in ,

Pensée de Malek Bennabi: L’Afro-asiatisme

Où est Bennabi en novembre 1954, alors que s’ouvrent une des plus importantes phases de l’histoire de l’Algérie et une des luttes de libération les plus marquantes du XX° siècle ? Quand il sort des presses du Seuil, en septembre 1954, « Vocation de l’islam » comporte une note en bas de page où l’auteur évoque un « tout récent voyage en Orient ».
Il vise l’Egypte puisque, dans « L’Afro-asiatisme » qui paraîtra un an après, il rapporte qu’il a assisté au défilé militaire du 2 juillet 1954 au Caire. Il existe aussi une photo datant du même mois le montrant aux côtés du général Néguib et des colonels Nasser et Sadate, chefs du mouvement des « Officiers libres » qui a renversé la monarchie en Egypte deux ans plus tôt. Nous avons trouvé dans les archives léguées par Bennabi des lettres échangées avec son compagnon de vie l’ingénieur-agronome Salah Ben Saï et les cheikhs Larbi Tébessi, Abderrahmane Chibane et Cheikh Kheireddine, établissant qu’en novembre 1954 il est au Luat-Clairet (Normandie).
Le 11 février 1955 est publié dans « La République algérienne » son dernier article de l’ère coloniale, « Lettre ouverte à Borgeaud », une semaine après la chute du gouvernement Mendès-France. Bennabi y fustige ce pilier du colonialisme en Algérie, opposé à la politique d’ouverture du leader socialiste, dont il a fomenté la chute.
Ses Carnets (journal intime) nous apprennent qu’en juillet 1954, à l’occasion de son premier voyage en Egypte, il s’est rendu à l’ambassade de l’Inde au Caire pour exposer à l’ambassadeur le projet d’un livre portant sur l’« Afro-asiatisme » et écrit : « Il fut d’accord pour que son gouvernement prenne sous son égide la publication du livre une fois qu’il sera rédigé. » Il en commence la rédaction, le 11 octobre 1955, et prévoit de l’intituler « L’Afro-asiatisme : ébauche d’une doctrine ».
Le plan initial comprend une introduction, trois parties et une conclusion. Les trois parties ont pour titre : I- Dans la crise, II- Auto-création de l’Afro-asiatisme, III- Action de l’Afro-asiatisme. Il est dédicacé au président Jawaherlal Nehru, « en hommage à l’homme de la paix, au héros de la non-violence ». La préface est datée du 3 décembre 1955 et comprend une citation de Nietzsche : « Ecris avec le sang et tu apprendras que le sang est esprit ».
Une autre source, « Note sur la vie de Malek Bennabi » de Salah Ben Saï, nous apprend que Bennabi entretenait une correspondance avec le Pandit Nehru qui l’aurait invité en 1955 à venir présenter en Inde « L’Afro-asiatisme ». Salah Ben Saï écrit dans cette « note » : « En avril 1956, Bennabi décide de se rendre à l’invitation de l’Inde et me demande de l’accompagner. Nous partons pour le Caire, première étape de notre voyage… A la suite d’un concours de circonstances le voyage en Inde est annulé et Bennabi décide de s’installer provisoirement au Caire ».
Dans la version originale de « La lutte idéologique dans les pays colonisés » en langue française Bennabi confirme cette information, à savoir qu’il avait en tête d’écrire « L’Afro-asiatisme » près d’une année avant la tenue de la conférence de Bandoeng qui s’est tenue en avril 1955 en Indonésie : «L’idée de ce travail était née dans mon esprit avant la conférence de Bandoeng. J’en avais entretenu un an auparavant le représentant diplomatique d’une grande nation asiatique, exactement en juillet 1954.
Cet entretien avait pour sujet l’étude que je me proposais de faire sur les conditions générales d’un front neutraliste indépendant des deux Blocs »[1]. La conférence de Bandoeng a été précédée de la formation du groupe arabo-asiatique lors des débats à l’ONU sur l’indépendance de l’Indonésie en 1945. En 1949, ce groupe comptait déjà dix-neuf membres. Ils se réunissent à Colombo en avril 1954 et posent le principe d’une conférence afro-asiatique.
