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L’imam al-Ghazâlî : un patrimoine, un exemple

Les biographies de l’imam al-Ghazâlî (1058-1111) en langue française ne manquent pas. Le lecteur pourra facilement les consulter s’il désire s’informer sur la vie et le parcours de celui qui est encore surnommé Hujjat al-islâm, la « preuve de l’islam », et qui reste l’une des références majeures de l’orthodoxie islamique traditionnelle.

L’imam Muhammad ibn Muhammad Abû Hâmid al-Ghazâlî n’a cessé de marquer, par ses enseignements, la vie de nombreux croyants d’Orient et d’Occident, par-delà les époques et les cultures.Ses œuvres, qui couvrent les principales sciences islamiques − droit, théologie, soufisme, philosophie −, continuent d’être étudiées et enseignées jusqu’à nos jours dans la communauté musulmane. La recherche universitaire occidentale, elle aussi, s’est intéressée assez tôt à la pensée et aux écrits de cette figure emblématique de l’islam classique.

Aussi avons-nous envisagé une autre approche, considérant qu’il serait opportun de proposer un panorama des œuvres majeures de l’imam et une synthèse de ses enseignements fondamentaux, non seulement d’un point de vue doctrinal mais aussi dans une optique plus opérationnelle. L’imam al-Ghazâlî a souvent insisté, en effet, sur la nécessité de mettre en cohérence l’aspiration à la connaissance, la profondeur de la foi et la noblesse des intentions, avec l’acquisition et la pratique des vertus et la conformité des œuvres.

Le début de la guidance

L’œuvre d’al-Ghazâlî forme une synthèse providentielle de la Science sacrée en islam. Tout à la fois juriste, théologien, philosophe et mystique, l’on ne saurait réduire al-Ghazâlî à l’une ou l’autre de ces catégories. Il est, en réalité, inclassable. Sa connaissance n’était pas simplement théorique, car il s’exprimait en homme d’expérience, car il avait réalisé et expérimenté en profondeur ce dont il parlait. Il était certes rattaché aux grands imams et maîtres spirituels des courants traditionnels de l’islam sunnite, en particulier l’école de droit chaféite, la doctrine théologique acharite, et la voie spirituelle du soufisme orthodoxe.

Mais sa sensibilité spirituelle, sa préparation intellectuelle et ses capacités particulières de pénétration doctrinale l’autorisèrent à puiser directement à la source du Coran et de la Tradition prophétique, pour en extraire l’essence et les « perles », sans pour autant en rejeter les formes et les « coquilles ».

C’est ainsi qu’il atteignit un niveau de maîtrise qui lui permit d’apporter sa contribution propre à l’effort d’interprétation et de reformulation des enseignements de l’islam, pour le bénéfice de ses contemporains et des générations à venir. Les savants qualifiés reconnaissent en lui le « restaurateur » (mujaddid) de la religion musulmane au XIIe siècle.

De nos jours, nombreux sont ceux qui, comme à l’époque d’al-Ghazâlî, semblent avoir oublié le sens de la vie sur terre et de leur fonction en ce monde, en raison d’un voile superficiel qui empêche de connaître la véritable lumière de la foi et les réalités spirituelles. Neuf siècles plus tard, les débats entre foi et raison, entre religion et science, entre spiritualisme et matérialisme continuent de faire rage. Si le contexte actuel est différent, c’est toujours le même travail qui doit être entrepris, quelles que soient les époques, par les témoins de la Tradition authentique, afin de rétablir les conditions qui peuvent permettre aux hommes de « goûter » l’Unité de Dieu dans la multiplicité de Sa création. A cette différence près qu’il ne s’agit peut-être plus, aujourd’hui, d’analyser la crise intellectuelle et spirituelle de l’homme contemporain.

Il convient plutôt d’appeler, de façon très pragmatique, ceux qui aspirent encore à la connaissance de la Vérité à faire preuve de cohérence et d’intégrité dans leur vie même, en abandonnant les conditionnements extérieurs et les influences subtiles d’un monde qui apparaît de plus en plus incompréhensible, pour retrouver la conscience de la Présence divine éternelle.

L’incohérence des philosophes

Pour al-Ghazâlî et tous les sages, la seule philosophie valable est, selon l’étymologie du mot, « amour de la sagesse » ; mais cette philosophie ne saurait se suffire à elle-même, elle n’est qu’un préalable, une préparation théorique à l’acquisition de la Sagesse divine. Al-Ghazâlî met en évidence la hiérarchie des degrés de la connaissance accessibles à l’homme par ses facultés spirituelles et intellectuelles, conformément aux dispositions innées que Dieu a accordées à Ses créatures.

