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Sortir de la confusion

Dans un précédent article, nous tirions un bilan de ces cinq dernières années concernant l’évolution de la communauté musulmane, en France.

Le vote de la loi du 15 mars 2004, la division des mouvements anti-loi et le développement progressif d’un certain radicalisme intracommunautaire, avaient fait émerger la nécessité, pour les courants réformistes, d’œuvrer et d’établir ensemble, une base commune de travail, une grande réforme, collective, basée sur une approche globale, incluant tous les acteurs religieux (imam, cadre associatif, penseur, intellectuel et fidèle/citoyen).

Ce bilan serait incomplet si nous n’évoquions pas une autre question qui, se pose avec une acuité particulière : la confusion récurrente, obsédante et déterminante, entre l’action politique, délimitée et comprise dans son sens électoraliste et institutionnel, et l’action religieuse. Une confusion entretenue par les structures associatives musulmanes, menant ou organisant des actions de nature politique, parallèlement et simultanément à une gestion cultuelle.

Il faut bien le dire, cette concomitance et la menée simultanée de ces deux registres, par les mêmes structures, ne fonctionnent pas. Pour plusieurs raisons.

Le paradigme de la confusion

Tout d’abord, rappelons qu’il existe une différence fondamentale de nature et de vocation entre le champs politique et religieux.

La religion crée naturellement du lien spirituel, fraternel et communautaire, entre les hommes. Elle demeure, dans son essence, un message de paix délivré aux humains pour les libérer du mensonge, des passions de l’âme et de l’injustice. Un message de lumière, destiné à les mener vers la vérité de la foi et les détourner de la fausse adoration des faux dieux, pour les conduire vers la véritable adoration du vrai Dieu. Telle est sa vocation.

La politique est le champs du conflit, de la ruse et de la persuasion. Parfois aussi, de la trahison. Elle divise autant qu’elle unit et elle unit souvent les uns, pour mieux diviser les autres. Le politicien n’a pas d’autres finalités que d’exercer sa volonté à dominer les autres . Il convoite le bas-monde et, son pouvoir une fois conquis, ne cesse d’aspirer à en posséder un plus grand.

Ce comportement, nous pouvons l’observer à tous les échelons du pouvoir. Le militant de base aspire à être élu municipal et l’élu à être maire. Le maire convoite le poste de député et le député ambitionne d’être ministre. Quant au ministre, il se verrait bien chef de gouvernement, et ce dernier, chef d’état.

L’objectif du politique est donc triple : acquérir, exercer et conserver le pouvoir.

La vocation du religieux est tout autre. Elle se résume ainsi : connaître, vivre et partager sa foi.

Cette confusion, en dépit de son apparente hétérogénéité, est largement répandue au sein de la oumma, au point d’en former une caractéristique, une espèce de marque de fabrique. On la retrouve à l’œuvre chez l’ensemble des acteurs musulmans, depuis l’association locale (association de quartier) jusqu’aux organisations départementales et fédérations nationales, en passant par les gestionnaires de lieux de culte, et quelquefois, les intellectuels.

Elle découle, pour l’essentiel, de la fameuse formule : « en islam, il n’y a pas de séparation entre politique et religion ». Une formule devenue un véritable paradigme islamique et qui n’est pas dépourvue de tout fondement. Après tout, le réceptacle de la révélation divine, le Prophète Muhammad (PBDSL) est également le fondateur d’une Cité-Etat, Médine, qu’il a dotée d’une constitution établie sur un mode égalitaire, inexistante avant lui. En ce sens, le califat, c’est à dire la dimension sociale et politique de l’islam, organisée et formalisée, est une institution prophétique. Une institution poursuivie par les successeurs du Prophète, ses compagnons, ses califes, qui surent exercer un double magistère, à la fois politique et religieux. Ceci est un fait historique indéniable.

