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Le déclin de la civilisation islamique : une tentative d’explication

La question du déclin de la civilisation islamique, et ce qu’il en a résulté comme problèmes structurels de développement dans les pays arabes et musulmans, n’ont jamais été abordés de manière directe par les penseurs occidentaux et musulmans.

La difficulté que pose le traitement de ce thème, c’est que la reconnaissance et l’identification du déclin dans le monde musulman sont devenues des sujets tabous. Souvent, un grand silence règne lorsqu’on aborde la question, même si quelquefois des positions assez tranchées s’expriment.

En effet, dans le monde musulman, il y a, d’un côté, ceux qui nient l’existence de ce déclin, et de l’autre, ceux qui le reconnaissent, mais en lui attribuant des causes externes, telles que la colonisation européenne ou la politique d’expansion et d’influence occidentale mise en oeuvre aux dépens des musulmans. La plupart des intellectuels musulmans se retrouvent dans cette deuxième catégorie, celle qui ne décèle que des causes externes dans le long délitement de la civilisation islamique (colonisation, Israël, interventionnisme occidental).

Il y a également les penseurs d’obédience islamiste, qui tiennent le haut du pavé depuis l’échec du mouvement Al-Nahda, au XIXème siècle. Ces derniers attribuent le déclin des musulmans à leur éloignement avec ce qu’ils considèrent être le « vrai Islam », l’Islam des débuts. On les appelle souvent les « Salafistes », en référence au Salaf Al Salih, c’est-à-dire au Prophète, sa famille et ses compagnons, ainsi qu’aux premiers califes « bien guidés ».

Les germes du déclin au Moyen Âge

Ce qui est toutefois difficile à remettre en cause, c’est le fait indéniable que le déclin de la civilisation islamique est bien antérieur, dans le temps, aux facteurs externes. Il est bien antérieur à l’ascension de l’Occident et au début de son expansion dans le monde, qui démarra à la fin du XVIème siècle. Ces premiers germes remontent au califat abbasside et à une date précise : 847.

C’est la date d’accession au trône du dixième calife abbasside, J’afar al-Mutawakkil, qui donna un coup fatal à la libre pensée et au rationalisme en détruisant les mutazilites, ces théologiens rationalistes qui tentèrent de réaliser une conciliation entre raison et foi – un processus tellement nécessaire à la survie de la civilisation – et en favorisant l’émergence et la domination des esprits par les muhadithûn, ces partisans des dires du Prophète et des hanbalites, très hostiles à la raison et à la pensée.

Cette date marque également les débuts de l’affaiblissement politique des Abbassides face aux Turcs, lesquels s’emparèrent du pouvoir à Bagdad, sans supprimer pour autant le califat abbasside. Le calife al-Mutawakkil fut d’ailleurs celui qui introduisit les Turcs dans l’armée et dans le système politique.

Ce pouvoir, les Turcs le garderont sur plusieurs générations, jusqu’aux Seldjoukides. Les historiens musulmans n’ont pas remarqué ce changement du centre de gravité du pouvoir au sein du califat, car les Turcs sont musulmans. Or, d’une manière générale, les historiens ne font pas de différence entre les musulmans de races différentes.

Toutefois, ce changement du centre de gravité du pouvoir fragilisa politiquement le califat abbasside. Il commença à décliner en perdant le contrôle de territoires importants, comme l’Egypte, l’Afrique du Nord et l’Espagne islamique qui passèrent sous le giron d’autres dynasties islamiques. Lorsque les croisés chrétiens arrivèrent en Terre sainte, leur succès au départ fut grandement facilité par la fragmentation de l’Empire islamique en plusieurs principautés, kurdes et turques en Palestine, Syrie et Irak. Ce qui explique le succès de l’expédition chrétienne.

Une date importante mérite d’être citée dans ce registre : 1099, date de la prise de Jérusalem par les chrétiens. On remarque ici que l’affaiblissement politique du califat musulman, en 847, atteignit un point de non-retour en 1099, lorsque les croisés conquirent d’importantes cités musulmanes (Jérusalem, Acre, Antioche).

Même si les croisades européennes ont suscité un sursaut politique des musulmans, qui amorcèrent une nouvelle réunification de l’Egypte et de la Syrie sous une seule autorité, grâce à la bravoure du grand stratège que fut Salah Eddine al-Adoubi, lequel s’empara de l’Egypte et de la Syrie à partir de 1171, et reprit en 1187 Jérusalem aux chrétiens (ce sursaut politique et militaire considérable a permis de redonner de la vigueur au corps mutilé de la civilisation islamique), il n’en demeure pas moins que l’affaiblissement politique et dynastique des califes abbassides, entamé sous l’ère al-Mutawakkil, fut crucial.

Même si Salah Eddine a acquis une immense notoriété chez les musulmans, fort de sa bataille victorieuse contre les croisés, on ne peut pas dire pour autant que l’universalité et la grandeur impériale du califat musulman aient été retrouvées.

Les Seldjoukides ont continué de régner en maîtres à Bagdad et en Irak, alors que l’Empire ayyoubide commençait lentement à décliner, jusqu’à disparaître complètement. Les Mamelouks, des anciens esclaves turcs, prirent le contrôle de l’Egypte et de certaines cités de Syrie. La fragmentation politique s’est poursuivie jusqu’à la catastrophe provoquée par la prise de Bagdad et d’immenses territoires en Irak par les Mongoles, à partir de 1258.

Avant de poursuivre ce récit, il est nécessaire de rappeler que pendant le règne des Seldjoukides à Bagdad, un autre désastre entraîna l’annihilation de la pensée, des sciences et de la philosophie. Celui qui en fut à l’origine n’est autre que Al-Ghazali, mort en 1111, c’est-à-dire bien avant le sursaut politique de Salah Eddine al-Ayoubbi. En réalité, l’effacement de la pensée libre dans les pays d’Islam est un processus ininterrompu depuis la fin des mutazilites en 847, jusqu’à 1111, date du décès d’Al-Ghazali, dont le livre majeur « L’incohérence des philosophes » y contribua grandement.

