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Pensée de Malek Bennabi: la désillusion

Bennabi a composé « Vocation de l’islam » (1954) sous l’influence morale et politique des évènements de Palestine (1948). Il pensait que cette débâcle allait réveiller le monde musulman et lui faire prendre conscience de ses défauts : « L’affaire de Palestine qui constitue indéniablement l’événement le plus marquant et, en un sens, le plus heureux de l’histoire moderne du monde musulman, a en effet désintégré le chaos où ce monde se trouvait engagé par certaines tendances anarchiques de sa renaissance. Elle a mis à nu toutes les fausses valeurs, toutes les illusions qui faussaient les perspectives de son avenir. Cette défaite providentielle, cette heureuse victoire du réel sur l’illusoire a libéré les esprits et les consciences qu’étouffait le chaos. Des voies nouvelles apparaissent d’ores et déjà devant les peuples secoués mais réveillés, désillusionnés mais tournés désormais vers le réel. La défaite de Palestine a inauguré une étape nouvelle de la renaissance musulmane. Les mythes ne peuvent plus se justifier devant les réalités que voilait jusque-là le halo des idéologies sentimentales. La psychose la plus redoutable, celle de la chose facile a subi un coup mortel… Ainsi donc, le monde musulman se détourne de la voie de facilité qu’il suivait jusque-là et semble désormais s’engager dans une voie nouvelle, animé de la volonté non point d’éluder les difficultés, mais de les vaincre. Et du même coup, c’est une autre psychose, celle de la chose impossible qui disparaît à son tour… ».

A l’époque, il avait foi en l’avenir du monde musulman et pensait que cette humiliation allait le réveiller et l’engager enfin sur la voie des réformes : «Durant de longs siècles l’islam est demeuré statique, comme figé dans les formes que nous avons décrites et qui, engendrant la colonisabilité de la société post-almohadienne, ont eu pour conséquence la colonisation. Aujourd’hui, l’islam est en devenir, il a un avenir…» Ce devenir, cet avenir, il ne les attend pas du Maghreb ou du Machreq, c’est-à-dire du monde arabe, ni du monde centré sur la Méditerranée. Il pense qu’ils seront le résultat d’un déplacement du centre de gravité islamique de la Méditerranée vers l’Asie : «Le monde centré sur la Méditerranée a cessé d’être : sous le choc de deux guerres mondiales, il a fait place à un monde en forme d’ellipse et qui puise désormais son inspiration à deux foyers distincts. Le monde musulman, doublement polarisé, semble d’ailleurs obéir maintenant à l’attraction de Djakarta plus qu’à celle du Caire ou de Damas. Ce passage à une phase asiatique implique pour lui des conséquences psychologiques, culturelles, morales, sociales et politiques qui commanderont son devenir et son avenir, et tout d’abord dans la formation de la volonté collective. Jusque-là, cette volonté demeurait confuse et à l’état diffus au sein d’un complexe d’habitudes, de traditions et de préjugés variables selon l’espace et le temps, s’exprimant tantôt par le truchement d’une noblesse hétéroclite issue d’un pouvoir sans racines dans l’âme populaire, tantôt par celui d’un savoir dépourvu d’horizons. Ainsi, l’islam méditerranéen était-il dynastique par le pacha et son suzerain, tribal et nomadique au niveau de l’émir arabo-berbère, dogmatique et enfermé dans le vase clos de sa décomposition sous l’autorité du cheikh… La fin de l’ère méditerranéenne marque pour l’islam sa libération des entraves internes» (« Vocation de l’islam»). 

Ce renouveau, il l’attend plus exactement du Pakistan et de l’Indonésie. Il voit dans ce transfert la possibilité d’une nouvelle synthèse de l’homme, du sol et du temps. Dans ces pays, la structure sociale n’est pas hiérarchisée mais populaire. Ce sont des peuples agraires, ayant le sens inné du travail. Enfin, ils sont voisins de l’Inde « où rayonne encore la pensée des Védas ». Il écrit dans le même livre: « On imagine aisément ce que peut devenir la volonté collective d’un islam débarrassé de sa gangue post-almohadienne, ainsi planté au sol par les masses qui vivent du sol, ainsi guidé par une élite au regard de laquelle la pensée coranique, cessant d’être un précieux document archéologique, classé, répertorié, enfermé, apparaîtra comme en perpétuel devenir ».