Si l’être humain possède, par sa nature, un corps et une âme, il est surtout doué d’un cœur qui le rattache à la réalité seigneuriale de l’Esprit. Au sein de cet ordre graduel ascendant, al-Ghazâlî remet la raison humaine à sa juste place, tout en reconnaissant sa valeur et son rôle décisif dans la pratique de la voie de l’Au-delà. Ce n’est pas la raison en elle-même qu’il condamne, mais bien son usage dans des domaines qui la dépassent. Montrant toutes les limites des thèses philosophiques qui prétendent se passer de la lumière de la révélation, l’imam dénonce l’excès inverse, qui consiste à rejeter le recours à la raison discursive en matière de religion, autant que ses détournements par certains « mauvais savants ».

Al-Ghazâlî met en garde contre les dangers du conformisme aveugle en matière religieuse, mais aussi contre le piège d’un discours de la raison qui chercherait à accaparer la place de l’intelligence en prétendant à la connaissance par le déni de tout ce qui la dépasse. Cette situation ne peut, au bout du compte, que dégénérer en un relativisme délétère remettant en cause la notion même de Vérité et la possibilité de connaître Dieu pour être en capacité de Le reconnaître.
Pourtant, selon les textes sacrés et les enseignements des prophètes, c’est bien cette connaissance de Dieu, Vérité absolue et éternelle, qui constitue le but même de l’existence humaine. C’est ce but qu’ont atteint les authentiques saints et savants de Dieu, et, parmi eux, l’imam al-Ghazâlî qui nous appelle, à travers son œuvre unique, son parcours exceptionnel et son expérience spirituelle, à le rejoindre.

Le tabernacle des lumières

La quête de la connaissance de Dieu, nous dit al-Ghazâlî, exige du croyant de s’abandonner à Lui, corps et âme, pour élever son esprit au-dessus de soi-même. Il faut savoir reconnaître les limites de la raison tout comme la valeur intellectuelle de la foi. La foi est une forme de connaissance, qui comporte des degrés plus ou moins élevés, en fonction des dispositions providentielles de chaque croyant, et de ses efforts dans la voie religieuse, couronnés par la grâce divine. Pour al-Ghazâlî, le degré de foi le plus élevé correspond à la contemplation par la lumière de la Certitude.

Le fikr, la pensée, n’est pas une fin en soi, et qu’elle risque de s’avérer stérile si elle ne conduit pas au stade supérieur du tafakkur, la réflexion, puis du tadabbur, la méditation, qui ouvre l’intelligence et le cœur à la Connaissance spirituelle, et trouve son accomplissement dans le dhikr, la conscience et le rappel de Dieu. Al-Ghazâlî montre le chemin menant à la vision des Lumières de Sa Face.
La foi et l’intelligence sont des dons précieux de Dieu qu’il faut cultiver, approfondir et employer avec sagesse, rigueur et ouverture du cœur, pour réussir à bénéficier des grâces divines qui soutiennent le croyant dans son itinéraire de retour à Dieu. L’imam al-Ghazâlî saura ainsi faire le lien entre philosophie, théologie et soufisme, entre raison, foi et spiritualité, entre exotérisme et ésotérisme, en conciliant la profondeur de la foi avec la noblesse de l’intelligence, toutes deux mises au service de la recherche de la Vérité dans la Connaissance de Dieu et du monde, ainsi qu’à travers la pratique des sciences de la Religion et la discipline du cheminement spirituel.

Revivifier les sciences de la Religion

Al-Ghazâlî rappelle le sens profond et le but suprême de la religion, en distinguant ses dimensions extérieure et intérieure, la lettre et l’esprit, « l’écorce et le noyau ». La fonction des rites se fonde sur la sagesse de la médecine prophétique des cœurs. La pratique de l’adoration est tel un remède favorisant la transformation de l’âme et la réalisation spirituelle. La structure de la religion répond à la nature de l’être humain, en vertu des correspondances symboliques existant entre les mondes sensible, intermédiaire et spirituel.

La pensée de l’imam al-Ghazâlî tend toujours à atteindre la « balance juste » : la rigueur de sa méthode intellectuelle et la finesse de ses réflexions doctrinales sont empreintes d’équilibre, de modération et de sobriété. Aussi insiste-t-il sur la parfaite harmonie entre les dimensions exotérique et ésotérique de l’islam, qui s’articulent autour de la Loi sacrée et de la Voie spirituelle, tout en indiquant l’excellence de la connaissance de Dieu par rapport aux autres aspects de la religion, en vertu de la suprématie du spirituel sur le temporel.

