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Ad-Dīn: de la religion à la cité (2/3)

ad-Dīn, le concept

En tant que concept, le terme ad-dīn recouvre un ensemble de mots techniques d’usage Qur’ānique, comme milla, nila, sharī‘a, minhāj, sunna, fira ou anīfiyya ; chaque terme exprime, à lui seul, un sens spécifique et décrit une réalité particulière qui lui correspond, au sens littéraire aussi bien que conceptuel[1].

Selon ash-Shahrastānī, le concept ad-dīn renvoie en premier lieu au sens de l’adhésion à une doctrine ou de la soumission à ses préceptes ; ensuite, à celui du traitement subi comme conséquence du traitement fourni (subir la pareille) ; en troisième lieu, c’est la rétribution au dernier jour du jugement qui est indiquée.

Alors que le terme al-milla décrit plutôt la forme que peut revêtir ad-dīn en tant que cadre structurant la vie d’une communauté donnée, selon des règles spécifiques et dans une option organisationnelle, aussi, afin d’assurer son existence ici-bas et d’anticiper sa fin dernière.

Cependant, pour mieux cerner l’établissement de al-milla comme l’une des formes particulières de ad-dīn, c’est à des concepts tels que Sunna (tradition, initiation), minḥāj (voie ou système) et shir‘a (conduite) qu’on aura recours[2].

Il semble donc que le terme ad-dīn, pour ash-Shahrastānī, soit un concept général[3] qui met en jeu l’adhésion intime, l’engagement collectif, ainsi que le sens de la responsabilité. Le concept ad-dīn concerne donc l’activité humaine tout entière, singulière ou plurielle, qu’il organise selon une conduite partagée en vue du salut matériel aussi bien que spirituel.

Dans l’absolu, Il s’agit ici d’un concept de portée générale ; dans la pratique, il requiert son adaptation en des formes d’expressions différentes dans le temps et dans l’espace. Par conséquent, le concept acquiert une dimension anhistorique, transcendantale, naturelle au sens métaphysique du terme. Il fonde ontologiquement l’existence en tant que donnée existenciée. On parlera alors de la notion de al-fira. Al-Qur’ān ne cessa de la rappeler pour désigner la forme primordiale selon laquelle la création a été façonnée par Allāh, le Créateur des cieux et de la terre (iri as-samāwāti wa-l-ard)[4] et selon laquelle Il a façonné de la même manière tous les humains (fira-t-Allāh al-latī faara-n-nāsa ‘alayhā)[5]. Une notion qui raisonne comme un appel Qur’ānique aux humains, d’épouser l’harmonie cosmique.

Cette conception de ad-dīn comme innéité spirituelle[6], nous la rencontrons chez ash-Shahrastānī mais pas seulement, elle est plutôt prédominante dans la pensée musulmane. En  langue  Qur’ānique, la fira[7] est utilisée pour entendre « la conception originelle », naturelle et conforme à « la nature primordiale » humaine, ainsi qu’à celle de tous les êtres existenciés sans exception : « maintiens donc ta face orientée vers la religion (ad-din) en unitaire originel (hanif), la religion primordiale d’Allāh (fira-t-Allāh) selon laquelle Il a façonné (fara) les gens, nulle modification possible de la création d’Allāh, ceci est la droite religion (ad-dīn al-qayyim), sauf que la majorité des gens ne savent pas »[8].

Dans le poème suivant, Ibn al-‘Arabī reprend le mot ad-dīn dans les quatre vers. Ce mot occupe la place centrale dans le premier vers et termine les trois vers suivants. Il est répété au risque d’une redondance apparente, mais qui s’avère non fortuite, car elle est porteuse des différents sens du terme.

« J’ai paré Zaynab[9] du vêtement[10] de la distinction et de ad-dīn

De la main de celui qui est pauvre fils de pauvre

Il est l’indigent certes, celui qui a vendu en troquant

Son égarement par la guidance vers Allāh et ad-dīn

En se qualifiant par tous les Noms

Les Noms du Dayyān[11] ! le jour de la distinction et de ad-dīn

Consacre-toi donc dans chaque vertu que tu accomplis

Car ! Certes, le bien se trouve dans la conduite selon ad-dīn[12]»

Selon le professeur Abdelillāh ben ‘Arafa, Ibn al-‘Arabī a précisé de sa main sur le manuscrit, en marge de ce poème, le sens du mot ad-dīn pour chacun des trois derniers vers, à savoir les prescriptions religieuses pour le deuxième, le jour du jugement dernier pour le troisième et la tradition ou la pratique commune pour le quatrième vers.[13] Le terme ad-dīn du premier vers occupant le centre du poème, comme pour le distinguer en tant que principe primordial à savoir l’amour divin qui est une autre facette de la fitra.