En 1955, les équilibres mondiaux donnent l’impression d’être brusquement remis en cause : dans le jeu de la politique mondiale le Tiers-monde fait une entrée sensationnelle avec la conférence de Bandoeng qui s’est ouverte en avril 1955 en présence des figures emblématiques du Tiers-Monde : Nehru, Nasser, Chou En Laï, Soekarno… La réunion est en soi un événement spectaculaire. Pour la première fois dans l’histoire les deux continents les plus peuplés du monde se réunissent pour définir une ligne de conduite face aux deux superpuissances qui s’affrontent dans la guerre froide. L’Europe y voit un encerclement par l’URSS. Au profit et au détriment de qui va pencher la balance ? Ce sera le neutralisme.
Bennabi, lui, y voit la chance d’ériger non pas un troisième bloc mais une civilisation afro-asiatique. Il trouve là un champ d’application aux idées mondialistes sur lesquelles s’était terminé « Vocation de l’islam » et saute sur l’occasion : « Il n’est plus possible de gouverner le monde avec une science moderne qui projette l’humanité dans l’âge atomique, et une conscience médiévale qui prétend le maintenir dans les structures particulières qui ont engendré la colonisabilité et le colonialisme». Le bond à accomplir doit se faire de l’ordre technique à l’ordre éthique.
Notant que sur les pays présents à Bandoeng quatorze sont musulmans, il est conduit à réfléchir sur le rôle que pourrait jouer l’islam dans la nouvelle donne et écrit : « L’islam est désigné pour être le pont entre les races et les cultures, un facteur de cristallisation, un élément essentiel de catalyse dans la synthèse d’une civilisation afro-asiatique aujourd’hui, d’une civilisation universelle demain ».
Il cherchait une vocation à l’islam ? Il la trouve dans l’actualité même : les relations internationales résultant de la guerre froide lui donnent l’opportunité de montrer ses capacités de géopoliticien d’envergure mondiale.
L’ouvrage qui est de la même veine que « Vocation de l’islam » sort au Caire en novembre 1956 avec une dédicace au président Nasser, «l’homme en qui s’incarne une double révolution, politique et psychologique, marquant dans le monde musulman l’avènement de la direction technique qui saisit des mains des directions démagogiques la barre de l’Histoire ». Il se compose d’un avant-propos de quelques lignes daté du 6 novembre 1956, d’une introduction et de trois parties : l’homme afro-asiatique dans le monde des grands (subdivisée en trois chapitres), édification de l’Afro-asiatisme (subdivisée en 6 chapitres), et vocation de l’Afro-asiatisme (subdivisée en 3 chapitres). La version arabe sort en décembre et est préfacée par l’es président égyptien Anouar Sadate.
Le livre s’ouvre sur le procès de la politique européenne : « Il est incontestable que depuis deux siècles le monde a vécu sous l’empire moral et politique de l’Europe. Les problèmes auxquels ni la politique ni les deux guerres mondiales n’ont pu apporter de solutions efficaces résultent de cette haute direction européenne sur les affaires humaines. Le foyer de la crise se trouve dans la conscience européenne elle-même. Il se situe dans son rapport avec le drame humain.
Ceci revient à dire que la crise tient moins de la nature des problèmes qu’à leur interprétation ; qu’il ne s’agit pas d’une crise des « moyens », mais des « idées ». Toute politique, pour être efficace, doit adapter ses moyens à une certaine conception de l’ordre humain ». Il entrevoit la possibilité d’une dynamique intercontinentale et souhaite qu’elle soit l’amorce de l’intégration mondiale.
On devine à la lecture du livre qu’il l’a écrit rapidement, fiévreusement. L’ouvrage fourmille de références, de faits, de notes, de documents dont il aurait pu se passer tant on devine l’homme en phase avec un moment de l’Histoire qu’il veut chevaucher et forcer à aller dans la direction qu’il souhaite, qu’il croit possible et peut-être même nécessaire.
Il est stimulé au plus haut point, on sent l’excitation du penseur devant des circonstances favorables à la mise en œuvre de ses vues grandioses de visionnaire qui voit plus loin que les autres, plus loin que les stratégies en action dans le monde : c’est Marx devant la formation de l’Internationale ou la révolution de 1848 en France.
Le monde de l’après-guerre pensait, avec la Charte de l’Atlantique, déboucher sur un nouvel ordre international : « Mais le danger passé, on se contenta de s’installer dans les ruines de l’ancien… En 1945, on se retrouvait dans les mêmes dispositions qu’en 1919… Le « monde civilisé » qui n’avait pas modifié ses conceptions exotiques à l’endroit du « monde indigène » ne pouvait pas modifier à son égard sa ligne politique… En fait, ce qui s’est répété en 1919 et 1945, ce n’est pas l’histoire, mais la tentation du monde occidental de la refaire à son profit… Toute la vie internationale est dominée par la « volonté de puissance » qui est inséparable de la civilisation du XX° siècle.
