si Nous le faisons descendre (le Livre) dans un paquet, qu’ils toucheraient de leurs mains , ils continueront à ne pas te croire »(Coran, VI, 7).

Il faut rappeler aussi que ce plan de négociation secrète sur la base de l’autonomie interne n’était plus d’actualité, quand le deuxième CCE commençait à être dominé par les « 3B » à partir de septembre 1957. On sait qu’à cette réunion du Caire, seul le Colonel Sadek a voté avec Abane Ramdane.

Dans certains écrits récents, on lit que Bennabi s’est rendu au Caire pour proposer ses services aux dirigeants de la Révolution, dont Lamine Debaghine, qui refusèrent. Est-ce vrai ?

Ce sont des paroles verbales provenant d’un exalté qui cherche vainement à s’en prendre personnellement à la personne de Bennabi, en ignorant tout, ou presque, de la vingtaine d’ouvrages qu’il a écrits. Il a mal lu, ou fait semblant d’avoir mal compris un article de revue spécialisée qui a été porté à la connaissance du grand public grâce à un site Internet sur lequel ce pourfendeur de Bennabi porte des jugements à l’emporte-pièce qui valurent à d’autres, pourtant plus rompus que lui à la dialectique d’être condamnés par les tribunaux. Dans cet article, j’ai analysé les relations malaisées entre un penseur non-conformiste (et jaloux de sa liberté de penser) et le pouvoir algérien naissant, en ayant à l’esprit la problématique des rapports entre politique et intellectuel, à un moment où était remise au goût du jour la hiérachisation du politique et et du militaire. J’ai surtout utilisé un document inédit intitulé en 1962 par Bennabi « Témoignage pour un million de martyrs », dont les thèses se trouvent également confirmées par des pièces d’archives. Je tenais à faire connaître ce document important parce qu’il fit l’objet d’une censure qui n’avait que trop duré. Ensuite il sert à mettre les pendules à l’heure en aidant certains accusateurs de Bennabi de bonne foi à se débarrasser de leurs préjugés. Ce document censuré pendant 40 ans a surtout attiré l’attention de grands moudjahidines comme l’ancien chef de la katiba Zoubiria devenu commandant militaire de la Wilaya 4, Si Lakhdar Bouréga. A la lecture de ce document jauni par le temps, Si Lakhdar me dit : « C’est comme si Bennabi endurait avec nous dans le maquis ! » Et il a décidé de le publier parmi les documents annexes dans la réédition de son livre « Témoin de l’assassinat de la Révolution ». De cet article, le pourfendeur de Bennabi n’a retenu que des détails comme les réticences manifestées à l’arrivée de Malek Bennabi et Salah Bensaï par Lamine Débaghine, qui était soupçonneux par nature et craignait l’infiltration des messalistes. Les deux intellectuels furent pourtant reçus chaleureusement par Khider et Ben Bella, et il n’a jamais été question de demande par Bennabi de quelque pose que ce soit. Celui-ci a même tenu à préciser dans un courrier adressé à la Délégation extérieure (qui n’était pas présidée par Lamine Debaghine) qu’il n’était « candidat à aucun poste ». Celui qui cherche à faire croire que le départ de Bennabi au Caire n’aurait eu pour but que la recherche d’un poste caricature et la personne de Bennabi et la Révolution elle-même. Il ne fait que projeter sur l’histoire de la Révolution les mentalités qui se sont hélas beaucoup développées dans une partie de la classe politique algérienne où l’on a tendance à se croire « moderniste » en faisant de la course pour les postes le but ultime de tout engagement politique ou intellectuel.

Cette explication sommaire de l’histoire et cette vision réductionniste de la conduite des hommes ne méritent pas qu’on s’y arrête. Je me contente de signaler à toutes fins utiles que Lamine Debaghine est devenu le meilleur fournisseur de Bennabi en informations confidentielles après l’assassinat en février 1959 de son ami Allaoua Amirat. Et qu’il lui rendait visite à Alger après l’indépendance, quand l’audience de Bennabi a acquis une dimension internationale.