Envisagé globalement, ad-dīn est la religion naturelle qui fait fi de l’histoire des religions, dans l’absolu. Cependant, l’approche diachronique fait surgir des moments de rupture ou de passage d’un état ancien vers un état nouveau, une forme de conversion que le terme Qur’ānique milla exprime assez bien. La racine renvoie à l’idée de « retournement » du pain sur les braises ou du bâtonnet du kul oculaire (collyre d’antimoine)[14]. Le terme milla[15]  décrit ou qualifie une forme doctrinale spécifique à une communauté, bien même qu’elle soit connotée voilée par rapport au nouveau message, en se terrant dans une milla qui est en désaccord avec la fira (la nature primordiale).

On ne manquera pas de remarquer cependant que dans le texte Qur’ānique, la préférence récurrente est accordée à la milla d’Ibrāhīm (Abraham) hissée comme prototype de la religion primordiale, d’où la qualification d’Ibrāhīm comme hanīf (unitaire originel) et musulman.

Les musulmans sont aussi qualifiés de unafā’ (pl. de anīf) : « unitaires originels (unafā’) envers Allāh, sans Lui attribuer des associés (…) »[16] ; c’est aussi la voie sur laquelle, le Qur’ān exhorte le Prophète à se maintenir :

« Et quant à la religion (ad-dīn) maintien ta face orientée en unitaire originel (anīf) et ne soit pas du nombre des associateurs »[17].

La même conception se retrouve également dans des adīth-s tels que celui où le Prophète caractérise al-anīfiyya par la conciliation et la douceur : « La forme de religion (ad-dīn) la plus aimée à Allāh est la primordiale conciliante (as-samḥa) »[18], également ce ḥadīth sacré qui confirme « la part spirituelle innée » et commune à tous les humains : « J’ai créé tous mes adorateurs (‘ibādī) unitaires dans la foi primordiale (ḥunafā’)[19].

La foi primordiale c’est la doctrine originelle donc, Celle des unitaires qui professent l’unité par opposition aux associateurs qui bien qu’ils admettent l’unité du créateur, Lui associent des idoles matérialisées dans une forme physique ou conceptualisée dans une forme morale[20].

La période antéislamique a connu, d’après Ibn Hishām, des unafā’ dont on garde des poèmes professant leur foi unitaire primordiale, se désolidarisant des croyances des ancêtres idolâtres en poursuivant la quête de l’Absolu divin : « ils se sont dispersés dans les contrées sollicitant al-anīfiyya, dīnu Ibrāhīm (la religion d’Abraham) »[21]. ash-Shahrastānī, quant à lui, laisse deviner que ces anīf agissaient comme missionnaires et appelaient les Arabes associateurs à rejoindre la foi unitaire primordiale : « wa da‘watu-l-hunafā’ ilā al-fiṭra » (ce vers quoi appellent les unitaires, c’est la religion originelle)[22].

Le terme niḥla, quant à lui, connaît un large usage dans la littérature et dans les dictionnaires alors que son emploi Qur’ānique est très restreint. Le mot nila apparaît ; une seule fois, dans un seul verset[23] pour désigner la dote allouée à l’épouse ; et une deuxième fois à partir de sa racine, dans un seul verset, pour nommer les abeilles (an-nal) [24].

On lit dans le mu‘jam, que la racine n--l, donne trois mots avec trois sens différents : le premier sens est celui de naīl, pour qualifier ce qui est fin ou maigre ; le deuxième est nila, qui signifie le don sans l’attente d’un retour ; le troisième est intaala, c’est-à-dire s’afficher comme tel ou prétendre être ce que l’on n’est pas vraiment.