C’est une norme de la psychologie occidentale, une norme qui marque le retard moral de l’homme d’Occident… L’Europe, projetée dans le monde par sa technique qui la contraint à la cohabitation et au voisinage, est ramenée constamment par sa morale aux bases de départ idéologique de son entreprise coloniale… La volonté des « Grands », avec le droit de veto dont ils disposent dans les discussions internationales, se traduit en fait comme le contre-courant de l’histoire ».
Bennabi est conscient de la disparité et de la diversité qui caractérisent les pays présents à Bandoeng : « Une synthèse ne peut résulter des éléments rassemblés à Bandoeng s’il n’y a pas les conditions d’une catalyse : le facteur qui crée le phénomène bio-historique ». Il commence par rejeter la possibilité d’un afro-asiatisme lié à des données de race ou de langue. Les civilisations ne reposent pas sur ces données, ni même sur les nations.
Par contre, la culture et la géographie y jouent une place importante. Il cherche les bases culturelles de l’afro-asiatisme et en exclut d’emblée le ressentiment anticolonialiste et la haine de l’Occident : « Il ne s’agit pas d’arracher le monde au mépris des Grands pour le livrer à la haine des petits… ». Il croit trouver ces bases dans le principe moral de la non-violence proposé par Gandhi.
Toutes les croyances étant représentées à la conférence, il considère qu’ « une telle diversité peut fournir les éléments nécessaires pour dresser un socle solide à la paix et jeter les bases spirituelles et technologiques d’une civilisation de l’homme afro-asiatique ». Dans son esprit, l’afro-asiatisme n’est pas une fin en soi : « Il n’est qu’une étape nécessaire, le premier degré d’un monde se réalisant à l’échelle planétaire… Il est une certaine phase du mondialisme… La puissance technique a rendu le monde petit, il faut maintenant le rendre habitable. »
Il exclut tout risque que le regroupement des vingt-neuf pays représentant un milliard et demi d’hommes puisse déboucher sur un bloc menaçant l’Europe ou les Etats-Unis, contrairement à ce que redoutait la presse de l’époque qui écrivait : « Tout le monde sait ce qui doit arriver entre l’Asie et l’Occident, entre le Jaune et le Blanc… Le monde entier comprend que la crise la plus grave de la destinée de la population du globe est sur le point de se produire…. Une combinaison afro-asiatique dirigée contre l’Occident »[2].
Averti de ces jugements hâtifs et de leur dangerosité, Bennabi met en avant une autre perception : « En tant qu’expression d’un certain particularisme, l’afro-asiatisme pouvait se voir interprété comme une hégémonie en puissance comme il arrive à un particularisme raciste ou nationaliste de l’être. Mais sa structure idéologique ne laisse pas place à une telle interprétation.
Se trouvant du fait de ses origines aux confluents des courants spirituels les plus divers et en particulier de l’islam et de l’hindouisme, il ne saurait en conséquence se transformer en une idéologie monolithique soutenant quelque « volonté de puissance » incarnée par un « Führer »… Par leur nature même, les problèmes exposés à la conférence afro-asiatique n’appellent pas des solutions de puissance mais des solutions d’existence, et par conséquent ne postulent pas une culture d’empire mais une culture de civilisation ».
C’est dans un article de la série « A la veille d’une civilisation humaine ? [3]» que Bennabi parle pour la première fois de culture d’empire et de culture de civilisation en s’inspirant de la comparaison de Spengler entre l’ « âme grecque » et l’ « intelligence romaine »[4].
Il catalogue l’Occident comme culture d’empire et écrit : « une culture qui ne peut se déterminer que selon le plan des « causes » peut sans doute agir à perte de vue sur la matière : créer la bombe atomique ou la fusée interplanétaire. Mais cela ne veut pas dire qu’elle réalisera dans la même mesure « la condition humaine », laquelle se définit davantage par des aspirations, des buts, un destin, c’est-à-dire par des « fins » plutôt que par des « causes »…
Le cartésianisme a mis à la culture une œillère -la causalité – qui l’empêche de voir toute la perspective métaphysique de la finalité de l’homme, engendrant ainsi l’homme-outil ou le robot-savant. D’autre part le colonialisme lui a mis une autre œillère, celle-ci masquant la dignité de l’homme dans lequel on ne voit plus que l’indigène, et empêchant en conséquence de voir l’unité organique du monde actuel issu de deux guerres qui ont enfanté le « mondialisme » dont l’ONU n’est qu’une modeste préfiguration. Et les deux causes se conjuguent pour en faire une culture d’empire plutôt qu’une culture de civilisation…
Précisément, le problème ne se pose pas sous l’angle de l’« intelligence » mais de l’âme. La civilisation actuelle est en effet assez bourrée d’intelligence et de techniques pour aller jusqu’à la catastrophe, sans l’aide de personne… Elle y va par son esprit technique qui aggrave ses contradictions en posant pour la première fois dans l’histoire humaine une équation inouïe : surproduction et surabondance égalent chômage et misère ».