C’est un processus qui a accompagné la désagrégation politique du califat musulman, en dépit des tentatives courageuses des Ayyoubides et des Mamelouks pour l’enrayer. Ils réussirent à repousser les hordes mongoles d’Egypte et d’une partie de la Syrie.

Malgré le fait que l’Islam ait bénéficié d’un répit et même d’un sursaut culturel, grâce à la conversion des Mongols à l’Islam, un évènement considérable dans l’histoire, un autre théologien a poursuivi le travail de sape en combattant le savoir humain et les sciences profanes, au motif d’une revivification des sciences religieuses : il s’agit d’ibn-Tayymia. Il mourut en 1328, pendant la présence mongole en Iran et en Irak. Ce dernier a écrit deux livres majeurs qui ont parachevé le processus de destruction de la pensée en Orient. Le premier a pour titre « La confrontation des logiciens », le second : « L’opposition entre la raison et la révélation ».

On assiste donc à deux processus parallèles qui s’entrecroisent et sont mutuellement interdépendants : la fragmentation politique et l’effacement de la raison et de la rationalité, aboutissant à l’échec de la conciliation entre la raison et la foi. C’est-à-dire un déclin politique doublé d’un déclin intellectuel.

Dès lors que la raison n’a plus eu sa place dans les esprits, les chefs politiques ne se sont plus préoccupés du rétablissement de l’universalité du califat abbasside et de l’âge d’or des sciences et de la philosophie qui l’a initié. Tout ce qui comptait à leurs yeux, c’était la politique du chacun pour soi, restant sourds aux voix qui se sont parfois élevées, certes faiblement, pour appeler à retrouver la gloire passée.

Avec la conversion des Mongols et des Turcs à l’Islam, les deux processus de fragmentation politique et d’effacement de la pensée ont été accélérés, en raison du caractère prosélyte et fanatique des nouveaux convertis. Ce caractère réfractaire à la raison et à la pensée a été renforcé par les travaux, très toxiques pour le rationalisme et les sciences, menés par ibn-Tayymia à cette époque.

On a un exemple flagrant de cette politique du « chacun pour soi » des musulmans et de leur perte d’unité et d’universalité durant cette période, avec les conquêtes de Tamerlan. Ce Mongol, converti à l’Islam, a détruit des villes musulmanes grandioses, comme Bagdad, Damas (1401) et Ispahan (1387), en massacrant des populations musulmanes par millions.

Après le retrait de la marée timuride et la fin de son aventure sanglante et destructrice, ce sont les Ottomans qui domineront le monde musulman, à l’exception de l’Iran. L’Espagne islamique sera perdue à jamais sous les coups de la Reconquista espagnole et l’échec des almohades, après la bataille de Las Navas de Tolosa en 1212.

Deux penseurs représentent ce que les musulmans ont produit de mieux au cours de cette même période : Ibn Rushd et Ibn Khaldoun. Tous les deux appartiennent à la sphère occidentale du monde musulman (Al-Andalus et le Maghreb), ce qui donna à certains penseurs l’illusion que l’Occident s’en était sorti mieux que l’Orient. Pourtant, ces deux penseurs, adulés par les intellectuels aussi bien occidentaux qu’orientaux, ne sont pas parvenus à sortir le monde musulman de sa torpeur intellectuelle et du taqlid qui paralysa tout progrès intellectuel, de quelque nature qu’il soit.

Ibn Rushd a séparé la raison de la foi, en les considérant comme deux domaines distincts, avec des interlocuteurs différents, au point de proclamer la notion de double vérité. Il fut tellement aristotélicien qu’il lui fut impossible d’admettre certaines vérités énoncées par la révélation coranique, comme les miracles et bien d’autres choses… En outre, il a déformé l’œuvre d’Aristote, ainsi que l’a démontré Saint Thomas dans ses écrits.

Quant à Ibn Khaldoun, il a confirmé l’inanité de la philosophie et son inutilité pour le savoir, malgré la perspicacité dont il fit preuve pour étudier le monde de son époque dans sa Mukadima. D’ailleurs, sa conception du déclin des civilisations ne permet pas de retracer ses causes, en raison de sa vision évolutionniste comparable à la biologie des vivants.

La période ottomane : la perpétuation du déclin

Le début du règne des Ottomans dans les pays d’Islam, à partir de 1571, date de leur victoire sur les Mamelouks d’Egypte, ressemble en apparence à un sursaut d’unité et de rassemblement des musulmans sous une seule bannière. La myopie des historiens musulmans sur le déclin du califat et la perte de son unité et de sa grandeur s’explique souvent par le poids de la religion, qui fausse leur perception.

Bien que musulmans, les Ottomans n’ont œuvré que dans leur propre intérêt. Ils n’ont jamais volé au secours des musulmans fuyant l’Espagne, préférant plutôt ramener des juifs, connus pour leur art dans la fabrication des armes. Ils mirent fin au califat abbasside, réfugié en Egypte, et isolèrent les territoires musulmans en les empêchant de s’ouvrir aux découvertes des Européens, pendant la Renaissance. Durant leur domination longue de plusieurs siècles, aucun livre scientifique européen ne passa en Orient.

En 1461, un firman du Sultan Bayezid II interdit, sous peine de mort, l’utilisation de l’imprimerie, invention révolutionnaire réalisée en Europe. Peut-on imaginer un seul instant, dans le monde d’aujourd’hui, un Etat interdire subitement l’Internet dans son territoire ? L’effet de l’interdiction de l’imprimerie peut être comparé à celui que produirait, de nos jours, la suppression de l’Internet dans plusieurs pays. Le choc fut terrible, et l’Empire ottoman paya le prix de sa malveillance en étant à son tour frappé par le déclin, n’étant plus qu’une proie facile aux mains des puissances européennes, prédatrices et en expansion.