Dans le corpus Qur’ānique, le terme est repris dans son acception littéraire comme don, mais il n’est pas utilisé comme concept pour désigner une quelconque extériorité religieuse. Cependant le terme est repris dans l’intitulé d’ouvrages parmi les classiques dans les études comparées des religions : al-Milal wa-n-Nial de ash-Shahrastānī, ainsi que dans al-Fal fī-l-Milal wa-l-Ahwā’ wa-n-Nial d’Ibn Hazm (384 – 456 ; 994 – 1064).

Chez nos deux auteurs, le terme nial est utilisé en parallèle du terme milal. Ce dernier, nous l’avons vu, concerne une forme de ad-dīn spécifique à une communauté particulière, indifféremment d’inspiration divine ou pas. Nos deux auteurs semblent utiliser le terme milla pour spécifier la religion qui a une base révélée et nila pour caractériser ce qu’ils considèrent comme fondée sur le passionnel al-hawā (passion), ’ahwā’ au pl.

L’usage du terme nila[25] pour traduire la forme de ad-dīn comme réponse émotionnelle à de la passion (al-hawā), s’intègre tout à fait dans la conception Qur’ānique générale de ad-dīn, lequel considère que toute passion est susceptible d’être élevée au rang de divinité, tant qu’elle est sacralisée. « Le vois-tu celui qui s’est donné pour dieu, sa propre passion ? »[26]. Cet élargissement conceptuel de ad-dīn ne manquera pas de nous rappeler la thèse freudienne[27] selon laquelle, le religieux est inhérent à la nature humaine, un sentiment particulier dont Freud lui-même était constamment animé disait-il, et qu’il qualifiait d’« océanique ».

L’humain semble-t-il donc, ne pouvant pas se passer de religion, il est prompt à se comporter religieusement face aux choses matérielles ou morales auxquelles il confère une certaine sacralité[28].

Nous avons effectué un recensement de la fréquence stricte du mot dīn (religion) dans le corpus Qur’ānique, afin d’en extraire le ou les sens que revêt ce terme. Il en ressort de manière équilibrée l’absence d’un sens prédominant sur les autres, parmi les trois dimensions décrites plus haut.

Il convient de rappeler, tout d’abord, que le sens littéraire du mot concorde avec le concept dans son usage Qur’ānique. La proclamation d’un Qur’ān « en langue arabe explicite » est ainsi bien justifiée, puisque le sens littéraire arabe a été conservé dans le concept Qur’ānique du mot ad-dīn.

Ainsi, nous pouvons dire que le mot ad-dīn dans le Qur’ān, doit s’entendre d’abord comme un concept général qui concerne tout attachement fidèle ou tout dévouement doctrinal voué à une conception religieuse ou séculière, soit-elle[29]. En ce sens, l’Islam historique, en tant que révélation muhammadienne, est aussi concerné par cet usage dans le Qur’ān, il est aussi un dīn parmi d’autres dīn-s, intégré au sein d’un cycle de révélation qu’il entend clôturer.

En tant que religion originelle, le mot ad-dīn échappe à toutes les formes historiques ou anthropologiques, puisqu’il se présente plutôt comme universel, au-delà de l’histoire. Il représente le dénominateur commun à tous les êtres existenciés. Il entend rétablir de fait, une harmonie entre le fait humain et la réalité cosmique. Le Qur’ān ne cesse de rappeler qu’il n’est qu’un dhikr (un rappel), que le Prophète est un mudhakkir (un rappeleur) et que les éléments cosmiques pratiquent le dhikr (invoquent), chacun d’eux à sa manière.

Le troisième sens est celui de ad-dīn pour désigner le jour dernier comme yawm ad-dīn (le jour de la rétribution) ou dayn (dette). Dīn et dayn se conjuguent pour rappeler la dimension transcendantale de l’existence, sans toutefois occulter la responsabilité terrestre qui en découle pour l’humain en tant que khalīfa (missionné), auquel le dépôt est confié, et concernant lequel il lui sera demander de répondre de ses actes, vis-à-vis d’autrui aussi bien qu’envers lui-même.

La doctrine, le processus et la finalité

Nous avons essayé de démêler les sens dont le mot ad-dīn (religion) est potentiellement porteur, une tentative qui s’est révélée comme une esquisse d’une théorie générale du phénomène religieux tel qu’il se profile dans les textes. On pourra la résumer d’une manière synthétique comme une doctrine, un processus et une finalité.