Dans ces pays, l’islam vit sur un sol déjà conquis par d’autres religions. La communauté musulmane de l’Inde (après la partition de 1947) est noyée dans la masse indoue. Tout en ayant le sentiment d’être en terre étrangère, le musulman ne peut qu’être stimulé par la ferveur religieuse des autres. Bennabi y voit « l’origine d’un profond bouleversement. C’est devant ce spectacle et dans cette atmosphère qu’a mûri la conscience d’un Iqbal, qu’elle a acquis chez ce grand penseur et poète la riche subjectivité d’une conscience douée à la fois de raison et d’affectivité, de la faculté de comprendre et de celle de vibrer. Ce dialogue entre le cœur et la pensée qui a manqué à l’homme post-almohadien et qui ne semble pas encore ressuscité en lui sur le littoral méditerranéen, n’est pas le moindre enseignement que pourra tirer l’islam de son déplacement vers la sphère asiatique ». 

Mais Bennabi se trompait dans ses espérances quant à l’avenir du monde musulman. En terminant « L’Afro-asiatisme » deux ans plus tard, son optimisme accuse déjà du recul : « Le malade musulman traîne avec lui son mal, et il réalise ainsi le paradoxe d’entreprendre une renaissance sans s’être libéré systématiquement des facteurs qui avaient déterminé sa décadence durant les siècles derniers. Or le mal n’est pas appelé à se résoudre dans les années à venir mais, au contraire, à s’aggraver. Sa mesure, qui semblerait décroître dans la simple dimension islamique, croît au contraire dans sa dimension œcuménique, c’est-à-dire avec l’avènement du mondialisme. Si dans une certaine mesure, le musulman peut s’estimer assez satisfait de son évolution nationale, c’est-à-dire par rapport à un système de référence local, il ne saurait l’être quand il se considère par rapport à l’évolution internationale. La vie du monde le dépasse chaque jour davantage. Les peuples qui ont planifié leur existence prennent co
nstamment de l’avance grâce à cette planification. Et là, le musulman se trouve à la fois devant un problème psychologique et technique. L’avance d’autrui dramatise dans sa conscience son propre retard. Mais ce drame exige son dénouement : c’est la loi psychologique qui va dominer de plus en plus l’évolution du monde musulman dans les années à venir. Ce dénouement nécessaire ne peut être qu’une sorte de « révolution » qui permette au musulman de combler son retard sur le reste du monde. Or, une révolution peut venir de soi-même, ou venir de l’extérieur si l’on est incapable de la faire soi-même ». 

Et comme s’il anticipait la situation du monde musulman après les événements du 11 septembre 2001, il écrit ces effrayantes lignes qui sont les dernières de « L’Afro-asiatisme » : « Le monde musulman est à l’instant angoissant de la nébuleuse où les éléments ne sont pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique ou un immense chaos où sombreront toutes les valeurs que le Coran avait apportées au monde». Il pose alors les questions fondamentales auxquelles il n’apportera pas de réponse lui-même, estimant qu’elles doivent les recevoir d’un « congrès islamique » : Qu’est-ce qu’il faut transformer dans l’âme musulmane pour guérir le « mal » du monde musulman ? Quels sont les moyens et les méthodes de cette transformation ? Quel est le but – ou la cause finale – que vise une telle transformation ? 

Deux ans plus tard, il renouvelle son avertissement aux musulmans : «Il faut qu’une révolution sociale s’accomplisse, sinon elle viendra de l’extérieur. Il y a donc danger pour les vingt années à venir » (« Idée d’un Commonwealth islamique »). En Juin 1967, la défaite des pays arabes dans la guerre des « six jours » produit sur les pays musulmans l’effet d’un séisme de grande magnitude. Dans « L’œuvre des orientalistes » (1968), il en tire une amère conclusion : « Il y a quarante ans, le monde musulman était plus proche de la solution de son problème alors qu’il était colonisé. Son unité idéologique était plus compacte. Aujourd’hui, il en est plus éloigné malgré son indépendance politique parce que son unité idéologique a subi les effets de l’entreprise de fractionnement depuis quarante ans… En l’espace d’un siècle, la société musulmane n’a pas avancé, elle a perdu du terrain… Les évènements de juin ont dernier ont illustré entre autres et d’une façon frappante la fragilité des édifications politiques et militaires qui ont pour base l’entassement et le choséisme, puisque les armes, les choses entassées pour se défendre contre le minuscule Etat d’Israël, ont fondu en quelques jours ».