L’Empire ottoman sera appelé « l’homme malade de l’Europe », et pour cause ! Ce dernier n’a jamais compris l’importance de la science, des différents arts, au-delà de l’architecture, de la poésie et des institutions corporatives. Il tombera sous les coups des armées européennes, après la première guerre mondiale. Les difficultés actuelles sont la conséquence directe de cet effondrement.

La colonisation des pays arabes par les Européens a débuté à cette époque et la création de l’Etat d’Israël sera, en partie, facilitée par la corruption des gouverneurs turcs de la Palestine, qui permirent l’achat des terres arabes par les organisations sionistes, mais aussi par un laisser-faire de dernière minute des Britanniques qui prirent la Palestine aux Ottomans.

La Turquie sera sauvée par Atatürk, mais cet évènement historique n’aura aucune incidence pour les musulmans, au regard de leur perte d’unité et de grandeur. Malgré ses efforts, la Turquie moderne ne parviendra pas à se développer entièrement, la présence en son sein des germes du déclin, qui remontent à un lointain passé, y étant pour beaucoup. Elle aspire aujourd’hui à retrouver sa grandeur passée, non dans l’intérêt de l’ensemble des musulmans, mais toujours dans son propre intérêt, en hésitant de manière schizophrénique entre une occidentalisation effrénée et un retour incertain aux origines islamiques.

L’échec de la Nahda   

Avant l’affermissement des colonisations, certains intellectuels musulmans ont tenté un redressement, en portant un nouveau regard sur la modernité et l’impérieuse nécessité de sortir les musulmans du déclin. Malheureusement, ce processus échoua à son tour, en raison de plusieurs facteurs.

Après un début heureux avec Al-Tahtawwi et Mohamed Abduh, les successeurs de la Nahda ont adopté une idéologie belliqueuse, rejetant en bloc tous les apports extérieurs occidentaux. Un autre facteur réside dans le morcellement des idées des penseurs de la Nahda, au XIXème siècle. Au lieu de rassembler leurs idées sous une seule et même bannière, à travers un mouvement de pensée unique, à l’instar de l’humanisme et du scientisme durant la Renaissance européenne, chacun avait sa vision propre.

Alors qu’al-Tahtawi ne pouvait proposer que l’imitation de l’Occident, Mohamed Abduh se réfugia dans un acharisme revigoré, reflété dans son livre « Rissalat al-Tawhid », même s’il démontra parfois un certain rationalisme dans sa confrontation avec le modernisme et la nécessité de réformer le patrimoine islamique, fossilisé depuis des siècles. Quant à Salama Mussa, un chrétien égyptien, il ne voyait le salut de l’Orient que dans une occidentalisation à outrance et une rupture avec le patrimoine religieux. Les islamologues actuels n’ont pas fait mieux.

A partir de là, nous pouvons mieux comprendre comment les musulmans ont été atteints d’une véritable paralysie intellectuelle face au déclin, incapables de savoir comment en sortir. C’est alors que, profitant du vide instauré par le reflux de la pensée et l’échec de la Nahda, un mouvement opportuniste et propagandiste, aspirant à ré-islamiser les musulmans sur de nouvelles bases erronées et apologétiques, émergea. Il expliqua le déclin par un prétendu éloignement des musulmans du « vrai Islam », qui n’est que le fruit de leur imagination.

Malheureusement pour les musulmans, les idées d’un de ces propagandistes de l’échec et du renoncement à la civilisation, Sayed Qutb, trouvèrent un terrain fertile dans le corps affaibli de la civilisation islamique, ce qui donnera naissance au terrorisme et au djihadisme. Pourtant, il y avait une prémisse pour une voie de sortie : Al-Tahtawwi, qui effectua un voyage en France, financé par le gouverneur éclairé de l’Egypte, Mohamed Ali, réalisant là une mission pragmatique à travers l’exploration d’une capitale européenne, Paris.

Il en a fait un compte-rendu précis et méritoire, qui prôna, en conclusion, l’imitation de l’Occident et rien d’autre, tout en préservant l’héritage religieux et culturel des musulmans. Rien de plus ne pouvait être entrepris. Le Japon et la Chine sont, eux-mêmes, sortis de leur déclin grâce à cette méthode.

Les musulmans ont suivi une autre voie, malgré des débuts prometteurs ( les Tanzimat de l’Empire ottoman et les réformes de Muhammad Ali en Egypte). Cette voie anachronique et tumultueuse est expliquée de manière détaillée dans l’œuvre de Sayed Qutb « Les jalons sur la route ». L’idée principale de ce livre est que le monde et les musulmans vivent dans ce qu’on appelle la Djahiliya (les ténèbres).

Cette appellation a été utilisée par les premiers musulmans pendant la prédication du Prophète, afin de distinguer entre la période préislamique et la période islamique. Il fallait, selon Sayed Qutb, reprendre une réislamisation des musulmans, qui avaient perdu, selon lui, leur islam ancestral. Cette idée est non seulement fausse, mais aussi dangereuse. Certains problèmes actuels des musulmans sont le résultat de sa mise en œuvre néfaste.

L’époque moderne : le creuset du déclin

En récapitulatif, on peut dire que le déclin des musulmans a suivi deux voies parallèles et qui se complètent : une fragmentation politique et un effacement des sciences et de la rationalité. Ces deux processus ont commencé leur évolution à partir de 847, jusqu’à nos jours. Le monde musulman n’a jamais retrouvé son unité politique, son universalité civilisationnelle et son âge d’or, scientifique et philosophique.

