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Charî‘a, hadith, qiyâs et ijtihâd

Cet article est une tentative d’approche de l’effort intellectuel islamique fourni par ses théologiens et juristes, anciens et modernes, dans le cadre normatif régi par la loi ou charî‘a.

Si de nos jours, l’intérêt accordé à l’effort créateur normatif ou ijtihâd revient sur scène, après avoir été longtemps et arbitrairement occulté, c’est parce qu’il est l’élément vital de l’Islam et la source de sa dynamique.

La mise en sommeil de l’ijtihâd, caractéristique marquante de la conscience islamique et de sa vitalité, fut un facteur de déstabilisation et de dépérissement car l’effort normatif constitue un fondement de la science et de sa possibilité. Notre objectif, en abordant un tel sujet, est double :

  •  bien mettre en évidence cet antagonisme et effectuer notre propre ijtihâd, non pas normatif mais d’analyse ;
  • montrer les tensions qui tendent, à tous les niveaux, à la désinstitutionnalisation de la charî‘a ou loi, en la privant, en un premier temps de son facteur vital puis, en un deuxième temps, en la marginalisant. La conséquence est, bien entendu, la crise, spirituelle et identitaire, que connaît le monde musulman dans le monde moderne.

Répandue dans l’espace géographique et étalée sur des siècles d’histoire, la communauté musulmane a progressivement adopté l’aspect d’un gigantesque amalgame de diversités : “races”, couleurs, cultures, langues, morcellements politiques, classes sociales, tendances religieuses : voilà autant de facteurs d’hétérogénéité au sein de l’Islam.

Mais, parallèlement, dans la maturation de la pensée religieuse islamique et de ses institutions, le Coran a joué un rôle central de fondement et de référence auquel l’instinct des croyants revenait constamment. Face à ce foisonnement d’idées et de pratiques, le Coran dans son texte arabe est demeuré, et demeure encore, un vecteur d’identité et de cohésion pour la subjectivité des individus musulmans.

La notion de Oumma , ou entité trans-ethnique

C’est à Médine, en 622, que le Prophète, a créé une Communauté de type nouveau. Ce n’est plus une communauté tribale fondée sur les liens du sang comme chez les nomades ou les liens du sol comme chez les sédentaires. Ce n’est pas non plus une collectivité nationale fondée sur l’unité du territoire, d’un marché ou d’une histoire. Il s’agit d’une communauté de foi, qui repose sur une expérience commune de la transcendance de Dieu.

Une communauté véritablement humaine ne peut se créer sur une nature ou une histoire déjà données, déjà faites, mais sur une décision, une volonté de vivre ensemble tournée vers l’avenir et vers un but commun : la “commanderie du Bien”.

Il ne s’agit pas d’une réalité statique mais d’une entité en devenir. Dans ce cas, il n’est question ni de “peuple élu” ni de “terre promise” mais de guidance axiologique.

Le Message coranique précise : “Cette communauté qui est la vôtre, est vraiment une communauté unique” (Coran, Sourate XXIII [23], verset 52). D’autre part, le terme coranique de oumma(1) est polysémique.

Il peut signifier “moment” ou “génération” (Coran, S. XI [11], v. 8) ; “guide” ou “modèle” (Coran, S. XVI [16], v. 120) 2 ; “voie” (Coran, S. XVIII [18], v. 22) ; “groupe de gens” (Coran, S. XXVIII [28], v. 23) ; “unanimité religieuse” (Coran, S. XXII [22], v. 34) ; enfin, le sens le plus spécifique de “communauté avec sa connotation d’avant-garde d’un groupe religieux.

Quelle que soit sa racine étymologique – qui implique soit un sens causal, ummi (mère), soit un sens téléologique, amm (visée) -, la ummah n’est ni l’Islam ni les musulmans, mais elle signifie la Voie qui les relie. D’où son rapport direct à cet effort, jihad (petit ou grand), qu’on doit faire sur soi-même.