Qu’en est-il de l’Islam par rapport à cette esquisse ! L’Islam se veut comme la dernière forme révélée de ad-dīn, comme son aboutissement et comme le rétablissement de la religion primordiale. Nous allons tenter d’y répondre à partir des textes scripturaires.

« ash-Sharī‘atu islām, wa-arīqatu Īmān, wa-l-aqīqatu Isān »[30].

Cet aphorisme akbarien traduit à lui seul les trois dimensions que recouvre le mot ad-dīn, chacune d’elles à son tour recouvre la double expression visible et invisible ou voie pratique et état spirituel. C’est aussi ce triple sens qu’on retrouve pour définir ad-dīn dans le célèbre « ḥadīth de Jibrīl » considéré par les commentateurs comme la référence par définition.

Le récit débute par une mise en scène : un être mystérieux, comme surgi de nulle part, un inconnu qui s’avance vers une assemblée intriguée par son arrivée, à l’exception du Prophète pour lequel il semblait qu’il lui était familier. L’homme traversa le cercle et s’installa en position assise[31] dans un face-à-face avec le Prophète. Les genoux contre les genoux, les mains déposées sur les cuisses, et le regard fixe sur Prophète. La scène marque par son intensité « le moment initiatique », prélude de l’enseignement dispensé.

En s’orientant ainsi, l’homme focalisa le regard de l’assemblée sur le messager et centra l’attention sur le message. Tout à coup !  Ce moment de totale Présence (hadra), devient le lieu où surgisse l’invisible dans le visible, le voile se lève[32] sur une réalité suprasensible, Jibrīl en l’occurrence, qui s’incorpore dans une forme sensible, la forme du compagnon Daḥiyya[33].

Le mystérieux personnage interrogea successivement le Prophète sur ce que sont al-islam, al-īmān et al-isān. Le prophète lui répondit consécutivement : les cinq piliers de l’islam à la première question, les six articles de la foi pour la deuxième et formula la troisième ainsi : « que tu adores Allāh comme si tu le voyais, et si tu ne le vois pas, certes, lui te voit ! ». Le personnage acquiesça à chaque réponse en signe de confirmation et repartit mystérieusement comme il était arrivé. Interrogé sur l’identité du personnage, le Prophète informa l’assemblée que c’était Jibrīl : « il est venu pour vous apprendre votre religion » (jā’a liyu‘allimakum dīnakum).

Défini ainsi, le concept de ad-dīn s’annonce alors comme une ouverture sur le cheminement spirituel, ascendant, tridimensionnel, qui se décline en al-islam, al-īmān et al-isān. Le déroulement se passe de degré en degré grâce à l’intégration de la connaissance conséquente à l’exercice et à la pratique spirituels. La Présence divine étant le but de la réalisation atteinte, chaque étape ou état atteints reflète alors un degré de progression dans le témoignage de : lā ilāha illā Allāh (il n’y a pas de divinité sauf Allāh). C’est donc un processus dynamique, initié par, et parcouru dans, cette attestation-vision de l’Unicité qu’est la ash-shahāda.

La dimension islām constitue le socle de base de ad-dīn. Les aspects apparents y sont mis en exergue. Elle initie l’adhérant sur la voie de l’adoration (al-‘ibda) par sa conformité aux préceptes, tels qu’ils sont fixés par ash-sharī‘a en matière spirituelle, cultuelle et de conduite morale ou sociale. Cette conformité aux aspects exotériques est déterminante dans le cheminement spirituel, puisqu’elle reflète implicitement, l’aveu d’indigence du cheminant devant son Seigneur, ainsi que sa sollicitude de Sa guidance. Elle balise, également, la voie et fixe le terme de l’intentionnalité première formulée dans la ash-shahāda.

Si nul cheminant ne peut se soustraire à la Sharī‘a comme définit dans le degré islām, en ce qui concerne aarīqa (la voie), il s’agit plutôt, cette fois-ci, d’entreprendre la voie intime et volontaire de la Futuwwa (volonté sans faille) par l’adoption progressive de ce qui est valeureux et l’éloignement de ce qui est vil, ésotérique comme exotérique. Dans cette dimension qui correspond au degré īmān, l’accent est mis sur le cheminement comme connaissance gustative[34] signe de l’intégration de l’invisible dans la pratique quotidienne.