Par l’éducation qu’il reçoit à la base et les idées reçues dans lesquelles il est élevé, l’Européen est voué, pense Bennabi, à rester prisonnier de la culture d’empire : « C’est la culture maternelle même qui pèche en Europe et fausse chez l’individu, dès son enfance, sa conception du monde et de l’humanité. L’histoire et la civilisation commencent pour lui à Athènes, font un ricochet à Rome, disparaissent soudain pendant plus d’un millénaire, et réapparaissent brusquement à la Renaissance, à Paris ou à Londres. Avant Athènes qu’y avait-il ? Du vide. Entre Aristote et Descartes, qu’y a-t-il ? Du vide… C’est cette optique qui fausse d’emblée l’humanisme occidental.[5]»
Quelque chose qui soit une sorte d’empire afro-asiatique apparaît à Bennabi comme proprement impensable. Il le voit plutôt comme un « no man’s land spirituel » entre les deux blocs, fondé sur l’islam et l’hindouisme, ce qui l’empêchera de se cristalliser en bloc monolithique susceptible de servir de base à une œuvre de domination : «L’afro-asiatisme se présente à son point de départ comme un système de forces morales, intellectuelles, de forces sociales, économiques et politiques… Les religions se prêtent difficilement à servir pour moyens à de telles fins.
Par conséquent, il n’y a pas lieu de rechercher la cohésion et la cohérence, ni dans un principe unique, ni dans un syncrétisme religieux… Dans son aboutissement, en tant que civilisation, il devra représenter la synthèse de toutes ces forces. Il doit fonder son éthique sur un principe qui ne saurait être d’essence religieuse….Dans cette dualité (islam-hindouisme), il ne saurait s’agir non plus d’une tentative de syncrétisme, mais d’un pacte moral entre l’islam et l’hindouisme pour assumer une même vocation terrestre. Il ne s’agit donc pas de renouveler la vaine tentative de l’empereur Akbar qui avait voulu, au XVI° siècle, fonder son empire en Inde sur un syncrétisme islamo-hindouiste ».
Cette idée est ancienne chez Bennabi qui citait dans un article de 1949 le savant musulman Biruni dans lequel il voyait « un intermédiaire entre la pensée hindoue et la culture méditerranéenne »[6]. En effet, Ibn Ahmad Biruni (973-1050) qui a accompagné l’expédition qui a ouvert à l’islam le Pendjab et le Cachemire, a vécu en Inde où il a appris le sanskrit et traduit les « Upanishad » en arabe. Il est l’auteur du « Livre sur l’Inde » et d’une « Chronologie des anciens peuples » où il développe une philosophie calquée sur les cycles hindous (les yugas). Bennabi s’est intéressé très tôt à la pensée védique dont il avait une large connaissance et avait une grande admiration pour le Mahatma Gandhi auquel il a rendu un hommage appuyé dans ses écrits.
Il faut relever que Toynbee, après Bennabi, verra dans le rapprochement entre l’islam et l’hindouisme une possibilité d’évolution spirituelle pour l’humanité. Parlant des présentations de la réalité ultime qui transcende l’univers telles que les donnent l’hindouisme et l’islam le penseur anglais conclut : « Je pense qu’elles ne s’opposent pas mais se complètent, ajoutant l’une à l’autre.
L’hindouisme transmet à la fois l’unité et la variété de la réalité transcendante… Il semble probable que le genre humain ait besoin des deux présentations à la fois »[7]. Bennabi et Toynbee étaient contemporains. Le premier est mort en 1973 et le second en 1975. Selon Allan Christelow, spécialiste de Malek Bennabi (et auteur de l’introduction à mon livre « L’islam sans l’islamisme : vie et pensée de Malek Bennabi », Ed. Samar, 2006) les deux hommes auraient pu, ou se seraient effectivement rencontrés en 1960 à l’occasion d’une visite de Toynbee au Caire où résidait Bennabi. Mais nous n’avons pas trouvé mention dans les Carnets ou les archives de Bennabi d’une telle rencontre.