Dès lors que le savoir et la pensée n’avaient plus de place, aucune vision politique et unificatrice ne pouvait s’épanouir, et aucune économie florissante ne pouvait voir le jour. Nous admirons aujourd’hui le capitalisme et l’économie de marché. Pourtant, on ne réalise pas à quel point ces deux systèmes économiques sont basés sur la rationalité et le savoir, deux notions et armes que les musulmans ont hélas perdues durant leur long déclin.

Malgré des efforts louables déployés par d’éminentes personnalités, telles que Mossadegh en Iran, Mustapha Kemal en Turquie, et Jamal Abdel Nasser en Égypte, les effets désastreux du déclin, dont les causes endogènes, profondes et lointaines, n’ont pas disparu – l’absence de la science dans des pans entiers de l’économie et de la société, l’esprit irrationnel qui a marqué la plupart des décisions des dirigeants politiques, une culture dominée par un savoir religieux fossilisé et dépassé par le temps, mais surtout la faiblesse des institutions – ont terriblement fragilisé ces pays, qui sont désormais en proie aux manipulations des puissances occidentales.

Dans son dernier livre La nouvelle question d’Orient (2017[1]), Georges Corm parle d’un « chaos mental producteur de violence et de désagrégation du monde arabe », en pointant bien entendu la responsabilité des États-Unis et de l’Europe[2].

En observant des évènements tragiques, comme la première guerre du Golfe durant laquelle les États-Unis ont déployé leur force militaire dans la région du Golfe, l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 et les bombardements de la Libye par la France et le Royaume-Uni en 2011, cet auteur reprend en fait le concept de « question d’Orient », en la remettant au goût du jour[3].

La première question d’Orient a vu le dépeçage, par les puissances européennes, de l’Empire ottoman au XIXsiècle. La nouvelle question d’Orient prend naissance, selon cet auteur, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et sera marquée par des divisions entre proaméricains et prosoviétiques, ainsi que par l’instrumentalisation par les États-Unis de l’Islam durant la guerre d’Afghanistan. Une guerre qui enfantera Al-Qaeda[4].

En fait, ces divisions et ses oppositions n’ont pas joué un rôle primordial, hormis durant la guerre du Kippour en 1973. L’Égypte avait reçu un armement soviétique qui lui permit de faire traverser le canal de Suez à ses armées. Mais ce succès fut de courte durée, puisqu’Israël réalisa une traversée inverse en vue d’encercler la troisième armée égyptienne. Par la suite, l’Égypte mit fin à son alliance avec l’Union soviétique en se tournant, cette fois, vers les États-Unis, grâce auxquels, à l’issue de longues négociations, elle récupéra le Sinaï.

Il y a eu aussi des conflits lourds de conséquences, comme la guerre Irak-Iran. Saddam Hussein a mis en oeuvre une politique belliciste avec la bénédiction des puissances occidentales qui souhaitaient la mise à mort du régime des Ayatollahs iraniens, ce qui a non seulement déclenché cette guerre avec son voisin chiite, mais également la première guerre du Golfe.

On ne peut pas expliquer la politique menée par ce dictateur seulement par la rivalité Est-Ouest. D’ailleurs, l’effondrement de ce pays a été à l’origine de l’apparition des organisations terroristes au Moyen-Orient. Quant à Al-Qaeda, son fondateur Oussama Bin Laden a justifié sa création par la présence des troupes américaines en Arabie saoudite, qui fut une conséquence de la première guerre du Golfe.

Quand on compare ce que l’Irak est devenu durant les années 2000 avec la grande civilisation abbasside au IXsiècle, on ne peut que se résigner à étudier un long processus de déclin qui a entraîné la disparition totale de la science, de la philosophie et de la rationalité dans cette partie du monde.

Ce qu’il est important de retenir, c’est qu’au début, ce sont des facteurs essentiellement internes qui entraînèrent le déclin de la civilisation islamique, avant que des facteurs externes, plus proches de nous, n’interviennent pour maintenir les pays arabes dans une dépendance ostentatoire de l’Occident. S’il on devait établir une chronologie de ce déclin, on pourrait placer en premier des causes lointaines internes, suivies de causes moyennes qui ont accéléré son processus, puis des causes plus récentes qui ont inexorablement condamné le monde arabe au délitement et à la dépendance.

Maintenus dans l’ignorance de cette succession de causes, les penseurs arabes ne savent toujours pas avec certitude si ce sont des causes externes qui ont entraîné la faillite du monde arabe, ou des causes internes en ne regardant qu’à travers le prisme du présent.

Georges Corm évoque cette situation en affirmant : « L’observateur travaillant à partir de l’Europe ou des États-Unis aura naturellement tendance à minimiser les interventions externes menées par les puissances européennes ou les États-Unis et à gonfler le rôle des facteurs internes : tyrannie et dictature, corruption, clanisme, tribalisme, communautarisme religieux ou ethnique. L’observateur arabe critique travaillant à partir de son expérience de terrain aura la tendance inverse de mettre en évidence le rôle des interférences externes répétées depuis l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte, la cupidité impériale et néocoloniale des puissances européennes, l’appui sans limites donné par ces puissances à la création de l’État d’Israël et à la supériorité militaire qui lui a été fournie. Toutefois, depuis quelques décennies, nombre d’intellectuels arabes, sous l’influence de la politique des États-Unis, ont rejoint le rang des partisans de la thèse de l’importance première des causes internes… cela a coïncidé avec la période de l’arrivée au pouvoir aux États-Unis des néoconservateurs, animés d’un désir ardent de promouvoir les valeurs démocratiques dans le monde arabe[5] ».

S’il ne faut pas négliger les causes externes, sans toutefois verser dans la théorie du complot, il convient aussi d’admettre les échecs intérieurs. Les incertitudes sur la nature des causes du déclin, le fait que les puissances occidentales avaient déjà commencé à coloniser le monde musulman et l’échec de la Nahda ont favorisé l’émergence de penseurs qui ont instauré un climat délétère de culpabilisation de l’Occident, animés par un esprit de revanche. Ces derniers sont les fondateurs de l’idéologie islamiste radicale et djihadiste, tels Said Qutb et Al-Mawdudi.