Dans la conclusion du « Problème des idées dans la société musulmane», (1971) on retrouve le même sentiment de déception : « Le monde musulman émerge de l’ère post-almohadienne depuis le siècle dernier, sans toutefois retrouver encore son assiette. Comme un cavalier qui a perdu l’étrier et ne parvient pas encore à le reprendre, il cherche son nouvel équilibre. Sa décadence séculaire qui l’avait condamné à l’inertie, à l’apathie, à l’impuissance, à la colonisabilité, a conservé néanmoins ses valeurs plus ou moins fossilisées. Il débouche dans cet état sur un vingtième siècle au sommet de la puissance matérielle mais où toutes les forces morales ont commencé à lâcher dès la fin de la première guerre mondiale. Aujourd’hui, il est emporté par des idées contradictoires, celles qui le mettent face-à-face avec les problèmes de la civilisation technologique, sans le mettre au contact avec ses racines, et celles qui le relient à son propre univers culturel, sans le mettre tout à fait en contact avec ses archétypes, malgré les efforts méritoires de ses réformateurs ».

Il rappelle que « la renaissance n’a pas été planifiée ou pensée en tenant compte des facteurs de dispersion et de freinage. Les intellectuels musulmans n’ont pas construit un appareil d’analyse et de critique sauf dans le sens d’une apologétique destiné à mettre en valeur l’islam. Et ses dirigeants politiques n’ont pas cru à la nécessité d’un tel appareil pour contrôler la marche des affaires dans leurs pays. Son action historique (la renaissance) depuis un siècle s’est trouvée élaborée en dehors des critères d’efficacité et exécutée dans l’anarchie des idées. Si bien que cette action s’est trouvée en butte à des difficultés, à des pertes de temps, à des gaspillages de moyens, à des déviations qui résultent de l’incohérence des idées et du despotisme des choses ou des personnes ». 

En 1972, Bennabi prépare l’édition en français du « Problème de la culture» et lui annexe quelques textes qui ne faisaient pas partie de l’édition arabe et, tout à la fin, jetées éparses, quelques « réflexions » où on peut lire : « La conscience musulmane est bouleversée par une situation mondiale où le musulman ne semble pas avoir acquis une place. De là, une angoisse et une recherche qui aboutissent chez le musulman à l’aspiration de fonder un nouvel empire, une nouvelle puissance islamique. Toutes les exhortations depuis un demi-siècle ont tendu à ce but… qui s’éloigne à mesure que les « autres » accroissent davantage les distances techniques qui nous séparent d’eux. Faut-il courir sans fin derrière une chimère ou s’arrêter et réfléchir ? » Pour lui, ni en cela, ni dans le reste, l’islam n’est en cause : « Il y a belle lurette que l’islam, chevalier des temps apocalyptiques annoncés jadis par son Prophète, fait cavalier seul dans le monde, loin des Etats dits musulmans, de leurs élites, de leurs politiques… » (« Le problème des idées »). 

Les indépendances venues, on ne parle plus dans les pays musulmans de renaissance mais de développement, de nationalisme, de socialisme, de libéralisme… L’air du temps est à l’économie. Bennabi met en garde contre la sanctification de celle-ci dans «Le musulman dans le monde de l’économie » : « Le monde musulman n’a pas encore repris conscience. Il s’affaire en partant d’une catastrophe à préparer la prochaine catastrophe. On l’y a préparé, il s’y prête…. L’économisme n
’est pas venu du ciel avec le Coran : il est sécrété par des êtres amibiens qui ont incarné la colonisabilité et incarnent aujourd’hui le sous-développement… Le monde musulman semble en ce moment atteint de ce mal là. Mal réveillé par les deux guerres mondiales de ce siècle, il est passé d’une totale inconscience économique à l’obsession économique, comme s’il n y avait qu’une seule voie d’épanouissement : être homo oeconomicus et n’être que cela ». 

