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Entretien avec Marie-Claire Willems, auteure du livre “Musulman. Une assignation?”

Rarement vocable aura cristallisé, en France, autant de peurs, de fantasmes et de passions irrationnelles que le mot « musulman ». Et comment pourrait-il en être autrement, alors que la perception altérée et anxiogène que beaucoup en ont, ainsi que de l’islam, la deuxième religion de l’Hexagone, n’a cessé d’être ravivée à dessein, tel un brasier incandescent de la haine ?

Soucieuse de démystifier ce terme, avec rigueur et humanité, pour mieux expliquer ce qu’il recouvre, à la fois sur un plan religieux, culturel et identitaire, la sociologue Marie-Claire Willems a mené l’enquête auprès des premiers concernés, dans son essai qui pose les bonnes questions : « Musulman, une assignation ?» ( Editions du Détour). 

Fruit de son immersion intellectuelle dans la compréhension du mot « musulman » et de l’identité musulmane (vécue, présumée ou attribuée), l’autrice livre son analyse des enjeux de cette catégorisation et des représentations qui lui sont associées. 

Alors qu’une interrogation cruciale ressort de son ouvrage – « Qu’est-ce qu’être musulmane et musulman aujourd’hui en France ?» -, Marie-Claire Willems, docteure en sociologie, membre du laboratoire Sociologie, philosophie et anthropologie politique (Sophiapol) de l’université Paris-Nanterre et de l’Association française des sciences sociales des religions (AFSR), a accepté de répondre à celles d’Oumma.

Vous rappelez dans votre introduction « tout l’intérêt de venir questionner les conditions d’énonciation du mot “musulman” ». Dans quelles circonstances suppose-t-il une culture, une religion, une origine, voire les trois à la fois ?

Dans mon livre, je montre toute la difficulté à définir aujourd’hui le mot « musulman » en France. En effet, durant mon enquête, j’ai pu rencontrer des personnes qui se disaient « athées de culture musulmane » ou « d’origine musulmane »; alors que d’autres – comme c’est le cas des converti.es à l’islam – se déclaraient uniquement de « confession musulmane », et non d’origine ou de culture. Pourtant, toutes et tous utilisaient bel et bien le même mot pour se définir !

Ce constat venait donc mettre en lumière les représentations sur l’islam, mais pas uniquement. Il interrogeait aussi les faits sociaux qui lui étaient associés. Je développe alors plusieurs hypothèses permettant de saisir les significations du terme en rapport avec la construction de la catégorie.

C’est en ce sens que j’ai cherché à questionner la manière dont l’histoire a fabriqué une forme d’«ethnicité musulmane » en rapport avec la figure de l’altérité, de l’étranger et de l’immigré. Cette histoire et mémoire collective influencent de fait l’énonciation, et donc les usages du mot comme les modes d’identification. Il s’agissait alors de saisir comment la réduction de l’identité musulmane à un fait biologique participe de la racisation de la figure du musulman en France.

L’identité musulmane semble, en effet, ne pas relever uniquement du religieux, cela sert de critères d’observation pour analyser l’essentialisation et la stigmatisation de la catégorie, et dès lors la réduction des subjectivités.

Vous écrivez que la colonisation va marquer un tournant essentiel pour comprendre l’ethnicisation et principalement la racisation des musulmans. Est-ce à dire que la colonisation participe de l’évolution du sens même de musulman ?

J’ai défini effectivement plusieurs temporalités de signification du qualificatif « musulman », en termes d’analyse socio-sémantique historique. Je montre qu’avant la colonisation algérienne, le mot est venu nommer une forme d’altérité large en lien avec l’islam. Certes, le religieux est présent – bien qu’il soit très difficile de le saisir dans sa singularité – mais il reste intrinsèquement lié au fait d’être considéré comme étranger, de représenter la figure d’altérité.

La colonisation marque alors ce que je nomme dans mes recherches un « tournant sémantique », car l’Etat colonial va mobiliser le terme pour venir nommer un groupe singulier associé à un statut juridique de « musulman », quelle que soit la religiosité des individus. La cour d’Alger différencie par exemple le« statut juridique musulman » du« culte mahométan », voire même du fait d’être chrétien.ne, donnant ainsi naissance à l’improbable catégorie de « musulman chrétien » et de « musulman catholique ». Elle opère donc à une distinction qui n’est pas symétrique, puisque le statut juridique de « musulman » ne se différencie pas de celui de « chrétien », mais d’« Européen ».