Les attentats qui n’ont épargné aucune partie du monde, et qui ont tant préoccupé les intellectuels et politiciens occidentaux, sont les dernières manifestations désespérées de ces idéologies haineuses et dépourvues de fondements rationnels. A cet égard, il est bon de rappeler avec insistance : ces idéologies n’ont rien à voir avec la religion islamique.

La religion islamique a donné naissance à une très grande civilisation durant le califat abbasside. Or, cette civilisation, riche de ses sphères intellectuelles, rationalistes et progressistes, a disparu sous l’influence de théologiens traditionalistes, comme les hanbalites et les acharites, qui entraîna un affaiblissement des pays d’Islam sur tous les plans, politique, économique et scientifique. Ce sont donc les hommes qui ont provoqué le déclin, et non la religion.

Les indicateurs modernes du déclin  

Aujourd’hui, après plusieurs décennies qui ont suivi les colonisations, on ne peut que déplorer les retards considérables accumulés, dans tous les domaines, par les pays arabes et musulmans par rapport à l’Occident, mais pas seulement… Ils sont également en retard par rapport au monde asiatique (Japon, Chine, pays du Sud-Est asiatique), voire même l’Amérique latine.

Les Arabes se sentent frustrés, car ils vivent dans une mondialisation au sein de laquelle tout est vu et analysé. La perception de ce retard est très aiguë chez les élites et les intellectuels. En plus du retard économique, il y a l’évolution démographique, avec la hausse de la population, et le sous-emploi qui frappe de plein fouet les jeunes. Cet indicateur, à lui seul, explique toutes les frustrations ressenties par les populations arabes et musulmanes.

Sur le plan structurel, il y a des indicateurs comme la faiblesse de la productivité, agricole et industrielle, et l’absence de progrès technologique et de la recherche – un développement à même de soutenir l’industrialisation.

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Sur le plan strictement économique et social : en 2013, les pays arabes dans leur ensemble représentent 5,9 % du PIB mondial contre 29,9 % pour les pays de l’Asie du Sud-Est. À titre de comparaison, la part d’un seul pays, l’Inde dans le PIB mondial est supérieure à celui du monde arabe dans son entier (6,7 %) et celle du Brésil représente presque la moitié de celle des pays arabes (3 %)[6].

Le monde arabe se retrouve même dans une situation inférieure par rapport à des régions en développement, comme l’Amérique latine. La part de cette région dans le PIB mondial en 2013 a été de 8,3 %[7]. Cet indicateur montre clairement le retard pris par le monde arabe, malgré ses prodigieuses ressources énergétiques et la richesse exorbitante de certaines de ses contrées.

Des problèmes structurels, tels que la pauvreté, l’analphabétisme qui touche plus de 65 à 70 millions de personnes dans le monde arabe, la fuite des cerveaux[8], l’absence d’un potentiel de recherche technologique, la faiblesse de la main-d’œuvre qualifiée, l’absence de véritables capacités industrielles… sont autant d’obstacles au développement du monde arabe. Ils sont, eux-mêmes, le produit du déclin qui a empêché les pays musulmans de créer une économie de marché et des institutions solides.

L’existence de ces problèmes est d’autant plus paradoxale que certains pays arabes sont extrêmement riches, grâce aux exportations de pétrole et de gaz (Libye, pays du Golfe). D’autres encore, en plein sous-développement, regorgent de matières premières (Soudan, Yémen). On a souvent parlé des effets de la « maladie hollandaise ».

Les économies pétrolières deviennent, par un processus pervers, des économies de rente et non des économies productives et exportatrices. L’existence de revenus pétroliers faramineux a favorisé l’enrichissement facile d’une minorité d’oligarques, la montée du gaspillage et de la corruption[9], mais aussi l’expansion de stratégies politiques et idéologiques ambitieuses, qui n’ont rien à voir avec la croissance économique, sans pour autant favoriser un processus permettant à une partie de ces ressources précieuses de créer un tissu industriel et technologique prometteur.

La part du secteur industriel dans les pays arabes ne dépasse pas les 10 % du produit intérieur brut[10]. Les capacités technologiques des économies arabes sont très limitées, pour ne pas dire dérisoires. Ces facteurs sont à l’origine du problème épineux de l’immigration. Le nombre de migrants maghrébins (Algériens, Marocains et Tunisiens), installés en Europe, a atteint 2,6 millions d’individus[11]. Quant aux migrants du Moyen-Orient, ils sont au nombre de 381 000 individus. Les terres d’accueil sont principalement les pays développés d’Europe de l’Ouest[12]. Par ailleurs, 1,18 million d’Arabes vivent aux États-Unis. Mais 30 % de cette population est au chômage. Une immigration de 5 millions d’Arabes en Europe a entraîné des bouleversements, propices à tous les ressentiments haineux, à la montée inquiétante de la xénophobie et de l’islamophobie.

A cela s’ajoute un sentiment d’inquiétude et de frustration, qui gagne notamment la jeunesse, ce qui favorise l’émergence de l’extrémisme et du terrorisme. La première conséquence sociale du mal- développement (l’expansion de l’immigration arabe vers l’Europe) a entraîné, par un effet boomerang, une autre conséquence : l’exacerbation des tensions communautaires et religieuses entre l’Orient et l’Occident.

Les immigrés arabes ne s’exilent pas uniquement en Europe et aux États-Unis, ils vont également dans les pays du Golfe : 12,5 millions d’Arabes (Égyptiens, Yéménites, Jordano-Palestiniens, Syriens et Soudanais) vivent désormais dans les pays de l’or noir. Ces immigrés représentent une part importante de la population totale de plusieurs pays de cette région : 60 % au Koweït et au Qatar, 80 % aux Émirats arabes[13].