Bennabi qui a été le théoricien de la renaissance musulmane ne s’est pas laissé prendre dans les schémas abstraits ou enfermer dans ses propres thèses en ignorant le réel, les faits observés et les tendances visibles de l’histoire. Dans ses livres nous trouvons évidemment sa pensée mais il existe aussi, comme on le sait maintenant, une autre source d’information sur ses pensées, constituée par la masse de documents inédits qui nous renseignent sur ses « arrière-pensées ».

Son pessimisme, je dirai presque son désespoir, s’affichent là plus clairement, brutalement même. Quelques semaines après la débâcle de juin 1967 il écrivait dans ses carnets : «Une question surgit dans mon esprit : les musulmans peuvent-ils encore vivre une autre épopée ? Ca me semble difficile dans les conditions présentes. Je ne vois leur retour à l’histoire que sous forme d’une épopée qui marquera la fin de l’histoire. Car en ce moment, les conditions de leur retour à l’histoire n’existent ni dans leur esprit, ni dans les circonstances générales du monde » » (note du 12 juillet 1967). Un an après, son sentiment se creuse un peu plus : « Seul Dieu peut changer quelque chose à cette mortelle stagnation du monde musulman due à la fois au poids écrasant des inerties officielles à l’intérieur, et aux pressions de l’extérieur. Je ne vois cependant dans le ciel aucun signe précurseur» (note du 21 juillet 1968). Quelques semaines après, il enfonce encore le clou : «Le monde musulman n’a plus aucun moyen d’appliquer à lui-même une solution islamique capable de lui donner l’élan vers une civilisation comme il y a quatorze siècles.»

On se serait attendu à ce que ces critiques, ces questionnements et ces incursions débouchent sur l’indication de nouvelles pistes, mais Bennabi n’ira pas au-delà. Après avoir accompli quelques pas audacieux sur la voie de la réforme de l’esprit islamique et du non-conformisme, on le voit, dans ses écrits publics faire montre de retenue, voire de recul, certainement pour ne pas dresser contre lui les institutions officielles de l’islam. A-t-il voulu seulement poser des questions, attirer l’attention, sans s’engager outre mesure? Craignait-il de faire des concessions aux bâathsistes, aux «progressistes» et autres laïcs de son époque? 

Les pays musulmans tels qu’ils se présentent en ce début 2016 sont-ils capables de rééditer l’exploit réalisé par l’Union européenne, c’est-à-dire emmêler les destins de plusieurs dizaines de peuples afin que l’intérêt commun prime et occulte les intérêts particuliers ? On n’observe, en dehors des Etats du Golfe, à aucune incitation au regroupement et encore moins à l’union. Le rêve panislamiste n’a jamais été qu’un rêve qui a hanté l’esprit des poètes, des intellectuels et des masses crédules. L’exploit européen a été possible non parce que les ressemblances partagées par les peuples européens les ont conduits machinalement à l’unité, mais parce que ces mêmes ressemblances n’ont pas été assez décisives par le passé pour leur éviter deux guerres mondiales et d’innombrables conflits bilatéraux tout au long du deuxième millénaire. 

Pendant mille ans, les Européens étaient convaincus que « Dieu a organisé l’Europe de telle façon que chaque Etat eut un ennemi traditionnel à sa porte » selon la formule du chroniqueur français du XVI° siècle, Philippe de Commynes. Mais ils ont su finalement capitaliser leurs expériences et en tirer une vision complètement nouvelle de leur destin sous les yeux sceptiques des musulmans qui ne les suivront pas sur cette piste, pas plus qu’ils ne sont intéressés par les exemples japonais et chinois. C’est que, comme l’écrit Bennabi dans « Le problème des idées » (version 1960) : « Une société qui, depuis six ou sept siècles, n’a pas créé d’idées mais produit seulement des tapis et des curiosités orientales, ne peut être spontanément réceptive aux idées d’une autre société et au rayonnement de ses archétypes. »

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Il demeure toutefois un mince espoir, celui d’une possible dynamisation de l’Organisation de la Coopération Islamique qui, depuis sa création en 1969 au lendemain de l’incendie de la Mosquée al-Aqça (Jérusalem), s’efforce d’entretenir dans un « esprit non contraignant » un semblant de solidarité entre ses adhérents que rien ne rapproche sur le plan stratégique ou économique. Depuis le début du XXIe siècle, elle essaie de s’organiser selon le schéma d’une organisation multilatérale fonctionnant sur le modèle du système de l’ONU, régie par des accords et s’appuyant sur des institutions spécialisées comme le Centre de recherche statistiques, économiques et sociales (SECRTCIC), le Centre islamique pour le développement du commerce (CIDC) et le Centre islamique de recherches sur l’histoire, l’art et la culture (IRCICA). 

