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Le Festival d’Avignon : miroir grossissant de la Fracture Sociale

« Ceux qui s’appellent vraiment Ahmed, un nom suspectement sale, ils ne peuvent pas souvent venir, encore moins revenir. » Ahmed revient, Alain Badiou.

Ahmed revient, quel titre évocateur ! Un énième volet des pièces d’Alain Badiou, après Ahmed le philosopheAhmed le subtilLa République de Platon… Badiou nous met dans le doute, Ahmed revient. Ah bon ? Comme le dit l’interprète comédien Didier Galas, pourquoi parce qu’il était parti ?
Je suis là avec les jeunes élèves de REP Plus (Réseau d’Education Prioritaire) participant à la Web TV, et je vois Didier Galas mal à l’aise face à leurs questions, et notamment celle qui remet en cause sa légitimité de représenter le personnage d’Ahmed.
Didier Galas explique, via le masque issu de la tradition de la commedia Dell’arte, une volonté de s’inscrire dans la lignée des figures universelles, telles que Don Quichotte. En effet, les idéalistes, les rêveurs et les fous, on en rencontre dans toutes les couches sociales et à toutes les époques. Moi-même, je suis un genre de Don Quichotte. Un vrai mais qui ne se donne pas en spectacle. Il faut avoir du courage pour le faire, je l’avoue.
Mais les Ahmed représentent 90% du public qui fréquente ce Collège où a lieu la représentation, et ils vivent en périphérie à la Rocade. Mais ils ne sont pas là, ils sont partis au bled ou traînent dans le quartier.
On les voit aussi à la télé, au Maghreb suite au printemps arabe et les manifestations contre la corruption et le chômage, au Moyen et Proche-Orient quand les Palestiniens se font tirer dessus ou quand des populations civiles se font attaquer par le régime d’Assad, ou par les bombes des Américains ou des Russes, on ne sait plus.
Ils sont constamment présents dans nos écrans, sur les réseaux sociaux, notamment à travers les différentes polémiques, à l’instar de l’affaire Mennel, puis Yassine Belattar, ou plus récemment les tensions autour du concert de Médine au Bataclan. Et on oublie que de nombreux musulmans sont morts eux aussi à Paris, à Nice, et meurent encore partout dans le monde à cause du terrorisme. Je suis Charlie a effacé Je suis Ahmed, vieux souvenir de Touche pas à mon pote (SOS Racisme).