Mais tous ces faits, ces principes et ces vérités, ont pris naissance dans un contexte historique et géographique, particulier, que l’on ne peut pas ignorer. Un modèle, fruit d’un contexte, qui n’est donc pas exportable, sans conditions.

Rappelons également un autre point essentiel, signalé maintes fois par les théologiens et les juristes musulmans. S’il n’y a pas divorce complet, séparation définitive, entre religion et politique, il y a bien, en revanche, une distinction entre ces deux sphères, toutes deux régies par deux principes inverses.

Le champs purement religieux, al ‘ibadat, se définit par la règle générale de l’interdiction de toute pratique ou croyance qui ne serait pas issu d’un texte (Coran ou sounna). Le champs du social, al mou’amalat, se définit par la règle contraire : tout y est autorisé, dans le cadre et la limite déterminés par les textes.

La morale peut-elle résister au pouvoir ?

Il n’y a donc jamais confusion des genres mais bien distinction, identification entre ce qui relève du politique ou du religieux, chaque sphère ayant ses propres critères d’évaluation, sa méthodologie.

Ceci nous amène à nous interroger sur la relation dialectique entre religion et politique, à travers une question fondamentale et fondatrice, on le verra, d’une certaine école de pensée politique : la morale peut-elle résister à l’exercice du pouvoir ?

La question mérite d’être posée, débattue et méditée car elle demeure pertinente, aujourd’hui plus que jamais. Une question universelle, à laquelle les musulmans, par la richesse morale, spirituelle et philosophique de leurs références, peuvent apporter, sinon une réponse totalement satisfaisante, du moins une contribution intéressante.

A cette question philosophique, Machiavel répondit par la négative. La morale n’a pas sa place en politique car le politique a un statut particulier et des lois particulières, qui ne sont pas celles de la morale. La duplicité, la manœuvre et le calcul y règnent en maîtres. Une application de la morale en politique pourrait s’avérer, selon lui, désastreuse.

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Il peut même arriver que la pratique du cynisme et d’une certaine immoralité soit, au final, plus conforme aux intérêts d’un peuple et plus juste pour lui. C’est tout le paradoxe de la conception politique du pouvoir, selon Machiavel.

Cette conception pessimiste de la politique, elle même fondée sur une anthropologie et une vision philosophique pessimiste de la nature humaine, une vision chrétienne qui pense l’homme comme prisonnier de la peccabilité (disposition au péché) de son père (Adam), a trouvé son aboutissement le plus fécond chez le philosophe allemand Carl Schmitt.

Son héritage conceptuel se résume à deux analyses majeures, formulées ainsi : les concepts modernes de la politiques sont des concepts théologiques sécularisés* (1). Les critères distinctifs, propres à la politique, sont les notions d’ami et d’ennemi* (2). Deux analyses qui puisent, là encore, leurs inspirations d’un registre et d’un argumentaire théologique, basés sur une conception pessimiste de la nature humaine, foncièrement et naturellement disposée au mal.

Il n’est pas question ici d’approfondir et d’épuiser la question philosophique de la relation entre religion et politique. Ce n’est pas l’objet de ce texte. Mais on peut voir, à la lumière de ces exemples, que cette relation entre politique et religion, est plus complexe et fusionnelle, qu’on ne veut bien l’avouer. Dans cette perspective, la politique s’inspire et s’approprie le théologique, pour mieux le nier.

C’est bien cette tradition de pensée, exprimée aujourd’hui dans ce que l’on appelle la Realpolitik, le réalisme politique ou la politique du réel, opposé à l’idéalisme politique, qui s’est imposée, sinon dans les valeurs et les discours, du moins dans les pratiques et les faits.

Une seconde question essentielle, s’impose alors à nous. Comment dépasser cette contradiction formelle, entre l’aspiration théologique et la réalité politique ? Comment réconcilier ces deux paradigmes, qui plus est dans un cadre laïque et pluraliste, où la distinction politico-religieuse est fondatrice ?