L’OCI possède une Banque islamique de développement (BID), une chambre islamique de commerce et d’industrie (CICIEM), un Comité permanent pour la coopération économique et commerciale (COMCEC) dont le but est de favoriser le commerce, l’investissement et les alliances économiques régionales. Un premier cycle de négociations sur un système de préférences commerciales (SPC) a été lancé en 2004, et la première conférence économique des pays de l’OCI a eu lieu à Istanbul en novembre 2004. La création d’organisations spécialisées a été mise à l’étude et des statuts élaborés pour le Conseil islamique de l’aviation civile, l’Union des télécommunications, l’institution de normalisation et de météorologie… L’OCI est le deuxième rassemblement planétaire après l’ONU.

L’œuvre de Bennabi est frappée du coin de la métaphysique : le monde procède d’un principe unique, le « Fiat lux ». L’homme est en quête d’unité pour être en harmoni
e avec l’unité cosmique, reflet de l’unicité de Dieu. Le temporel et le spirituel n’ont pas de sens séparément, il faut les réunir afin que le tout prenne sens. Cette dimension était déjà perceptible à travers ce qu’il nous a été donné de lire jusqu’ici de son œuvre. Il pense que « la providence dirige le cours inflexible de la civilisation dont les cycles se succèdent malgré tous les obscurantismes, les maraboutismes, les colonialismes et les empirismes politiques » (« Les conditions de la renaissance»). 

L’état du monde avec ses réalités et ses apparences ne bouche pas l’horizon de son esprit. Il ne s’enferme pas dans l’actualité qui l’environne. Il croit en un « plan d’ensemble » qui confère un sens métaphysique à l’histoire, à l’enchaînement des événements.

Il est « finaliste » et aime considérer les phénomènes en perspective pour en lire la signification globale au lieu de les regarder en rétrospective, ce qui ne renseigne pas suffisamment sur leur signification réelle. Pour lui, l’histoire n’est pas un simple enchaînement de faits et d’effets déterminés par des causes, mais un courant vital dirigé par des « fins » qui, si elles ne sont pas visibles et perceptibles, sont néanmoins intelligibles. L’homme fait l’histoire mais il ne la comprend que lorsque elle est achevée, lorsqu’elle est derrière lui. En cela, Bennabi est d’abord musulman, ensuite khaldounien. L’histoire ne doit pas être vue à partir de ses causes seulement, mais aussi de sa finalité, du but vers lequel elle tend. La causalité est loin de suffire aux besoins de compréhension de l’homme : « La terre ne tourne pas pour nous ou à cause de nous. » note-t-il[1]. Ibn Khaldoun avait pressenti que si les civilisations passaient, le phénomène civilisationnel, lui, poursuivait sa trajectoire, faisant passer les acquis de l’une à l’autre et incitant la nouvelle à dépasser la précédente selon une loi générale de l’évolution qu’il assimile à la volonté de Dieu, « Sunnat Allah ».