Le retard des pays arabes se reflète également dans la faiblesse criante de sa sphère scientifique, technologique et intellectuelle. On constate non seulement un nombre insuffisant de traductions, de publications scientifiques et intellectuelles, et de brevets, mais aussi une pénurie de centres de recherche, un niveau limité des budgets de la recherche scientifique, sans oublier l’absence d’une véritable stratégie de développement basée sur le savoir[14]

En 2013, la part des pays arabes dans la dépense mondiale de recherche-développement est de 1 %, contre 36,9 % pour l’Asie du Sud-est, 19,1 % pour l’Union européenne, 28,9 % pour l’Amérique du Nord et 3,4 % pour l’Amérique latine. Cette part de l’ensemble des pays arabes est même inférieure à celles de pays individuels, comme le Canada (1,5 %) et le Royaume-Uni (2,5 %)[15].

La part des chercheurs arabes dans le monde, en 2013, est de 1,9 %, soit un taux inférieur à celui d’un seul pays, la Corée du Sud (4,1 %). La part des pays arabes dans les publications scientifiques à l’échelle mondiale en 2014 est de 1,4 %, ce qui est un taux inférieur à celui d’un seul pays, le Brésil qui enregistre 2,7 %[16]. Par ailleurs, les pays arabes consacrent 1 % de leur PIB à l’enseignement supérieur. Mais selon un rapport de l’UNESCO, ils n’ont pas réussi à créer des débouchés économiques permettant de fournir des emplois aux diplômés de l’université[17].

Plus grave encore, la diffusion des idées et des résultats de recherche, et plus généralement les réflexions qui sont produites dans les pays développés, au sein de la sphère scientifique et intellectuelle arabe, laissent vraiment à désirer. À en croire un rapport portant sur le développement humain arabe, qui fut rédigé, en 2002, par un comité d’intellectuels arabes et publié sous la direction des Nations Unies : « Le monde arabe traduit 330 livres annuellement, c’est-à-dire le 1/5 de ce que les Grecs ont traduit durant l’antiquité, et ce, malgré le progrès spectaculaire de l’imprimerie et de l’informatique. Le nombre cumulé des livres traduits depuis l’époque d’Al Ma’mun (9e siècle) est de 100 000, soit le nombre moyen de livres traduits par l’Espagne en une année[18]».

Abordons maintenant les questions d’ordre sécuritaire et politique : il suffit de voir le nombre d’envoyés spéciaux des Nations Unies dédiés aux pays arabes en conflit (Yémen, Irak, Syrie, Libye), pour comprendre que les zones de crise sécuritaire les plus intenses de la planète sont situées dans le monde arabe !

Dès la fin de la guerre froide et l’annonce d’un nouvel ordre mondial basé sur la démocratie, l’économie de marché et la limitation de la course à l’armement nucléaire et conventionnel, la région du Moyen-Orient fut secouée par de très fortes turbulences : l’Irak de Saddam Hussein, après s’être épuisé dans une guerre sans issue avec le grand voisin iranien pendant une dizaine d’années, a entrepris une invasion du Koweït qui déchaîna une riposte musclée des États-Unis, alors sous George Bush père, lui infligeant une cuisante défaite militaire que les Arabes n’avaient pas connue depuis la guerre des Six Jours contre Israël. Sans parler de la panique en Arabie saoudite, qui accueillait pour la première fois des troupes américaines.

La présence militaire américaine dans ce pays sera l’une des raisons, et non des moindres, de la création de l’organisation Al-Qaeda. Bien que l’embargo imposé à l’Irak ait été impitoyable pour une population déjà douloureusement meurtrie par deux guerres successives, il n’en demeure pas moins que le régime de Saddam Hussein a poursuivi sa répression des minorités chiites et kurdes. La réputation de ce régime est telle qu’aux États-Unis, dès la fin des attentats du 11 septembre 2001, le président George W. Bush, fils de George Bush, déclencha une invasion de l’Irak en 2003, provoquant l’un des plus grands et effroyables conflits de ce début du 21ème siècle.

Après un affaiblissement progressif d’Al-Qaeda et la mort de ses chefs, un autre groupe terroriste appelé « État islamique au Levant » (Daesh en arabe et ISIL en anglais), placé sous la houlette d’un chef sanguinaire et moyenâgeux, Abou Bakr al-Baghdadi, s’incrusta en Irak et en Syrie en s’accaparant de grands territoires, dont la ville de Mossoul, et en commettant de nombreux massacres, exactions et autres kidnappings des populations.

Depuis la libération de ces territoires par l’armée irakienne, ce groupe s’est considérablement réduit. Il a entamé une migration vers d’autres régions, comme le Maghreb et le Sahel, à la faveur des déstabilisations provoquées par le « Printemps arabe », en créant de nouveaux foyers de tension.

Le soulèvement des populations arabes contre les régimes dictatoriaux qui ont tenté de les réprimer a plongé des pays, comme la Libye en 2011 et la Syrie, dans une grande instabilité. Alors que la Syrie a connu une atroce guerre civile, la Libye a complètement éclaté en territoires contrôlés par des chefs indépendants, son unité volant en éclats.

Des pays occidentaux, comme la France, ont contribué à cette situation en bombardant les centres du pouvoir central en Libye. Ils ont également soutenu les mouvements insurrectionnels en Syrie, au point de diviser ce pays en provinces autonomes, si ce n’est l’intervention militaire russe dont le but a été de sauver le régime syrien. Ces zones arabes de crise sont balancées par les intérêts des puissances mondiales.