Quant à la question de savoir quelle est la nature du lien qui unit les membres de la communauté islamique, nous pouvons partir de ce qu’en écrit Joseph Chelhod : “L’Islam prononce irrémédiablement la dissolution du principe ethnique et national : à la communauté tribale basée sur la parenté du sang, il oppose la communauté religieuse ; elle a Dieu pour chef et législateur, et le vaste bien mystique qui assure la cohésion des fidèles trouve son lieu en lui” (2).

La raison d’être islamique est l’antithèse du racisme : “Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Oui, le plus noble d’entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux” (Coran, Sourate XLIX [49], v. 13).

La communauté islamique est inter-raciale. Dès la fin du premier siècle de l’avènement de l’Islam, cette égalité s’affirma et fut l’un des signes caractéristiques de la fraternité musulmane.

Cependant, pourrait-on objecter, la notion de ahl al-bayt [les gens de la Maison du Prophète] n’implique-t-elle pas un germe d’inégalité ?

Pour répondre à cette question, il suffit de préciser que la Communauté comprend non seulement la parenté agnatique (âl) du Prophète et la parenté co-agnatique (ahl al-ayt), mais aussi la vaste clientèle adoptive (mawâli). Cette dernière est destinée à embrasser toutes les races du monde.

Non moins significatif est le caractère déterritorialisant de la ummah : la communauté ne connaît ainsi ni race ni frontières. Or, sans cette ouverture transnationale, il n’y aurait pas eu de “Pax Islamica”, incluant les non-musulmans.

La notion de sunna

En traçant les grandes lignes orientant l’agir des croyants, le Coran donne en certains domaines des points de repère précis par la prescription ou l’interdiction de certaines actions. Cependant, comme il se posait à la Communauté musulmane de nombreux problèmes de Loi qui n’étaient pas couverts par une affirmation claire du texte, les juristes musulmans eurent recours à une autre source d’autorité : celle de la Tradition.

Dans son sens général, la “Tradition islamique” est un ensemble de croyances, d’institutions et de pratiques transmises comme un héritage, auquel s’ajoute continuellement l’apport des générations. Dans son sens restreint – celui dont il sera question ici – on considère la “Tradition islamique” comme une source de connaissance, d’autorité et de loi ; elle comprend la sunna, le hadith et, à titre instrumental, l’ijmâ‘ (consensus).

Avant la venue de l’Islam, la tradition jouait un rôle très important dans la vie sociale des Arabes. Elle avait valeur de norme et d’autorité. Avec l’avènement du Prophète de l’Islam, ce type d’autorité ne fut pas abrogé. Par contre, la coutume des ancêtres allait être remplacée par celle du Messager. L’importance accordée à la sunna s’explique évidemment par des considérations historiques.

Du vivant du Messager, la preuve était en lui, il était la référence législative. Ce n’est qu’après sa disparition que naquirent des divergences d’ordre pratique et dogmatique. Il était donc inévitable qu’on cherchât dans la sunna de la communauté primitive – celle de Médine – ce que devait être la solution. À ce stade, l’importance donnée à Médine et aux Compagnons était beaucoup plus d’ordre technique que théorique.

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Après la vague des conquêtes et l’éparpillement des Compagnons et de leurs descendants, la sunna de Médine ne fut plus unanimement reconnue. Aussi, pour éviter que ne se créassent des sunna-s locales et rivales, les musulmans s’entendirent pour préciser ce qu’était la sunna.

Les experts de la Tradition affirmèrent que ce terme ne pouvait s’appliquer proprement qu’à la coutume établie par le Prophète lui-même sous la forme de prescription ou par son exemple, et que le vocable “sunnite”, ou ahl al sunna wa jamâ’a désignait l’ensemble des musulmans orthodoxes (3) qui adhéraient à cette coutume et à celle de la communauté islamique primitive.