Le rôle qu’il assigne à l’islam dans la mondialisation, sa vocation dans l’histoire, Bennabi les déduit essentiellement de son caractère intermédiaire : « L’islam, c’est le pont jeté dans l’histoire entre les civilisations de l’Antiquité et la civilisation actuelle. Sa civilisation s’insère entre la pensée empirique de l’Antiquité et la pensée scientifique moderne»[8]. Vers la fin de sa vie, il croit encore à cette possibilité et procède même à une répartition des tâches dans un article, « Spiritualité et socio-économie », où il écrit : «
La perspective du monde fait apparaître de plus en plus l’exiguïté des frontières nationales et la nécessité impérieuse pour l’homme de s’organiser à l’échelon mondialiste, afin de faire face au choc du futur. Cette dernière nécessité suppose que chaque entité sociologique existante doit extirper tout caractère expansionniste et exclusif à ses particularités culturelles, idéologiques, politiques et économiques, et doit envisager l’existence d’une autre entité sociologique sous l’angle d’une complémentarité nécessaire à la résolution maximale de ses contradictions internes.
Dans cette perspective, quelle est la place de l’islam ? L’islam empruntera à l’Occident la technique une fois qu’il aura fait sa révolution culturelle. Mais l’islam – en vertu de la complémentarité nécessaire – fera découvrir à cet Occident le côté spirituel des problèmes de l’homme… Il lui fera comprendre qu’à un problème spirituel, une solution socio-économique exclusive est inefficace» [9].
Précédant de près d’un demi-siècle Francis Fukuyama, Bennabi est convaincu que « l’histoire est en train d’apporter son dénouement ». C’est cela qui serait véritablement la fin de l’Histoire, selon sa propre expression, et non la situation mondiale apparue après la chute de l’URSS en 1990[10]. Mais nous ne sommes qu’en 1956. La lutte idéologique oppose la philosophie libérale à la philosophie marxiste.
Anticipant la « revanche de Dieu » le retour du religieux, Bennabi écrit : « L’esprit religieux banni des doctrines de l’histoire par la révolution cartésienne et l’œuvre des encyclopédies y revient par des voies rationnelles». Prophète de la mondialisation avant la lettre, il achève ce livre de géopolitique dense et émouvant sur cette vue grandiose de l’avenir : « La réduction de l’espace est devenue un agrandissement de l’homme, l’amplification de son échelle personnelle. A cette échelle, le monde est devenu sa patrie, son domaine en propre, son espace vital ordinaire… A mesure que le pouvoir de l’homme dépasse les échelles locales, ses activités franchissent les frontières nationales, se croisent, se nouent, se branchent aux « standards » et, ainsi, tissent le réseau de mondialisme qui s’étend progressivement sur le monde. L’idée même de coexistence est une traduction du phénomène sur le plan politique et moral».
Du coup, il dénie tout avenir à des formules de regroupement qu’il juge dépassées. Il avait déjà annoncé dans « Vocation de l’islam» que « le monde est en train de se réaliser à l’échelle planétaire, de se totaliser, de totaliser ses ressources et ses besoins. Il est en passe de réaliser institutionnellement le sens de l’histoire…Le monde musulman aura donc à tenir compte dans sa propre évolution de ce pas décisif de l’histoire. Les formules comme le panarabisme et le panislamisme sont désormais désuètes, tout autant que le pan-européanisme qu’on voudrait ressusciter à Strasbourg… L’unité du monde a toujours été le phénomène essentiel de l’histoire, tandis que les divisions ne sont que des accidents, des épiphénomènes… ».
Lorsque le pape Paul VI publie au début de l’année 1967 une Encyclique, « Popularum progresso », Bennabi en fait le sujet d’un article et y voit « un document de notre époque, un signe essentiel du développement moral d’une humanité parvenue peut-être à l’avènement de l’omnihomme » [11]. En juin 1967, il écrit : « On se rappelle les espérances qu’elle (la Conférence de Bandoeng) avait fait naître dans le Tiers-monde et les inquiétudes qu’elle suscita dans le camp impérialiste.