Et moi-même je suis mal à l’aise, il y a comme quelque chose de kafkaïen sur les plateaux télé comme sur les scènes au théâtre, et même au Centre-Ville d’Avignon, il y a une obsession de la figure de l’arabe ou plutôt son absence à qui l’on donne tous les masques, toutes les intentions, souvent belliqueuses voire mauvaises… En somme, une caricature.
Je suis face à ma caricature, et c’est ce qu’Alain Badiou a voulu montrer dans ses écrits, tout en jouant avec les mots. Mais quelle sensation étrange lorsque l’on parle de vous et que ce n’est pas vous ! En effet, mon grand-père s’appelait Ahmed, mon cousin s’appelle Ahmed, et mon père s’appelle Mohamed et je lis moi aussi du Charles Baudelaire, et je lis aussi Alain Badiou. J’écris des poèmes, des nouvelles, mais il faut des relations, des réseaux, un capital social me dit-on. Je sais, tout le monde s’en fout.
Etrange d’être face à cette marionnette qui réduit le racisme aux exactions policières et à la banalisation des idées du Front National, comme si la France n’avait pas changé depuis Mitterrand. Et que les partis politiques, du moins ce qu’il en reste, qu’ils soient de gauche ou de droite avaient gardé le clivage et les idées qui les caractérisaient. Ce n’est certainement pas comme cela que l’on va « déboulonner le Macron ». Oui, pour reprendre Alain Badiou « ça sera pour une autre fois ». Mais moi, je ne peux m’empêcher de le faire tout de suite.
L’année dernière à la FabricA, théâtre I-Tech aux proportions gigantesques, à tel point que sur la scène peut se tenir un Tyrannosaure Rex, je me souviens de cette question que j’avais posé à Olivier Py, le directeur du Festival d’Avignon, et quel fût son embarras ; « Monsieur Py comme tout le monde le sait, votre nouveau théâtre est construit sur le site d’un ancien collège REP, dans le quartier de Monclar, mais mis à part les quelques élèves de la Web TV, dans quelle mesure les gens du quartier bénéficient-ils de votre structure, du Festival d’Avignon, en somme du théâtre et de la culture ? Est-ce qu’il y a une école ou un centre de formation pour les jeunes, notamment ceux issus des quartiers défavorisés ? »
Pas besoin d’être sociologue pour comprendre qu’Avignon, au mois de Juillet, devient la Mecque des bobos. Ils se regroupent, mangent, rient entre eux, ça et là quelques arabes ou noirs, vendeurs de Kebab, de Tacos, ou autres épiceries alimentaires.
Bien sûr, le directeur avait évoqué le partenariat du Festival avec certains établissements situés dans les quartiers sensibles, mais comment le commun des mortels peut-il comprendre que les grandes structures et les grandes manifestations, telles que le Festival d’Avignon qui touche des subventions de Fondations privées, du Ministère de la Culture (même si celles-ci sont en baisse) et du Ministère de l’Education Nationale (par le biais de ce partenariat), en somme qui mangent à tous les râteliers, que Pop the Opéra ou encore Rentrée en Musique bénéficient d’aides du Ministère de l’Education Nationale, via la DAAC et le Département,  de l’ordre de 200 000 Euros voire 250 000 Euros, pour permettre une visibilité et la centralisation des activités culturelles dans un souci de communication ? Et que les petites structures associatives locales n’auront que des miettes.
L’exemple d’un Collège qui a fait sa comédie musicale malgré une enveloppe budgétaire réduite, et le nouveau principal d’expliquer dans son costume Macronien, « applaudissons ces jeunes collégiens qui nous prouvent que même en REP Plus (handicapés socialement et culturellement, c’est moi qui lis entre les lignes) ils peuvent faire des choses extraordinaires (alors que le thème de la comédie musicale était sur le handicap) ! »
Cynisme ou plutôt maladresse ou lieux communs ? Ah certes, ils n’ont pas le Capital Social, pas le Capital Culturel, pas l’Habitus qu’il faut ! Ou bien n’est-ce que la traduction de ce tournant ultralibéral, depuis la Réforme du Code du Travail, de la généralisation des contrôles (délations, mises sur écoute, rentabilité, productivité) et des restrictions budgétaires.
A l’image des agents des centres sociaux, des hôpitaux, où les gens ne sont réduits qu’à des chiffres, des codes… sans parler des PME du centre-ville d’Avignon étouffées par les travaux et les voies de tramway qui emporteront tout un chacun au Terminus vers les temples de la consommation, les géants Auchan le Pontet et Auchan Mistral 7 qui ont participé à ce projet de rénovation urbaine. Ségrégation spatiale, les bobos se retrouvent en centre-ville, mais où est passé Ahmed ? Déjà il avait disparu lors du ramadan.
L’année dernière en juillet 2017, après le spectacle L’enfance à l’œuvre d’après Romain Gary, Marcel Proust, Arthur Rimbaud et Paul Valery, interprété par l’excellent Robin Renucci, on avait eu droit à un buffet bien garni, et cette année après Ahmed revient, Oualou ! Le principal et la gestionnaire nous ont filé des glaces à l’eau achetées au supermarché. On pouvait critiquer Hollande, mais avec Macron l’austérité et les Réformes prennent un goût assez amer et humiliant.
La grandeur de la France en a pris un coup, notamment avec les élèves de la Web TV dont l’un est un réfugié Ivoirien, et une autre dont les parents sont des scientifiques iraniens. Avec notre glace à l’eau, il y avait un côté ridicule, surtout devant le parvis de l’établissement avec notre fameuse devise Liberté, Egalité, Fraternité.
En attendant, Eric Cantona avait dit que la dernière institution où l’ascenseur social fonctionnait encore un peu, c’était le football. D’ailleurs, un excellent article d’Abdourahman Waberi[1] paru dans le Monde, mettait Finkielkraut et Zemmour hors-jeu. Le Foot reste encore populaire, et personne n’est choqué d’écouter des commentateurs aux accents argentins, brésiliens, ou méridionaux. Peut-être que l’imam Chalgoumi pourrait faire carrière là-dedans…