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Il convient aussi de signaler l’erreur consistant à vouloir défendre Bennabi en arguant qu’il portait un projet global de civilisation, en suggérant que la Révolution n’aurait été pour lui qu’une sorte d’épiphénomène. Cela dénote une insuffisante connaissance de l’histoire de la Révolution et même de la pensée de Bennabi chez ces défenseurs qui fournissent à ses détracteurs des arguments inattendus.

On sent à travers les écrits de Bennabi qu’il était plus proche des chefs militaires et opposé à l’idée de Abane consistant à ouvrir la Révolution à toutes les tendances. Pourquoi ?

Bennabi a approuvé la Révolution qu’il attendait depuis les années 30. Car, selon lui, le 1° novembre a sorti l’Algérie de l’impasse dans laquelle l’avaient mises le refus colonial et les insuffisances des politiciens professionnels. Les architectes de la Révolution avaient sa préférence parce qu’en lançant le volant de la Révolution, ils se sont, à ses yeux, débarrassés de la colonisabilité. Il n’était pas contre l’ouverture de la Révolution à toutes les tendances. Il a critiqué l’intronisation d’une partie de ces politiciens à la tête de la Révolution après la mise à l’écart des chefs de l’ALN qui étaient, selon lui, les plus légitimes.

Est-ce que Bennabi a soutenu le régime de Ben Bella en raison du refus par ce dernier des décisions de la Soummam ?

Il est certain qu’en 1962 Ben Bella a réglé ses comptes avec ceux qui avaient été proches d’Abane, parmi lesquels Ben Khedda. Car Ben Bella, qui avait déploré l’insuffisante prise en compte de « la dimension islamique de notre Révolution » à la Soummam, n’était pas convaincu par les dénégations d’Abane dans ses réponses imprécises aux demandes d’explication de la Délégation extérieure au sujet des contacts secrets avec les gouvernements français. On trouve les traces de ces demandes d’explication dans les documents récupérésn le 22 juillet 1956 sur le mulet de Tazmalt, qui transportait la « bibliothèque » ambulante de Krim Belkacem. Après son arrestation, Ben Bella a pu vérifier que les contacts entre Abane et les gouvernements d’Edgar Faure, puis de Guy Mollet avaient commencé bien avant les rencontres des émissaires français avec Khider, Kiouane et Lamine Debaghine à partir du 12 avril 1956 au Caire, puis à Belgrade. Il va de soi que le refus d’Abane de révéler à ses pairs du Caire les contacts secrets sur des questions comme le cessez-le-feu qui ne pouvait être décidé qu’avec l’accord des trois quarts des membres du CNRA, était contraire au principe de la direction collégiale qui avait été adopté pour marquer la rupture avec le pouvoir personnel et le culte de la personnalité qui avaient été si bruyamment reprochés à Messali.

Pour ce qui est de Bennabi, il n’est rentré à Alger qu’en septembre 1963. On sait maintenant que certains « intellectomanes » s’étaient lancés dans la course pour les postes et les biens vacants avant la proclamation de l’indépendance. L’un d’eux a été jusqu’à faire intervenir l’entourage de Christian Fouchet pour que Ben Bella le nomme ministre sur recommandation du Rocher Noir !

L’état d’esprit de Bennabi était aux antipodes de ces pratiques, puisqu’il était resté au Caire pour les besoins de l’édition et de la distribution de son grand livre « Naissance d’une Société –Le réseau des relations sociales». Il s’était contenté d’une lettre adressée en juin 1962 à Ben Bella pour lui recommander la convocation d’un Congrès, inspiré du Congrès Musulman Algérien de 1936, auquel il conseillait d’inviter et Messali Hadj et le Parti Communiste Algérien dont les dirigeants et les intellectuels (Bennabi aurait dit  intellectomanes) avaient pourtant critiqué violemment ses livres. Ce qui n’empêche pas un de ses nouveaux détracteurs de le décrire comme un penseur…marxiste !!! Ce « politologue » (Bennabi aurait dit boulitologue) qui semble fâché avec la chronologie, veut aussi faire croire que dans « le Problème des Idées dans le Monde musulman », pourtant écrit en 1970, et interdit de vente en Algérie, Bennabi aurait cherché à complaire à Ben Bella en insérant quelques lignes critiques sur Abane. Si l’on comprend bien la pensée confuse de ce passionné, qui croit que les attaques personnelles le dispensent d’argumenter correctement, Bennabi aurait recherché l’agrément de Ben Bella qui était en prison depuis près de 6 ans ! La défense d’Abane est tout à fait compréhensible. Elle peut même honorer celui qui l’entreprend en respectant les règles élémentaires du débat d’idées. Mais avec de pareilles incohérences, dont le nombre est en croissance exponentielle à chaque interview de complaisance, cette défense et illustration risque d’avoir des résultats contraires à ce que l’auteur recherche.