Au IIe et IIIe siècles de l’Islam, alors que le hadith en était venu à jouer un rôle extrêmement important non seulement comme véhicule de la sunna mais surtout par lui-même comme support de la Loi, une science critique s’élabora sous la plume d’experts (Aimat al-jarh wa-ta’dil) qui s’employèrent à établir une méthode de contrôle permettant de séparer les hadiths authentiques de ceux qui ne l’étaient pas, sur la base de l’isnad (transmission).

Assurément, l’on peut dire que l’expression la plus poussée de la pensée musulmane se trouve dans la Loi et non dans la “théologie” ou kalam. Cela reflète, d’ailleurs, l’esprit de la majorité des croyants, beaucoup plus tournés vers la pratique et plus préoccupés de foi en action que de spéculations. L’aspect extérieur de la soumission ou islam réside, pour le croyant, dans le souci concret et constant de vivre selon la charî‘a (4).

Pour l’Islam, la charî‘a fut la Voie, tracée par le Principe, que l’homme devait suivre. Ce concept de charî‘a englobait donc tous les aspects de la vie, tout l’agir de l’homme. L’expression de cette Voie se manifesta dans les prescriptions précises d’une Loi qui s’enracinait dans le Coran et la Tradition. Quand on traduit charî‘a par “Loi”, il faut donc se rappeler qu’il ne s’agit pas d’une loi au sens courant du terme.

Il ne s’agit pas non plus, dans l’optique musulmane du produit d’une société ou de la “propriété” d’une institution qui serait clairement désignée pour l’appliquer et, au besoin, la réviser. Cette Loi a une structure qui reflète, d’une part, le caractère divin que la foi musulmane lui reconnaît et, d’autre part, la fonction que le sociologue ou l’historien y décèle, c’est-à-dire un lieu d’interaction entre l’interprétation du Coran et le vécu des croyants dans l’histoire.

La place du hadith dans la “théorie juridique”

Le système de la Loi, “théorie juridique” en Islam ou usûl al-fiqh repose, d’une part, sur deux composantes immuables, intangibles et inconditionnées – le Coran et la Sunna – et, d’autre part, sur une autre composante, instrumentale, mouvante et conditionnée – l’ijtihâd (de solitaire, elle évolua vers un statut communautaire ou ijmâ‘a).

Si les deux premières sources sont unanimement admises, la dernière prête souvent à discussion. Pour les juristes musulmans, la loi n’était pas l’objet d’une étude empirique ou indépendante : c’était l’aspect pratique de la doctrine religieuse et sociale transmise par le Prophète à partir du Coran, source première de la Loi.

L’interprète premier, et le plus fiable, du Livre, c’était évidemment le Messager, celui qui en avait fait la première application dans la communauté concrète de Médine. Les paroles et gestes, transmis par une chaîne reconnue de narrateurs, formaient donc une sorte de commentaire et de supplément du Coran, une deuxième source pour la loi : la sunna. Cette dernière a d’ailleurs une fonction d’explication de ce qui est donné comme principe général et comme application dans le Coran.

En ce double usage, le hadith est une concrétisation de la Révélation plutôt qu’un complément ; il n’ajoute rien de nouveau et n’abroge jamais le Coran ; il le particularise seulement. Si le Coran fut codifié au moment même de son énonciation, et qu’il n’y a pas eu de période de transmission orale entre le moment de son énonciation et celui de sa rédaction, le hadith ne le fût pas. Pour ce dernier, la période de transmission orale entre ces deux moments, s’étale sur au moins deux cents ans.

La probabilité d’inauthenticité historique existe donc. Une méthodologie, ilm al-hadith, fut instituée pour garantir un maximum d’authenticité au hadith. Des méthodes de transmission orale furent étudiées. La méthode multilatérale, tawatur, est jugée comme authentique si un récit, propagé par plusieurs voies indépendantes les unes des autres, est homogène et conforme aux conditions liées à l’époque, aux habitudes et à l’expérience. Si une condition venait à manquer, la méthode devenait unilatérale, ahad. La transmission multilatérale est apodictique [qui a une évidence de droit] en théorie et en pratique, tandis que la seconde est hypothétique en théorie même si elle est apodictique en pratique.