S’agissant d’al-isān, C’est la station spirituelle vers laquelle converge le processus de ad-dīn afin de réaliser en soi, la Présence du Vrai, comme état spirituel constant, « Lui te voit ». D’où la correspondance entre al-Isān (parfaire ou agir avec perfection) et al-aqīqa (la Réalité ou la Vérité) en tant que réalisation gustative de l’unique Réalité « il n’y a qu’Allāh ». Cette réalisation (at-taaquq) dans al-aqīqa obéit par ailleurs à un processus dialectique entre ash-sharī‘a qui définit la règle d’orientation et aarīqa qui aplanit la voie.

Le degré islam initie le cheminement sur la voie prophétique comme modèle, le degré īmān est celui de l’approfondissement par l’exercice et la pratique alors que le degré iḥsān est celui de la réalisation.

Le concept ad-dīn, nous l’avons vu, recouvre un ensemble de termes techniques, dont celui de ash-sharī‘a. Cependant le terme ash-sharī‘a a acquis une notoriété historique telle qu’il a occulté les autres sens et a fini par se substituer au concept mère de ad-dīn. La genèse de cette massification du terme ash-sharī‘a relève principalement de l’ordre de l’idéologique. Sa banalisation exclusive pour indiquer la loi religieuse l’est aussi. C’est plutôt la conséquence de la constante historique qui consiste en l’activité concertée du tandem politico-religieux, afin d’asseoir et faire perdurer leurs pouvoirs respectifs.

Bien que l’autorité religieuse n’ait pas d’existence sacerdotale en Islam, néanmoins dans les faits, les pouvoirs politiques successifs depuis les Omeyyades, ont encouragé l’émergence de personnalités religieuses influentes qui sont devenues, le temps passant, la voix religieuse du pouvoir politique, promulguant le cas échéant des fatwā-s en qualité d’édits religieux officiels.

À la base, la fatwā est un avis d’expert en matière de jurisprudence, librement exposé à l’appréciation de l’auditeur, lequel en son âme et conscience, reste seul responsable des conséquences légales ou spirituelles de son option. L’officialisation de la fatwā a participé largement à la banalisation du sens restreint et communément admis de ash-sharī‘a pour désigner spécifiquement la loi religieuse. Alors que, nous allons le voir, le terme ash-sharī‘a comme tel, n’est mentionné qu’une seule fois dans le corpus Qur’ānique, avec le substantif sharī‘a sans désigner pour autant la loi (‘alā sharī‘atin)[35].

Les dérivés de la racine sh-r-‘   n’y figurent que quatre fois. Une fois comme nom pour indiquer la voie à suivre : shir‘a (I, 48) ; une fois comme verbe à l’infinitif, (shara‘a)[36] et une fois au pluriel du passé (shara‘ū)[37]; et une quatrième fois comme adjectif verbal (shurra‘an)[38].

ash-Sharī‘a dans le corpus Qur’ānique

« IL vous a recommandés comme conduite (shara‘a) la part de la religion (ad-dīn) qu’Il a conseillée (waṣṣā) à Nûh (Noé), ainsi que ce que Nous t’avons révélé et ce dont Nous avons conseillé Ibrāhīm (Abraham), Mûsā (Moïse) et ‘Īsā (Jésus) : établissez la religion (ad-dīn) et n’en faites pas matière à division (…) »[39]

Le concerné par l’action du verbe shara‘a dans ce verset est min-a-d-dīn, c’est-à-dire en matière de religion ou bien uniquement comme part de la religion ! le concerné donc, ne peut pas être identifié à la totalité de la religion en tant que ad-dīn ; il est cependant équivalant à ce qui a été conseillé aux prophètes et à ce qui a été révélé à Muhammad. De quelle part peut-il être question donc ! Pour ar-Rāzī, dans son commentaire de ce verset, il ne peut s’agir que de ce qui est commun en matière de ad-dīn et non pas ce qui est recommandé spécifiquement à chaque communauté.