Loin de l’influence des populations arabes, qui se sont soulevées dans certaines régions du monde arabe, des pays deviennent la proie des appétits des puissances voisines, ce qui témoigne d’une grande fragilité : En 2006, Israël a lancé une offensive de grande envergure contre le Liban, qui abrite le Hezbollah, mais elle a été combattue avec vigueur par cette même organisation chiite. En 2015, une coalition des pays du Golfe lança des raids aériens meurtriers contre le Yémen, dominé par les Houthis, une communauté défavorisée depuis des années et qui a pris l’initiative dans un contexte marqué par l’échec des réformes économiques et la montée de la pauvreté au Yémen.

Force est de constater que ces évènements funestes, très déstabilisateurs, sont favorisés par des rivalités entre pays musulmans : le pays, au centre des conflits dans ces régions, est l’Iran. Il est la cible d’une politique agressive mise en œuvre par les puissances occidentales, en raison de son programme nucléaire et de sa stratégie d’influence au Liban et au Yémen.

Les pays arabes et musulmans souffrent de difficultés politiques et sécuritaires, en plus des problèmes de gouvernance et de développement. Ils sont la proie des influences étrangères, en raison de leur faiblesse et de leur instabilité chronique, héritées du déclin de l’ancienne civilisation islamique depuis le Moyen Âge.

Les tragiques évènements, qui se sont déroulés depuis 2011 dans le monde arabe, sont le résultat d’un délitement économique qui remonte aux indépendances, mais aussi à la longue colonisation par les puissances européennes. Avant la colonisation, le monde arabe était dominé par l’Empire ottoman qui était, lui aussi, dictatorial et oppresseur, malgré l’alibi de protection contre les puissances européennes et le partage d’une même religion avec les populations arabes dominées. La plus ancienne cause du déclin n’est autre que la disparition de la brillante civilisation abbasside.

On scrute, aujourd’hui, des indicateurs comme le retard de développement, la faiblesse de la croissance, l’absence de RD et de progrès technologique, l’instabilité politique et le manque d’institutions politiques démocratiques. Mais il ne faudrait pas négliger les causes plus anciennes et moins visibles, qui remontent à un lointain passé, telles que les causes intellectuelles (disparition de la science-philosophie et de la rationalité).

Cette longue et difficile explication aurait pu nous éloigner de notre sujet principal. Cependant, on ne peut parler des bouleversements actuels dans le monde musulman et des tensions Occident-Orient d’aujourd’hui, sans aller plus loin, sans prendre en considération les causes les plus lointaines, moyennes et les plus récentes du déclin de la civilisation islamique. Quant aux attentats terroristes, ce sont des manifestations primitives et revanchardes d’un processus dont les causes remontent loin dans l’histoire, sans négliger pour autant les difficultés et la violation extrême dans les relations Orient-Occident, dont l’Occident est en grande partie responsable durant l’époque moderne.

Deux exemples modernes de la perte de rationalité dans la décision et la perception des dirigeants arabes

Je termine cette analyse en évoquant ce qui a été particulièrement marquant au cours des dernières décennies : si les effets d’une guerre et d’une défaite militaire se font sentir à long terme (effondrement de l’Union soviétique, défaite de l’Allemagne durant les deux guerres mondiales, défaite de l’Irak dans les guerres du golfe, défaite de l’Egypte devant Israël en 1967 et en 1973) et empêchent les Etats vaincus de se redresser rapidement, il n’en demeure pas moins que les décisions prises par certains dirigeants arabes, lors des guerres menées au XXe siècle, se sont avérées calamiteuses. La raison en est simple : l’absence de rationalité induite par des siècles de déclin.

Durant toutes les guerres livrées par les Arabes, leurs dirigeants se sont, hélas, souvent illustrés par leur incompétence et leur irrationalité dans la conduite des conflits. Par exemple, le président Nasser laissa les Israéliens l’attaquer en 1967, en proférant des menaces contre eux et en provoquant ses adversaires dans une confrontation, alors que son pays n’était pas vraiment prêt à faire la guerre. De plus, la moitié de son armée était embourbée au Yémen.

En 1973, Anouar Al-Sadate commanda à ses généraux de faire une percée dans le Sinaï, après la libération du canal de Suez, au moment où les Israéliens en effectuaient une traversée inverse, ce qui signifiait laisser la profondeur stratégique de l’Egypte sans défense, alors que les deux armées égyptiennes étaient stationnées de l’autre côté du canal. L’objectif, vague et insaisissable, de cette offensive était de secourir les Syriens, qui étaient malmenés par les Israéliens, lors de la grande attaque contre les hauteurs du Golan. Or, la portée des missiles antiaériens SAM des Egyptiens ne permirent pas de soutenir une telle offensive.

Anouar Al-Sadate refusa de suivre les conseils de ses généraux, et les chars égyptiens, une fois lancés, furent aussitôt anéantis par l’aviation israélienne. Il n’a pas non plus voulu rappeler les divisions blindées, positionnées de l’autre côté du canal, pour repousser la percée israélienne, qui avait réussi à franchir le trou du déversoir et à menacer les arrières des armées égyptiennes. Ainsi, dans la conduite de cette guerre importante, le dirigeant égyptien n’a pas été aussi rationnel que Nasser. Ces dirigeants ne voulaient tout simplement pas laisser l’initiative de la conduite de la guerre aux généraux, qui sont pourtant les personnes les plus qualifiées pour cette tâche.

N’oublions pas le cas de Saddam Hussein, qui déclencha une guerre sanglante contre son voisin iranien, alors qu’un accord pour le partage des eaux de Chatt Al arab avait été scellé. Il partit à la conquête du Kuwait, juste après la fin de la guerre Iran-Irak. Ces dirigeants ont mis la sécurité et l’avenir stratégique de leur pays en péril, à un moment crucial, uniquement pour satisfaire leur égo.

Si le président Roosevelt délégua la conduite de la Seconde guerre mondiale à ses généraux et à ceux des Alliés, et si Staline choisit au bon moment de valoriser ses généraux, au lieu de les tuer lorsque les armées allemandes envahirent son pays, c’est pour une raison simple : la conduite d’une guerre est une affaire suffisamment sérieuse pour ne pas se hasarder à faire valoir son égo ou les opinions de dirigeants politiques, au moment du plus grand péril.