En effet, tout l’ancien empire colonial s’était converti en une ligue anti-impérialiste animée par l’esprit de Bandoeng. Qui plus est, cette ligue traduisit sa vocation politique d’une façon claire et nette : le neutralisme… Dès lors, on comprend toutes les raisons que l’impérialisme avait de miner ce rassemblement de peuples du Tiers-monde et tous les efforts qu’il devait déployer pour y introduire les fissures et les clivages nécessaires à son jeu… »[12]. Lorsque l’OUA est créée en 1960, il y voit une grande manœuvre de la lutte idéologique et note dans le même article : « L’OUA est un enfant adultérin de l’impérialisme et de l’Afrique, mais d’une Afrique qui l’a enfanté sans savoir même qui était son père, ni que son enfant était tout simplement venu au monde pour mettre un hiatus entre elle et l’Asie ».
Que reste-t-il du rêve afro-asiatique qui deviendra le mouvement des Non-alignés puis plus rien ? Des souvenirs-photos. Beaucoup d’argent, de démagogie et de faux espoirs auront été consommés en pure perte. L’Inde est devenue la plus grande démocratie du monde, la Chine bientôt la première économie du monde et le monde musulman l’unique ancienne civilisation à ne pas avoir réussi à se rétablir dans des formes modernes et développées.
Les idées géopolitiques proposées par Bennabi n’ont pas abouti, non pas parce que la vision était platonique ou carrément fausse, mais parce qu’il les a supposées applicables dans l’immédiat alors qu’elles ne se s’imposeront que dans un siècle ou deux car le « mondialisme », sous cette dénomination ou une autre, est une condition de la survie de l’humanité dans les siècles à venir. Lui, ne l’a pas annoncée comme une échéance mais comme une finalité. L’échéance peut encore être différée, mais elle est inéluctable car appartenant à l’ordre des nécessités humaines, à la fatalité de l’histoire.
Nourredine Boukrouh


[1] Bennabi portait un grand intérêt à l’Inde depuis sa découverte de Tagore dans son adolescence. Cet intérêt grandit avec l’admiration suscitée en lui par l’œuvre morale et politique de Gandhi durant ses années parisiennes. Adulte, il consacre plusieurs écrits à l’Inde, avant et après la partition, et à ses figures intellectuelles et politiques. On peut citer parmi ses écrits les articles suivants : « Hommage à l’apôtre de la non-violence » (« Le Jeune musulman » du 30 janvier 1953), « Romain Rolland et le message de l’Inde 1 et 2 » (le JM du 26 juin 1953 et du 22 janvier 1954) et « Universalité de la non-violence » (la République Algérienne du 18 décembre 1953). Dans les années cinquante, il se lie à un compagnon musulman de Gandhi qui fut ministre de l’éducation, Mawlana Abou-al-kalam Azad (1888-1958). Nous avons trouvé dans ses archives une copie d’une lettre qu’il a adressée le 29 avril 1956 à Mr. Mehar Singh, ministre indien des affaires étrangères.
[2] Article cité par R. Wright in «Bandoeng, 1,5 milliard d’hommes », Ed. Calman-Lévy, Paris 1955.
[3] « La République algérienne » du 13 avril 1951.
[4] Oswald Spengler : « Le déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle », 2 volumes, Ed. Gallimard, 1948, d’après une traduction de l’Algérien Mohand Tazerout.
[5] « Fondement métaphysique de l’humanisme islamique », la « République algérienne » du 29 septembre 1950.
[6] « La chose et la notion », la RA du 14 octobre 1949.
[7] Cf : « Survivre : sept questions sur le futur », Ed. Marabout, Paris 1974.
[8] « L’Islam, facteur de libération et de désaliénation de l’esprit humain », « Que sais-je de l’islam » N°1, janvier 1970.
[9] QSI, octobre 1971.
[10] L’idée de « fin de l’histoire » a pour origine le millénarisme. La pensée marxiste s’en est emparée pour désigner la mort de Dieu, la fin de l’Etat, la disparition des classes sociales et de la monnaie… Puis elle a été récupérée par les philosophes et sociologues contemporains qui voient dans la « postmodernité » la fin du modèle cartésien.
[11] « L’Encyclique et le tiers-monde », « Révolution africaine » du 16 avril 1967.
[12] « L’ONU condamne le peuple palestinien », Révaf du 23 juillet 1967.
Source: Le Soir d’Algérie du jeudi 05/11/2015 publié sur Oumma avec l’accord de Nourredine Boukrouh

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

USA : Trump coupe l’aide aux réfugiés palestiniens

Des milliers de migrants perdus sur la route des Balkans