« Ou, serait-ce qu’ils ont pris des associés [à Allāh] qui leur recommandent une conduite (shara‘û lahum) en matière de religion (…) »[40]. Ici le verbe shara‘a est attribué à des associés reconnus ainsi par des associationistes qui les vénèrent et qui leur reconnaissent la légitimité de prescrire en matière de ad-dīn.

La sourate XLV, al-Jātiya (l’agenouillée), tire son nom du verset 28 qui décrit le jour où chaque communauté, agenouillée, sera confrontée à son livre et rétribuée en conséquence. Le thème général est axé sur les signes (āyāt) évidents concernant Allāh et son unicité, renvoie les communautés précédentes à leurs divisions passionnelles bien qu’elles aient reçu des livres. Elle rappelle aussi, au Prophète de se conformer à la conduite tracée, qui mène à la réalisation de l’unicité et non de céder aux passions : « De plus, Nous t’avons accordé une source de conduite (‘alā sharī‘atin) à ce sujet, suis-la donc et ne suis pas les passions de ceux qui n’ont point de science »[41]. L’importance du verset 18, placé au centre de la sourate, reflète synthétiquement la thèse principale de celle-ci, et donne de droit à la sourate son deuxième nom : sūrat ash-sharī‘a.

ash-Sharī‘a comme source de conduite

La racine sh-r-‘, se dit de ce qui s’ouvre sur un allongement intrinsèque à l’origine. D’où le mot ash-sharī‘a qui désigne la source d’eau jaillissante, en mouvement (al-mawrid) et qui signifie littéralement « un point d’abreuvage en eau fraîche ruisselante dans un conduit » : « à chacun de vous, Nous avons accordé une source de conduite et une voie claire »[42] . Et c’est ainsi qu’il est dit des dromadaires, shara‘at c’est-à-dire qu’ils se sont désaltérés en ayant accès à ash-sharī‘a[43].

Dans leurs commentaires du Qur’ān, Ibn Kathīr (701 – 774 ; 1301 – 1373) et ash-Shûkānī (1173 – 1255 ; 1759 – 1839), retiennent tous les deux l’idée de commencer ou d’entamer pour shara‘a. la racine se décline aussi bien en ash-shir‘a qu’en ash-sharī‘a, dont l’usage désigne un point d’abreuvage en eau fraîche coulante dans un conduit. ash-Sharī‘a se révèle alors comme un socle de base, commun, et où l’on puise pour entamer la conduite sur la voie claire (al-minhāj).

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Cette lecture rend mieux compte du sens recherché dans le verset qui dit : « à chacun de vous, nous avons accordé shir‘atan (source de conduite) et minhājan (voie claire) »[44]. Les termes shir‘a et minhāj se succèdent dans le verset, ils sont reliés par la conjonction « et ». Plusieurs commentateurs ont été tentés de les considérer comme des synonymes, ce qui donne une certaine redondance infructueuse.

Le minhāj, nous dit al-mu‘jam, désigne la voie claire, puisque le verbe nahaja signifie clarifier et minhāj ou manhaj signifient le chemin.  C’est en tout cas ce sens que renforce un ḥadīth, célèbre, dans lequel le Prophète décrit son héritage comme la voie claire (al-maajja al-baydā’). Bien que le terme maajja ne soit pas repris dans les différentes versions du ḥadīth, il y est implicitement d’où sa fréquence dans la littérature : « je vous laisse sur la lumineuse (al-baydā’), sa nuit équivaut à son jour »[45].

 

Notes:

[1] Cf. ash-Shahrastânî, al-Milal wa-n-Niḥal, al-‘Acriyya, Beyrouth, 2007, p. 33.

[2] Cf. al-Milal, pp. 33-34.

[3] Pour les versets Qur’āniques contenant le mot dīn comme conception ou doctrine générale, voir : (II, 193) ; (II, 256) ; (IV, 46) ; (IV, 146) ; (VIII, 39) ; (IX, 36) ; (X, 22) ; (XXIX, 65) ; (XXXI, 32) ; (XXXIII, 5) ; (XXXIX, 2) ; (XXXIX, 3) ; (XXXIX, 11) ; (XL, 14) ; (XL, 65) ; (XLII, 21) ; (LX, 8) ; (LX, 9). (18 fois).