Sous la lumière de la pensée

En postulant deux choses. Le paradigme théologico-politico-islamique est valable, pertinent, dès lors qu’il est abordé et appréhendé dans le champs vaste et lumineux, de la pensée. Dans notre contexte actuel, c’est le seul et authentique espace de légitimité et de liberté, qui lui permette d’exister, de se développer, à la manière d’un concept. La pensée, la vie de l’esprit, à l’image de l’eau, dont elle possède les propriétés symboliques, pénètre tout ce qui s’offre à elle. Elle parvient à se diffuser et à se mouvoir, quel que soit l’obstacle qui se dresse sur sa route. Mieux, elle irrigue, nourrit et purifie en profondeur, tout ce qui se présente, à son contact. Seule la pensée, par sa vivacité, son dynamisme, sa transversalité et sa perméabilité, permet et autorise le traitement et l’évaluation de la question théologico-politique, dans toute sa complexité.

Le champs pratique et politique de la praxis, ne le permet pas, car il ne répond pas, dans la réalité européenne qui est la nôtre, aux conditions et aux exigences qu’impliquent une action politique menée et revendiquée sur la base des principes de l’islam. Tout simplement parce que l’on ne réalise pas, dans une société pluraliste, d’action politique en faveur ou à destination d’une minorité seule. Cela s’appelle du clientélisme et c’est une pratique qui est, non seulement politiquement illégitime, mais également moralement condamnable.

Dans une société régie par des principes laïques, constitutionnellement et culturellement efficients, l’identité religieuse n’est pas un statut social, mais une conviction personnelle, qui peut nourrir un engagement politique et citoyen, mais qui ne peut pas le déterminer, ni dans les slogans, ni dans les urnes.

Le recours à la rhétorique religieuse pour valider ou invalider un engagement politique doit être, donc, définitivement abandonnée. Il n’a réussi, jusqu’à présent, qu’a produire de la confusion, de la perdition et souvent, de l’instrumentalisation. Dans leur ouvrage commun, Marianne et Allah, Vincent Geisser et Aziz Zémouri, nous ont fourni de nombreux exemples de cette instrumentalisation, qu’entraîne ce mélange des genres, chez les musulmans.

La solution passe, chez les responsables associatifs, par la clarification, c’est à dire le choix de la spécialisation. Ce choix comporte quatre vertus majeures.

Il permettra aux citoyens de foi musulmane, qui souhaitent s’engager politiquement, de développer un discours fondé sur des valeurs qui soient universelles, laïques, applicables et valables pour tous, dans et par lesquelles ils pourront rejoindre d’autres citoyens, animés par d’autres convictions philosophiques ou religieuses. Cette pluralité confessionnelle et philosophique, cette neutralité religieuse et cet universalisme rationnel, sont les conditions de l’engagement politique.

Il préservera les fidèles et la foi musulmane des vicissitudes et des fourvoiements possibles de l’action politique, qui peuvent saper les fondements moraux de l’action religieuse.

Il apaisera considérablement les rapports entre acteurs réformistes, dégradés par une profonde défiance qui est le résultat de plusieurs conflits, de nature politique.

Enfin, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, cette dichotomie pratique nous apparaît comme l’option la plus proche, dans son application, des objectifs prioritaires et des finalités définies par la Shar’ia, en particulier l’exigence et la pratique de la justice, pour tous.

Cette spécialisation est souhaitable car elle apportera de la clarté et de l’efficacité, en ce domaine. La religion et la politique sont deux disciplines, deux voies cruciales, de notre existence. Elles requièrent un engagement complet et cohérent, de l’organisation et de l’application dans la tâche, pour qu’elles puissent, encore et toujours, demeurer à la hauteur de leurs enjeux. Et Dieu sait qu’ils sont nombreux.

Notes :

1-La Théologie politique, éditions Gallimard.

2-La notion de politique, éditions Garnier-Flammarion.

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