Entre ces deux statuts, il n’existe pas de passage de frontière : la conversion à une religion ne fait pas changer de statut juridique et la littérature coloniale montre toutes les difficultés de traiter des cas singuliers : quel statut doit être considéré dans le cadre d’un mariage mixte ? quel statut prendra l’enfant issu d’un couple mixte ? quelles seront les règles de l’héritage en cas de décès ? etc.

Dans ce débat juridique, l’appartenance religieuse ne compte pas, alors que paradoxalement l’Etat colonial mobilise ce mot « musulman » pour nommer une catégorie d’individus bien concrète, uniquement à partir de leur naissance et de leur origine autochtone, avec toutes les relations de pouvoir issues de la colonisation. Bien sûr, dans ce jeu de mots, il existe un grand absent : celui d’Algérien.

Au cours de votre travail de recherche, vous avez rencontré des individus pour qui être musulman semble définir davantage une identité historique, dont la mémoire collective qui relève de la racisation devient le support de l’action politique. N’est-il pas paradoxal que ces militants « s’autoracialisent » ?

Oui, cela est paradoxal, mais l’analyse des propos de certains de mes enqueté.es montrent qu’ils ne font que réagir à la racisation de la figure du musulman. Puisqu’ils n’ont pas droit à la parole sur leurs propres manières de s’identifier, ils choisissent de renverser le stigmate, un processus bien connu dans la sociologie des mouvements sociaux.

Pour d’autres enquêté.es, le moyen de lutte passe au contraire par la « dé-racisation », par le fait de réinscrire l’identité musulmane dans toute sa subjectivité, sans la lier à un fait de naissance mais à un choix individuel. Ce qui est aussi en finalité l’objectif de celles et ceux qui s’auto-racisent :  le moyen diffère, mais les fins sont identiques.

Pour saisir les complexités des processus d’identification, il s’agit aussi de considérer que, dans le jeu des identités, l’individu n’est pas le seul à dicter ses règles. L’identité sociale, d’autant plus qu’elle porte la stigmatisation et la minorisation, impose sa manière de voir. Par exemple, ce n’est pas parce que les ex-musulman.es disent ne plus être musulman.es qu’ils ne restent pas pour autant considéré.es comme tels par autrui, et surtout s’ils sont d’origine arabe. C’est là que toute la construction du fait social « musulman » se laisse voir.

Je tente alors dans mes recherches de multiplier les points de vue, afin de mieux saisir les significations et les catégorisations. Par exemple, si je me place du côté des subjectivités, on remarque toute la difficulté pour un individu pour quitter une identité sociale minorisée, portant une mémoire collective traumatique.

Il se joue alors bien d’autres éléments à considérer pour penser l’identité, comme l’affect, la dette symbolique, l’histoire familiale et parfois le coût social. Je me souviens d’un enquêté qui expliquait pourquoi il ne se considérait plus comme musulman, puisqu’il était athée, mais comment il craignait qu’on le perçoive à présent comme islamophobe ou raciste.

En quoi depuis les années 1980, dans le discours public, notamment celui des politiques, le fait d’accoler le terme « communauté » à celui de « musulman » contribue-t-il à renforcer une vision homogène, voire totalisante de la figure du musulman?

Dans le cadre de ma recherche en socio-sémantique historique, je questionne le moment où nous avons commencé à envisager une « communauté musulmane » en France, ce qui viendrait parachever une vision homogénéisée d’un collectif. Il était important, dès lors, de considérer la place du discours public et les enjeux politiques- et construisant par ailleurs le curseur symbolique qui glisserait de la communauté vers le communautarisme.

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J’ai par exemple étudié dans mon livre les discours politiques de Valérie Giscard d’Estaing et ceux de François Mitterrand. J’ai pu remarquer que le premier s’adresse davantage aux « Français musulmans » en rapport avec les cadres sociaux colonial et postcolonial, il axe son propos sur les thèmes des échanges diplomatiques et de la politique extérieure. Le second mobilise quant à lui l’expression de « communauté musulmane ».

Entre les deux, il s’agit de repositionner l’histoire et l’année 1981 ; les études en sciences sociales montrent l’impact du « droit à la différence », mais aussi du droit d’association élargi aux étrangers, dans la plus grande visibilité des musulman.es en France, et donc une multiplication des usages du terme.