[4] Cf. (VI, 14) ; (VI, 79) ; (XII, 101) ; (XIV, 10) ; (XXI, 56) ; (XXXV, 1) ; (XXXIX, 46) ; (XLII, 11).

[5] Cf. (XI, 51) ; (XVII, 51) ; (XXX, 30) ; (XXXVI, 22), (XLIII, 27) ;

[6] Pour les versets contenant le mot dîn au sens de religion primordiale, voir : (II, 132) ; (III, 19) ; (III, 83) ; (III, 85) ; (IV, 125) ; (VI, 161) ; (VII, 29) ; (X, 105) ; (XII, 40) ; (XVI, 52) ; (XXII, 78) ; (XXX, 30) ; (XXX, 43) ; (XLVIII, 5) ; (CX, 2). (15 fois).

[7] Pour les versets contenant le terme fiṭra, dans le Qur’ān, voir : (VI, 14) ; (VI, 79) ; (XI, 51) ; (XII, 101) ; (XIV, 10) ; (XVII, 51) ; (XX, 72) ; (XXI, 56) ; (XXX, 30), (XXXV, 1) ; (XXXVI, 22) ; (XXXIX, 46) ; (XLII, 11) ; (XLIII, 27). (14 fois).

[8] Qur’ān XXX, 30.

[9] Zaynab : nom commun féminin retenu soit en raison de l’aspect plastique féminin soit par allusion au beau et au parfum qui lui sont souvent liés. Le grand maître a souvent recours dans ses poèmes et ses écrits, aux noms féminins pour désigner l’amour divin. « Allāh est Beau, Il aime la beauté » rapporte une tradition, et dans une autre « Parmi ce qui m’a été rendu agréable dans votre monde, il y a le parfum et les femmes … », c’est en la femme, donc que la manifestation de la beauté divine rencontre son symbole par excellence.

[10] Thawb : de la racine th-w-b qui donne comme termes : tissu, vêtement, étoffe et parure ; c’est aussi le retour, d’où Thawba (le retour vers le Seigneur) et le nom Divin Thawāb c’est à dire Celui qui accueille le retour vers Lui par le thawāb (le don) comme récompense.

[11] Un des Noms divins : Celui qui rétribue, à Qui on rend des comptes. À noter aussi que le nom Dayyān a la même racine trilitère d-y-n, que le mot Dīn.

[12] Poème 664, Ibn al-‘Arabī, ad-Dīwan al-Kabîr, Abdelillāh ben ‘Arafa, p. 451, Dar al-‘Ādāb, Beyrout, Liban.

[13] Idem, note 2

[14] Ibn Fāris, Mu‘jam maqāyīs al-lugha, V, kitāb an-nūn, p. 403, 1979, Dar al-Fikr.

[15] Pour les versets contenant le mot dîn dans le Qur’ān, au sens de religion particulière, voir : (II, 217) ; (III, 24) ; (III, 73) ; (IV, 171) ; (V, 3) ; (V, 54) ; (V ; 57) ; (V, 77) ; (VI, 70) ; (VI, 137) ; (VI, 159) ; (VII, 51) ; (VIII, 72) ; (IX, 11) ; (IX, 12) ; (IX, 29) ; (IX, 33) ; (IX, 122) ; (X, 104) ; (XXIV, 2) ; (XXIV, 55) ; (XXX, 32) ; (XXXIX, 14) ; (XL, 26) ; (XLII, 13) ; (XLVIII, 28) ; (IL, 16) ; (LXI, 9) ; (CIX, 6). (19 fois).

[16] Qur’ān XXII, 31.

[17] Qur’ān X, 105.

[18] Ḥadīth, Mukhtaṣar al-Maqâṣid, n°28.

[19] Ḥadīth (sacré), Muslim, n°2865.

[20] « Le vois-tu celui qui s’est donné pour dieu, sa propre passion ? » Cf. Qur’ān XXV, 43.

[21] Ibn Hishām, as-sîra, I, p. 222

[22] Al-Milal, II, p .7.

[23] Qur’ān, IV, 4.

[24] Qur’ān, XVI, 68.

[25] Cf. Ibn Fāris, Mu‘jam Maqāyīs al-Lugha, Dar al-Fikr, V, p. 402.