De même, le soir de l’ouverture de cette 72ème édition du Festival d’Avignon, à la Cour d’Honneur, le 6 juillet dernier, avec le talentueux Thomas Jolly, il y avait d’autres Ahmed et tous ceux des classes populaires, fils et petits fils d’ex-prolétaires, qui regardaient l’un des matchs de la Coupe du Monde, tandis que d’autres riaient devant le Marrakech du Rire diffusé sur M6. A chacun sa culture !
Un monsieur dans le public me l’avait demandé : « vous croyez que les jeunes des banlieues viennent voir ces pièces de théâtre ? » J’avais répondu qu’il y en avait, mais que la majorité préfère les Youtubeurs, les comédiens du Djamel Comédie, ou encore les Rappeurs, qui parlent de leur vécu ou de leur réalité sociale.
Quant à moi, j’étais dans le cœur du cœur du Palais des papes à la Cour d’Honneur, subjugué par l’immensité des lieux, la beauté du décor, et l’ambiance tragique du pouvoir incarnée par Thyeste et son frère deux rois qui se déchirent, l’un faisant manger à son frère ses propres enfants.
Et pendant ce temps, en centre-ville des militaires étaient armés jusqu’aux dents, on aurait dit qu’on était au Mali ou en Centrafrique, peut-être y avait-il un risque majeur d’attentat ? Non, on avait appris que François Hollande et ses proches étaient dans la tribune. Et les personnages et le décor titanesques, et cette nuée de papillons paillettes découpés sur des morceaux de fines feuilles noires, comme un remake des chauves-souris dans Batman… comme un goût d’apocalypse, le pouvoir ressemble définitivement à une pièce de Sénèque, il y a près de 2000 ans, le philosophe avait tout compris et tout dit.
Fort heureusement, on retrouve Ahmed dans d’excellentes petites pièces telles que Au-delà de la forêt, Le Monded’Ines Barahona et de Miguel Fragata, spectacle qui revient sur les raisons d’un jeune afghan de vouloir retrouver son frère en Angleterre mais qui est bloqué à Calais ; ou dans un style critique et engagé, J’appelle mes frères de Jonas Hassen Khemiri au théâtre la Manufacture, qui parle de la méfiance des uns et des autres après les attentats, ou bien Le voyage de D. Cholb , penser contre soi-même, sur la complexité de la société israélo-palestinienne ou bien Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète de Gurshad Shaheman… ; ou encore dans un registre plus comique et moins lourd, Si loin Si proche de Abdelwaheb Sefsaf, qui raconte les rêves de retour en « Terre promise » d’une famille d’immigré algériens dans les années 1970-1980, sur fond de crise des migrants ; ou le retour de Cartouche dans Demain Je me lève de bonheur, et bien d’autres révélations. Désolé pour ceux que je n’ai pas cités.
Enfin, rien n’aura été aussi poignant de vérité, avec une gravité et un ton solennel d’engagement politique, que les jeunes qui ont pris la Tribune devant la bibliothèque Seccano face au public et à l’ancien ministre Jack Lang, lors de la représentation Mesdames, Messieurs et le reste du monde de David Bobée, assénant la triste réalité liée aux discriminations à coup de chiffres, et toute cette problématique que je viens de décrire à travers cet article, à savoir une ségrégation spatiale, culturelle, politique, économique de notre société, où seul le fric, à l’instar du discours de notre président Macron, détermine une reconnaissance sociale.
Comme Macron l’avait dit au petit jeune : « Si tu veux faire la révolution passe d’abord tes diplômes, gagne de l’argent… » Il aurait pu répondre qu’il connaissait le sketch des Inconnus, « Hey Manu ! Tu descends ! », mais qu’il est monté jusqu’à devenir président. Parfois un peu de légèreté, ça fait du bien. Il l’a prouvé lors de la Fête de la Musique à l’Elysée…
Passer ses diplômes quand on sait que les universités sont en crise et en concurrence, gagner de l’argent ? Les dealers eux aussi en gagnent, comme si cette philosophie ultralibérale suffisait à façonner un monde meilleur.
En attendant Thyeste pleure ses enfants que son frère lui a fait manger, Sarkozy est embourbé dans l’affaire Libyenne, Alliot-Marie et De Villepin dans l’affaire de Bouaké (Côte-d’Ivoire), Lafarge est rattrapé par ses livraisons de ciment pour Daesh, sans parler de Hollande qui avait donné la légion d’honneur au prince saoudien lors de la journée de la femme (Dassaut avait vendu beaucoup d’armes)… En somme Thyeste l’Orient et Atrée l’Occident… ou encore à une échelle réduite, Thyeste l’épouse et Atrée l’époux, et les enfants qui pâtissent du divorce… Oh, le théâtre inspire tellement de grilles de lecture !
Décidément, le spectre d’Ahmed a de beaux jours devant lui… On n’a pas fini d’en parler.
Bon Festival et bons spectacles !
 
 
[1] Abderahman Waberi, Kylian Mbappé, l’enfant de Bondy qui renvoie Finkielkraut et Zemmour dans leurs buts, Le Monde 30/06/18.
 
 

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Un commentaire

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  1. De toute façon, vu le niveau lamentable atteint au cours des dernières années par le Festival d’Avignon et toutes les manifestations culturelles investies et perverties par les puissances institutionnalisées, il ne faut pas perdre de temps et d’énergie à trop s’exciter, et il vaut mieux laisser mourrir cette culture devenue stérile et élitiste avec parfois quelques petits beaux restes à la marge. Il faut créer quelque chose de créatif ailleurs, ce qui exige patience, endurance, courage, adversité et combativité. Un monde meurt, un autre naîtra ailleurs, et, comme ce fut le cas depuis l’aube de l’humanité, c’est dans les couches populaires liées au travail et à la production, que la créativité renaitra.

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