Enfin, il est clair que la lecture de Bennabi est d’une grande utilité pour l’Algérie d’aujourd’hui, puisqu’il appelait à la véritable réconciliation et à la démocratie. Lorsqu’il est arrivé à Alger en 1963, alors que se posait le problème des « biens vacants », lui se préoccupait surtout des conséquences pour le pays de « l’esprit bien vacant » de certains dirigeants.

Ce n’est pas faire injure à Abane Ramdane, dont l’intelligence politique et les capacités d’organisation ne sauraient être contestées, que de rappeler qu’il n’était pas un grand démocrate. Puisqu’il optait rapidement pour la « pendaison » ou le peloton d’exécution pour régler ses différends avec ses pairs, comme il l’a écrit au sujet de Mahsas et, même à propos de Ben Bella. On sait aussi que c’est lui qui a condamné à mort Messali Hadj dès 1955. C’est Mahsas qui a empêché l’application de cette décision qui aura conduit à un conflit fratricide au bilan lourd. Alors que Ben Bella aura cherché à obtenir le ralliement de Messali à la Révolution et ce jusqu’à l’arraisonnement de son avion. Le courant encore réfractaire au pluralisme, et qui prétend règler ses désaccords par la liquidation physique de l’adversaire politique chercherait-il à se faire cautionner par un Abane Ramdane mythique ? Alors que le Abane historique qui a, comme tout humain, ses qualités et ses défauts, a toute sa place parmi les grands chefs de la Révolution, sans que cela passe nécessairement par sa mythification. Chercher à affirmer la grandeur d’Abane en injuriant systématiquement et violemment tous ceux qui émirent des réserves sur sa politique, relève d’un manichéisme de mauvais aloi.

Quant à Bennabi, pour lequel il n’y a pas de démocratie véritable sans une autorité morale et intellectuelle qui se doit d’être équitable, il a qualifié de crime l’assassinat d’Abane. Tout comme il a condamné l’exécution de Abdelhaï et de ses partisans, ainsi que celle du commandant Mostéfa Lekhal et des autres compagnons du colonel Lamouri dont la tentative était dans le prolongement de la contestation de la Soummam.

Est-ce que Bennabi a vraiment collaboré avec le régime pro-Nazi  de Vichy?

L’accusation de collaboration adressée à Bennabi est un mensonge qui a été proféré dans les circonstances très exceptionnelles qu’a vécues la France à la Libération. Bennabi a été victime d’une délation mensongère provenant du maire de Dreux Maurice Viollette qui avait effectivement collaboré au début de l’occupation. Mais à la Libération, quand les FFI(Forces Françaises de l’Intérieur) se contentaient d’une justice expéditive dont les excès furent atténuées par les troupes américaines, Viollette a cru pouvoir se disculper en dénonçant des innocents. Par ailleurs, Bennabi avait travaillé en Allemagne en 1942-1943 dans le cadre de la « relève ». Cette pratique consistait à obtenir la libération d’un prisonnier par les Allemands en envoyant quelqu’un pour travailler en Allemagne en échange. Et cette participation à la libération d’un prisonnier ou d’un résistant était plutôt appréciée par les chefs de la véritable Résistance.

Enfin, Bennabi a bénéficié d’un non-lieu quand la justice française est revenue à plus d’impartialité en tenant compte de la grande propension à la délation qui avait marqué la fin de l’occupation.