Si dans « Les conditions de la renaissance» Bennabi s’est placé du point de vue de l’individu pour considérer les conditions que celui-ci doit réunir pour impulser un nouveau cycle de civilisation, c’est du point de vue de la philosophie de l’histoire, voire de la métaphysique, qu’il se place dans « Vocation de l’islam » pour considérer le sens de l’histoire humaine. Dans son esprit, les civilisations ont atteint leurs limites car elles ne peuvent plus coexister dans un monde devenu petit, sur la base de conceptions divergentes. L’intérêt général doit primer. Pour exprimer cette idée, il recourt à une image qu’il tire de sa formation d’ingénieur : « L’image du phénomène est donnée approximativement par ce qu’on appelle le « courant de rupture » en électricité : l’étincelle jaillit quand il y a rupture, discontinuité brusque dans le circuit conducteur, c’est-à-dire quand ce circuit devient brusquement hétérogène. Le même phénomène peut être transposé en milieu humain. Les contradictions y deviennent explosives en raison de ces discontinuités idéologiques et raciales ; l’étincelle de rupture jaillit à une coupure, à une frontière d’idée ou de race. C’est alors la guerre, le racisme, le colonialisme : toutes les expressions violentes de la contradiction… Après les deux guerres mondiales, le monde doit réaliser son homogénéité pour éviter l’étincelle d’une troisième guerre mondiale… Le mondialisme n’est pas une idée, un vœu, une utopie, un principe de morale, mais une affirmation de notre époque, le terme inéluctable de l’évolution actuelle, une nécessité imposée par les conditions techniques et psychologiques auxquelles est parvenu le monde » (« L’Afro-asiatisme »).

Huntington parle du risque très probable de « choc des civilisations » comme si celles-ci venaient de découvrir leur existence mutuelle. Or, elles se sont déjà entrechoquées dans le passé, elles n’ont fait que cela, elles se sont tout à tour battu à mort au nom de Dieu ou des conquêtes. Toutes les civilisations ont été expansionnistes, intolérantes, mais toutes ont perdu le combat pour la domination mondiale. Alors que Bennabi, dépassant de son temps déjà le stade du « dialogue des civilisations » cherchait par quelles voies préparer leur coexistence puis leur intégration, l’auteur américain exclut radicalement une telle possibilité pour n’entrevoir entre elles qu’un avenir d’affrontements, un antagonisme irréductible qui ne se résoudra que par la force, car l’auteur américain met à la base de sa thèse un présupposé inspiré de la philosophie de l’histoire de Spengler, à savoir qu’il existe une imperméabilité absolue des civilisations les unes aux autres. Encore que « imperméabilité » ne signifie pas vocation à se détruire mutuellement.

Toynbee parlait au début de son œuvre d’un « plan divin ». Vers la fin de sa vie, il se spiritualise davantage et confie au professeur japonais Kei Wakaizumi : «J’étudie l’histoire parce que c’est la voie qui me permet de communier au mieux avec la réalité dernière… Pour moi, l’étude de l’histoire resterait dénuée de sens si elle n’avait pas une signification religieuse ultime et un but religieux…[2]». Bennabi et Toynbee se rejoignent sur ce point, se distinguant de Spengler qui rejette dédaigneusement toute idée de « plan universel » qui aurait Dieu pour auteur, et de « continuité linéaire » de l’histoire, écrivant : « L’humanité n’a pas plus que le genre papillon ou orchidée, un but, une idée, un plan. Ou bien l’« humanité » est un concept zoologique, ou bien elle est un mot vide de sens… Au lieu de cette image monotone d’une histoire universelle à forme linéaire, je vois le théâtre d’une variété de cultures grandioses qui croissent avec une puissance cosmique originelle au sens d’un paysage naturel… Il y a une croissance et une vieillesse des cultures, des peuples, des langues, des vérités, des dieux, des paysages, comme il y a des chênes, des pins, des fleurs, des branches, des feuilles, jeunes et vieux, mais il n’y a pas d’ « humanité vieillissante »[3]. 

Une fusion des peuples est aux yeux de Spengler une impossibilité. Il n’y a pas pour lui une « humanité », mais seulement des hommes, des peuples, des cultures tout à fait distinctes et irréduc
tibles à l’unité. Toynbee estimait de son côté que le salut de l’humanité proviendrait de trois actions à entreprendre : sur le plan politique, établir un système constitutionnel coopératif de gouvernement mondial ; sur le plan économique, trouver des compromis entre la libre entreprise et le socialisme ; sur le plan des idées, replacer les superstructures mentales sur des fondations religieuses[4].

N.B
[1] « A la veille d’une civilisation humaine – 4 », la RA du 29 juin 1951.

[2] « Survivre : sept questions sur le futur ».

[3] « Le déclin de l’Ocident »

[4] Cf : «La civilisation à l’épreuve ». 

Source: Le Soir d'Algérie, publié sur Oumma.com avec l'autorisation de l'auteur 

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