Lorsqu’on compare l’attitude des dirigeants arabes modernes et celle des califes bien guidés durant le Moyen Âge, on ne peut que s’étonner. Abu Bakr a refusé de diviniser le Prophète après sa mort, comme l’ont fait les chrétiens. Othman a codifié le Coran, en supprimant toutes les copies du texte sacré éparpillées chez les musulmans. Quant à Khaled Ibn al walid, ce généralisme extraordinaire a été le vainqueur des Perses et des Byzantins, et n’a perdu aucune bataille. Ainsi, les dirigeants musulmans, au cours des premiers siècles de l’Islam, firent preuve d’un rationalisme remarquable, contrairement à ceux de l’époque moderne qui n’ont cessé de multiplier les erreurs stratégiques.

Une telle inconscience chez les dirigeants arabes, pendant les conflits qui ont affaibli le monde arabe à l’époque moderne et qu’on pourrait qualifier de produit de l’irrationalisme, est le résultat d’un lointain passé de déclin intellectuel dont le point de départ est la destruction par les religieux traditionalistes de la philosophie, de la science et de la rationalité dont les pères fondateurs sont les Mutazilites du 8e siècle.

Une deuxième manifestation du déclin de la civilisation islamique, de la disparition de la rationalité et de la science dans les sociétés islamiques est l’incapacité des hommes politiques et des penseurs arabes à analyser les causes profondes du terrorisme. Alors qu’on a vu dans les pages précédentes que le triomphe des hanbalites, des acharites et des partisans jusqu’au-boutistes du hadith a entraîné une fossilisation de la théologie et la disparition de la rationalité, un phénomène aggravé par l’échec de la Nahda et l’apparition des penseurs djihadistes, certains intellectuels et hommes politiques arabes ne comprennent pas que ce sont ces évènements qui ont donné naissance au terrorisme. Ils font des amalgames fâcheux entre la religion et le terrorisme, entre des défenseurs de l’identité nationale et des valeurs islamiques et les terroristes.

Dans un article signé Rehda Malek, ancien Président de l’ANR (Alliance Nationale Républicaine), ancien diplomate et ancien chef de gouvernement algérien, à l’occasion d’un colloque international qui a eu lieu à Alger, en 2002, sur le terrorisme islamiste, il affirma (dans une analyse de ce qu’il appelle « les  racines internes du terrorisme ») : « …(les) prêches d’un Cheikh Sahnoune, n’hésitant pas, fin des années soixante et début des années soixante-dix, à s’attaquer à la politique du président Boumediene.. ».

Or, ce Cheikh est un membre illustre de l’Association des Oulémas Musulmans, une organisation qui a joué un grand rôle, dans le sillage des œuvres de Ben Badis, son fondateur, pour la préservation des valeurs nationales musulmanes durant la colonisation, et s’est opposée à l’assimilation par le colonisateur français du peuple algérien.

Ce Cheikh a critiqué le modèle de développement socialiste mené par l’ancien président Boumediene, qui ne reflétait pas les valeurs de la société. Or, ce modèle s’est effondré après la mort de ce dirigeant historique et le contre-choc pétrolier de 1986 qui engendra une baisse drastique des revenus pétroliers de l’Algérie. Par ailleurs, ce modèle de développement n’est pas tenable puisqu’il a échoué dans le monde entier. Il reposait sur des concepts mal conçus, comme celui des industries-industrialistes (une vision qui n’a pas été accompagnée par une stratégie d’exportation robuste et innovante).

Paradoxalement, le prêcheur Sahnoune a eu raison de critiquer ce modèle de développement, auquel l’auteur et ses collègues du gouvernement et de l’administration ont renoncé sans le dire et en un temps record. Par conséquent, Reda Malek fait un amalgame dangereux entre des forces vives, qui tentent de résister au déclin de la civilisation islamique, et les terroristes qui sont les successeurs d’une vision intolérante, anachronique et complètement erronée de la religion. En même temps, il n’explique pas pourquoi lui et ses camarades n’ont pas défendu le socialisme et le modèle de développement de Boumediene, après leur disparition du paysage algérien.

La myopie de ce genre de personnages, ayant occupé de hautes fonctions, ne s’explique que par l’absence de rationalité qui les empêche de comprendre et d’analyser le monde, et surtout nos propres problèmes, causés par le déclin de la civilisation islamique. Un sujet qui reste éminemment tabou. Aussi est-il plus que jamais urgent de l’aborder, afin de trouver une esquisse de solution pour les générations futures.

A lire ou relire : «L’islamophobie intellectuelle : une critique».   La saine critique de Rafik Hiahemzizou dans un essai éclairant

Notes de bas de page

[1] Georges CORM, La Nouvelle Question d’Orient, Edition APIC Alger, 2018.

[2] Ibid., p.8.

[3]Ibid. p.17-20.

[4] Ibid. p.151.

[5]Ibid., p. 89.

[6]Rapport de l’UNESCO sur la Science, Vers 2030, résumé exécutif, p. 9.

[7] Ibid.

[8] Op. cit. CORM, p.230.

[9] Ibid. p.235.

[10] Ibid., p.238.

[11]  Lopez GARCIA, Revue de Géographie maghrébine, vol-15, 1993.

[12] SOPEMI, Tendances de migrations internationales, Rapport annuel 1998, Paris.

[13] Ferhi SALAH, Migrations et Sociétés, 2009, p. 11 à 40.

[14]UNESCO Science Report 2010.

[15] Op. cit. UNESCO pour la Science : vers 2030, 2015, p.10.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Bernard LEWIS The Crisis of Islam : Holy ward and unholy terror, Modern Library, 2003, p. 115.

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