En définitive, 50 ans après l’indépendance, et 40 ans après la mort de Bennabi, il est temps d’examiner avec impartialité et désintéressement notre histoire qui est restée sous-étudiée pendant trop longtemps. L’impartialité exclut les règlements de comptes et la substitution des attaques contre les personnes à la discussion de leurs idées. Mieux vaudrait s’inspirer de l’adage arabe qui dit : « intéresse-toi à ce qui est dit, plus qu’à celui qui dit ».

Ceux qui attaquent Bennabi, parfois avec des excès de langage qui desservent la cause qu’ils croient défendre, savent-ils qu’ils font le jeu des admirateurs des néo-conservateurs américains parmi les néo-orientalistes français et celui de certains historiens laïcistes qui se contentent de recenser les influences de la culture française sur le mouvement national, en décidant d’occulter le rôle des communautés algériennes installées dans les pays arabes, à qui l’ALN doit plusieurs centaines d’instructeurs de haut niveau . La désinformation de ces chercheurs engagés sur Bennabi vise à le disqualifier car ses idées indisposent les courants politiques tentés par de nouvelles formes de néo-colonialisme auxquels ils cherchent à apporter une caution plus ou moins savante. Ils reprochent surtout à ce grand penseur de préconiser l’indépendance dans le domaine des idées comme fondement de la véritable indépendance politique.

C’est l’essayiste Gilles Kepel- dont chaque mauvais essai mettait en danger la sécurité de personnes injustement classés dans la « mouvance de pensée des Frères Musulmans » ou arbitrairement cités parmi les « activistes »- qui aura désinformé avec le plus d’acharnement sur Bennabi. Dans « les banlieues de l’Islam »(1987), puis dans « A l’Ouest d’Allah »(1994), il a tenté de brouiller sciemment son image sur la base de rumeurs mal vérifiées transmises par quelques « informateurs indigènes » (comme dit Edward Saïd) candidat à « l’immigration choisie », ou impliqués dans les pourparlers destinés à ouvrir des établissements « off-shore » en Algérie, destinés à institutionnaliser le recrutement, jusque-là informel, des « informateurs indigènes ». Renonçant à renouveler l’islamologie française, Kepel a choisi tout récemment de conseiller la droite française, et même d’inspirer les campagnes de l’extrême-droite, dans l’utilisation des dossiers de l’Islam à des fins électorales, après plus de 20 ans de participation aux politiques sécuritaires anti-islamiques, et pas seulement en France. Mais sa désinformation sur Bennabi reste très faiblement convaincante, surtout pour ceux qui connaissent les jugements extrêmement élogieux portés sur ce penseur par des chercheurs aussi probes qu’érudits comme Blachère, Berque, Grunebaum, Rondot, Hourani, Le Tourneau, Déjeux, Balandier, Bodin, Gardet, A. Abdelmalek, J. Robert, Hubert Juin, etc,… Elle sera appréciée à sa juste valeur par les futurs lecteurs du recueil de ces recensions qui sortira prochainement. Nul doute que Kepel et consorts auraient à apprendre chez ces grands spécialistes ce qu’est l’impartialité et à découvrir les vertus de l’autonomie du chercheur qui se respecte par rapport à tout pouvoir, surtout si celui-ci manipule l’islamophobie et le racisme à des fins électorales.

Enfin, on peut s’interroger sur les raisons du silence pesant des thuriféraires habituels, et plus ou moins désintéressés, de Bennabi alors qu’il fait l’objet d’attaques plus méchantes qu’indigentes intellectuellement . L’un d’eux avait vainement tenté de désislamiser sa pensée et a indisposé les lecteurs exigeants par ses références récurrentes à …G. Kepel, qui n’a franchement pas sa place dans une étude sérieuse sur Bennabi.

Entretien avec Sadek SELLAM. Historien de l’Islam contemporain. Auteur de plusieurs ouvrages et d’articles de revues spécialisées

 

Sadek SELLAM a préfacé récemment deux livres de Malek Bennabi :

  • Témoignages sur la guerre de Libération et
  • La Guerre invisible. Trois textes pour comprendre la Lutte Idéologique. Aux éditions Alam al Afkar. 2010.
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