[26] Cf. Qur’ān XXV, 43. Voir aussi : VII, 176 ; XVIII, 28 ; XX, 16 ; XXVIII, 50 ; XLV, 23.

[27] Pour toutes ces questions, nous vous référons à : Feud S., Le malaise dans la civilisation & L’avenir d’une illusion.

[28]            Cette conception ouverte de ad-dīn nous avait suggéré il y a plus de dix ans, de concevoir le paradigme économique moderne comme un dogme économique puisqu’il y est question de foi, d’experts charismatiques, de langage spécifique, de temples boursiers, de rituels, d’appartenance et d’espérance.

Déjà au début du siècle dernier, Walter Benjamin (1892-1940) dans : « Le capitalisme comme religion, fragment, 1921 », avait avancé l’idée que le capitalisme a remplacé la religion, car il assume les mêmes fonctions au sein de la société. Il s’agirait selon lui d’un culte sans dogme ni théologie. Un culte qui se veut hégémonique en empiétant sur tous les domaines de la vie sociale.

 

Pour Freud, la religion est une histoire de sublimation. Il y a tension entre pulsions et contraintes ce qui transforme l’énergie désirante en énergie destructrice. C’est alors qu’intervient la compensation en fabricant des idéaux, en idéalisant des comportements afin de supporter les contraintes subies. Cette sublimation, c’est la religion.

À son tour, l’individu transforme la nécessité en délirant et produit du sens. Ainsi, la transmission religieuse est subie par les individus au sein du groupe, mais ces derniers y ajoutent leur contribution, cette dynamique d’autoproduction de croyance est intéressante en ce sens qu’elle permet de comprendre le lien fort qui lie les individus au système qui les aliène. L’individu est à la foi objet d’inculcation et sujet qui réinvente sa croyance pour qu’elle soit la plus acceptable à assumer.

Dans une perspective freudienne, on peut aussi, qualifier l’économie moderne de religion, si on la considère comme un délire collectif, à l’essor duquel contribuent ces mêmes individus qui le subissent.

 

Maurice Sachot, dans un article récent sur la religion : « Origine et trajectoire d’un mot », appelle de ses vœux à ce « qu’ils soient qualifiés de ‟religions séculières” des formes comme l’économisme (ou le néo-libéralisme) qui président désormais à la destinée de l’Occident (…) L’économisme est à la société d’aujourd’hui ce que fut le christianisme à la romanité (note 47, p. 40). »

[29] Par souci de clarté, nous utilisons ici les termes d’usage habituels.

[30] Dans al-Hikam, attribué à Ibn al-‘Arabî, pas d’édition critique fiable.

[31] Cette assise rappelle la position du lotus, utilisée dans la méditation yogique ou bouddhique.

[32] Ce dévoilement sur la prise de forme sensible par des réalités suprasensibles, advienne grâce à la puissance du Khayāl, selon Ibn al-‘Arabī. Voir p. 315, aussi d’autres endroits du livre : le livre de l’ascension, Ibn al-‘Arabī, Trad. S. Moustarhim et M. Giannini, Albouraq, 2020

[33] Selon plusieurs récits et des paroles prophétiques, Diḥya al-Kalbī représentait la forme physique la plus proche, que prenait Jibrīl lors de quelques apparitions corporelles.

[34] « Trois chose ! Celui qui en est pourvu, éprouvera gustativement le goût suave de l’îmân (…) : al-Bukhârî, n°16, Muslim, n°43, at-Tirmidhî, n°2624.

[35] (XLV, 18)

[36] (XLII, 13)

[37] (XLII, 21)

[38] (VII, 163)

[39] (XLII, 13)

[40] (XLII, 21)

[41] (XLV, 18).

[42] Cf. Qur’ān V, 48.

[43] Cf. Ibn Fāris, Mu‘jam Maqāyīs al-Lugha, Dar al-Fikr, 1979. III, p. 262.

[44] (V, 48).

[45] Cf. ḥadīth ; Ibn Mâjah, 43 ; Ahmad, 17182 ; al-Ḥâkim, 331 ; al-Ṭabarânî, 15352. Littéralement, al-baydâ’ c’est la blanche, terme utilisé comme substitut au sol dégagé et qui reflète la lumière du soleil ainsi que comme indication sur une nuit lumineuse, de pleine lune.

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