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Il enseigne que la voie de l’Au-delà ne saurait être parcourue par le seul biais de la théologie spéculative et de la jurisprudence religieuse, c’est-à-dire sans la discipline spirituelle qui constitue l’essence du message du Coran et du Prophète Muhammad. L’imam al-Ghazâlî sera le trait d’union et le porte-parole du soufisme authentique, qui est en accord avec l’orthodoxie religieuse.
L’imam al-Ghazâlî entendait ainsi corriger les erreurs commises par certains de ses contemporains, juristes, théologiens, philosophes, ascètes, etc. Déjà, il dénonçait l’exclusivisme, le fanatisme et le rigorisme de certains savants tout autant que les spéculations rationalistes et les déviations extravagantes des spiritualistes contredisant la Loi révélée. Al-Ghazâlî n’aura de cesse de s’opposer à la double myopie intellectuelle du formalisme juridique et du dogmatisme théologique, qui provoquent des fermetures et des scléroses au détriment de la vitalité et du renouveau de la Tradition. L’enseignement de l’imam al-Ghazâlî est intemporel, et semble être providentiellement destiné aux temps que nous vivons.

Des temps où la religion est souvent réduite à un système idéologique et à un littéralisme rationaliste qui, non seulement dénature le message authentique de l’islam, mais contribue à ruiner les âmes de ceux qui sombrent dans de telles dérives. L’oubli des priorités et de l’essence de la religion aboutit inévitablement à l’inversion des valeurs et à l’instrumentalisation de la doctrine par des guides aveugles et idéologues intransigeants, à des fins de pouvoir personnel et totalitaire.

L’alchimie de la félicité

Ceux qui sont sensibles à la spiritualité trouveront dans le parcours initiatique et l’activité intellectuelle de l’imam al-Ghazâlî un exemple éclairé de servitude spirituelle, un signe évident d’alchimie divine à l’œuvre. Le monde contemporain, qui semble apparemment s’éloigner des principes et des valeurs traditionnelles qu’al-Ghazâlî sut magistralement exposer il y a plus de neuf siècles, aurait grand intérêt à approfondir, avec tout le sérieux et l’honnêteté qu’une telle entreprise comporte, le patrimoine de sagesse et de spiritualité que l’imam a transmis, tant par ses œuvres qu’à travers les événements significatifs de sa vie intense.

Il y a dans les écrits et le témoignage d’al-Ghazâlî une sagesse universelle, un équilibre rare, et une clarté précieuse, qui dépassent les frontières et les antagonismes. C’est ce qui en fait toute la portée et toute l’actualité. Les traductions de plus en plus nombreuses de ses œuvres, que l’on trouve désormais dans la plupart des langues, témoignent d’un intérêt certain qui s’explique par le fait que les écrits d’al-Ghazâlî apportent des réponses magistrales aux questions essentielles sur la signification de la vie, la dignité de l’homme, le but de l’existence et les moyens d’y parvenir, avec la clarté et la simplicité de l’évidence.

De même, ses réflexions et ses méditations sur la vie spirituelle, parce qu’elles restent relativement accessibles à la mentalité et à la nature des hommes de notre temps, et parce qu’elles s’adressent au cœur de tout un chacun, dépassent largement le cadre des études islamiques ou de la communauté musulmane.

Dans le contexte contemporain, où rigueur intellectuelle, approfondissement de la foi, sensibilité spirituelle et goût des vertus deviennent de plus en plus rares, y compris au sein des communautés religieuses comme la communauté musulmane, les enseignements de l’imam al-Ghazâlî constituent un outil efficace et une aide précieuse dans la recherche de ces qualités.

Néanmoins, pour celui qui voudrait retrouver le sens de son séjour sur terre et redresser le cours de son existence, la lecture des œuvres d’al-Ghazâlî pourrait s’avérer vaine ou stérile si elle ne s’accompagne pas d’une mise en pratique, suivant l’exemple donné par al-Ghazâlî lui-même : celui d’une tension métaphysique, d’une aspiration spirituelle, d’une soif de vérité qui pousse à chercher continuellement la certitude dans la connaissance.