En somme, le hadith a une limite, que le Coran n’a pas : celle de l’inauthenticité. En outre, le hadith lui-même peut-être transmis littéralement ou selon l’idée. Une transmission littérale restitue le hadith dans le sens et avec les termes dans lesquels il a été énoncé. Par contre, la transmission selon l’idée garde le sens mais l’énonce en d’autres termes. Dans ce dernier cas, il y a un risque d’altération, de distorsion ou de déperdition sémantique.

Il se posait toutefois dans la communauté de nombreux problèmes de loi qui n’étaient pas couverts par une affirmation claire du Coran ni de la Tradition. C’est alors qu’intervint, historiquement parlant, la troisième source de la Loi, à titre instrumental, la raison ou ra’y. L’utilisation de celle-ci, en tant que moyen, fut d’ailleurs tout à fait légitime puisque le Coran en stipulait l’exercice. La sunna a confirmé le rôle du ra’y et le hadith célèbre de Mu’ad ibn Jabal est assez explicite à ce sujet.

Le Prophète l’ayant désigné comme juge au Yémen, lui posa auparavant ces quelques questions : “Comment jugerais-tu si on te demandait de juger ?” Mu’ad répondit : “Je jugerais d’après le Coran”, le Prophète insista : “Et si tu ne trouvais pas de réponse dans le Livre du Principe (Dieu)”. Mu’ad rétorqua : “Je jugerais alors d’après la Tradition de son envoyé” ; “Et si tu ne trouvais pas d’exemple dans la Tradition ?” Mu’ad conclut : “Je ferais appel à mon jugement”. Le Prophète loua le Principe (Dieu) et autorisa Mu’ad à juger ainsi.

Notes :

(1) Jacques Berque traduit ici le terme oumma par “archétype” et note : ““Archétype” : traduction risquée ! Mais comment rendre oumma, ordinairement rendue par “communauté“ ? Furent ainsi qualifiés d’“oumma à soi seul“ des personnages comme ‘Umar et Zayd b. ‘Amr ou Khatar b. Mâlik al-Kâhin.” [ndlr].

(2) – Joseph Chelhod, Introduction à la sociologie de l’Islam, éd. Besson Chantemerle, 1958, p. 153 (voir aussi l’édition Maisonneuve et Larose)

(3) – Appliqué à l’Islam, le terme “orthodoxie” n’a pas le même sens qu’en contexte chrétien, puisqu’en Islam, il n’y a pas d’institution (papauté, concile, synode) officiellement habilitée à délimiter la “vraie doctrine”. Le consensus (ijmâ‘) de la communauté ou des docteurs a joué un peu ce rôle, mais plus par mode de pression sociale exercée sur les extrémistes que par mode de condamnation, d’anathème, d’ex-communication ou d’inquisition.

Cela tient au fait que la communauté musulmane était généralement plus préoccupée “d’orthopraxie” (conduite droite, conforme à la Loi) que “d’orthodoxie” (conformité à la doctrine). Nous employons ce mot “d’orthodoxie” donc, plutôt dans le sens de “majorité des croyants en accord”, “doctrine reconnue majoritairement”.

(4) – Ce terme signifiait originellement “le chemin menant à l’eau”, ce qui, en Arabie, équivalait à “la voie menant à la source de vie”.

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Un commentaire

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  1. Le coeur est le contenant, la croyance est le contenu.

    1 – La charia juge les actes, rien à avoir avec les coeurs. sa base est le coran et la souna

    Hadith veut dire la tarika du prophète (souna), personne n’a le droit de dire ma tarika sauf le prophète.

    2- Le qiyas passe avant Ijtihad.
    Le qiyas est de faire le parallele avec le passé, si un evenement s’est repeté.

    3- En dernier Ijtihad

    C’est pour cela que les musulmans ne doivent pas avoir une constitution,
    tout est Coran, souna, histoire.

    Le royaume uni n’a pas de constitution,

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