La balance de l’action

La crise intellectuelle et spirituelle de l’imam al-Ghazâlî fut pour lui une épreuve décisive et salutaire. Avec l’aide de Dieu, il sut trouver l’éveil intérieur, la force de réagir, un nouvel élan pour inverser la tendance et réorienter son existence suivant un itinéraire de purification, d’action et de connaissance ; une connaissance par dévoilements progressifs, qui transforme l’âme, et dont les fruits se manifestent dans la pratique des vertus comme reflets des Qualités divines.

L’observance scrupuleuse des prescriptions de la Révélation, la crainte révérencielle de Dieu et la soif de Sa connaissance n’ont cessé d’accompagner et de soutenir al-Ghazâlî dans son cheminement spirituel et dans son engagement intellectuel au service de la Vérité et pour le bien de ses semblables.

C’est par une grâce divine particulière, et en vertu de cet approfondissement et de cette pratique de la Science sacrée sur la voie de l’Au-delà, avec la fréquentation des maîtres et des savants, qu’al-Ghazâlî put parcourir les étapes qui mènent à la proximité de Dieu. C’est parce qu’il avait revivifié son propre cœur grâce au souffle de l’esprit, et avait restauré son aspiration à la connaissance de Dieu, qu’al-Ghazâlî fut apte à remplir également la fonction providentielle de régénérescence et de rénovation de la Tradition islamique. Le patrimoine qu’il nous a laissé n’est pas seulement celui des ouvrages ou des réflexions : il y a aussi et surtout le profil intellectuel, le témoignage spirituel, l’expérience vécue, le modèle de sainteté.

Les hommes d’aujourd’hui pourraient s’inspirer et se nourrir de son courage s’ils savaient dépasser l’approche purement livresque, dialectique ou spéculative qu’ils ont généralement de la sagesse et de la religion. A l’instar d’al-Ghazâlî, ils découvriraient alors, avec la détermination et la patience indispensables, la voie d’une vocation à la connaissance de Dieu, qui ne s’acquiert pas par le « savoir » et la théorie, mais par le « goût », l’effort sur soi et la mise en œuvre cohérente.

La délivrance de l’erreur

La pensée islamique contemporaine ne saurait ignorer l’apport et la place de l’imam al-Ghazâlî dans le patrimoine intellectuel, philosophique et spirituel de l’islam. Elle a grand besoin de puiser dans ses enseignements et l’exemple même de sa vie, et de s’inspirer de ce modèle ghazalien de connaissance et d’action, sans idéalisme ni mimétisme. S’attacher à la vérité, préserver l’essentiel du message, et chercher la science vraiment utile en ce monde en vue de l’Autre : ce sont là quelques-unes des orientations fondamentales que les intellectuels musulmans de France pourront retenir de la méthode de l’imam al-Ghazâlî et de tous les vrais savants de Dieu, pour savoir formuler des orientations utiles à la communauté des croyants, et participer au débat d’idées dans le monde moderne, suivant la voie médiane et l’ordre juste de priorités, loin des extrêmes du traditionalisme anachronique et du modernisme réformiste.

« Les savants sont les héritiers des prophètes », a dit le Prophète Muhammad (sallAllahu ‘alayhi wa sallam). Pour s’inscrire dans la continuité de cet héritage prophétique, il est nécessaire de se rattacher à la chaîne des maîtres de la Tradition musulmane toujours vivante, en s’attachant non seulement à la lettre et à la forme, mais surtout à l’esprit et à la sagesse, condition nécessaire pour pouvoir décliner les principes traditionnels avec les adaptations exigées par le contexte.
Le renouveau tant attendu ne saurait être d’ordre purement philosophique, juridique ou dogmatique. Ce qui est en jeu, c’est le combat de la Vérité contre l’erreur, des forces du Bien contre celles du mal.

L’on ne peut, en effet, ignorer la nature du contexte contemporain qui est, selon tous les textes sacrés, celui de la fin des temps, marquée par la parodie antéchristique qui mêle le vrai au faux, y compris dans les religions. Le Prophète nous a promis : « Un groupe de ma communauté ne cessera de soutenir la Vérité jusqu’à ce que se lève l’Heure dernière. » La Vérité vainc tout, et elle se défend par elle-même, car c’est Lui la Vérité ! Selon l’exemple de l’imam al-Ghazâlî et tant d’autres saints et savants authentiques, il nous appartient de nous préparer à La connaître et La reconnaître.

Wallâhu a‘lam, et Dieu est plus savant !
Jean Abd al-Wadoud Gouraud
Institut des Hautes Etudes Islamiques

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