Par ailleurs, François Mitterrand est le premier président à adresser ses vœux de fin de ramadan à la « communauté musulmane » en France, mais à qui s’adresse-t-il ? J’ai été très étonnée de découvrir qu’en 1984, il s’adresse aux « Française et Français de condition musulmane » !

Puis, on retrouve ensuite de « confession islamique » ou « Français qui confessent la foi du prophète Mahomet », mais lui – et son équipe de communicants bien sûr – combinent toujours un double point de vue, à la fois religieux et social, en associant aussi la figure de l’immigré et les enfants de deuxième ou troisième génération, avec tout le lot d’essentialisation que comportent ces catégorisations. Ici se trouve toute la représentation de l’identité historique et sociale des musulman.es en France.

Dans votre livre, vous aboutissez au constat qu’aux yeux des croyants avec lesquels vous avez pu vous entretenir, l’identification musulmane est essentiellement vécue comme une appartenance religieuse. Et que cela peut participer d’une ambition de « désethniciser»  le religieux, ou encore même de le «déraciser». Pouvez-vous nous éclairer à ce sujet ?

Il me semble que c’est principalement en cela que mes recherches sont intéressantes. Mais, pour saisir ce point de vue, que je nomme dans le livre d’« exclusivement religieux », il me fallait saisir et comprendre le contexte historique et social qui lui donne ses conditions d’existence. Je tente donc, c’est ce que j’aime faire dans mes recherches, de multiplier les points de vue.

Nous devons alors considérer deux éléments pour saisir ce processus de « dé-racisation » et « dés-ethnicisation » très contemporain. Dans un premier temps, la séparation entre le fait d’appartenir à une religion et à une nation en France, par le biais des processus de sécularisation, impacte sur l’identité musulmane – ce serait peut-être différent dans d’autres régions du monde.

Et dans un deuxième temps, l’islam, d’un point de vue théologique – et contrairement aux lieux communs – se prête très bien à cette différenciation. Il a toujours existé des musulman.es de multiples origines nationales, ethnico-culturelles et sociales ! Ce fait est souvent oublié dans les discours politico-médiatiques et beaucoup de mes enquêté.es ne cessent de le rappeler.

Dans ce cas, le critère d’identification est donc la croyance, le fait d’être « muslim », c’est-à-dire d’être de celles et ceux « qui s’en remettent à Dieu », en reprenant la traduction de Jacques Berque. Je propose d’ailleurs dans mon livre d’analyser l’impact de cette traduction de « muslim » par « musulman ». Pour beaucoup de mes enquêté.es, être musulman.es, c’est avant tout être croyant.es, quelles que soient les pratiques religieuses qui s’en suivent et le rapport aux rites. L’appartenance n’est plus mise en lien avec une naissance, une famille, une origine, une culture.

On assiste, ce qui est inédit et contemporain, à la séparation entre ces modes d’identification. Cette séparation est par ailleurs souvent vécue comme émancipatrice. Pour beaucoup de mes enquêtées femmes, dont les familles sont originaires du Maghreb, l’islam leur laisse bien plus de liberté que la culture d’origine des parents – ce qui vient donc aussi interroger les représentations sur les cultures. La religion devient facteur d’émancipation pour beaucoup, que cela se traduise par un sentiment d’accomplissement, mais aussi de reprise d’étude, ou d’autres formes d’engagements. C’est une nouvelle agentivité.

Cette désethnicisation engendre néanmoins de nombreux débats pour séparer ce qui relève d’une éthique islamique, et en asseoir ses fondements, d’une interprétation culturelle des textes religieux. Elle pousse même à ce que je nomme une « sécularisation des valeurs islamiques » en France : la sécurité sociale serait identique aux valeurs islamiques de l’entraide, la protection de l’environnement à la préservation de ce que Dieu a créé, la protection des enfants à l’assistance aux catégories vulnérables en islam, etc.

Ce processus me mène à conclure par une question qui peut sembler sûrement provocatrice dans le contexte actuel : « muslim is beautiful ? » Il s’agit pour moi d’analyser ces changements comme une autre forme de renversement du stigmate, dès lors que l’islam continue le plus souvent à être associé au terrorisme, à la radicalisation et à bien d’autres problèmes sociaux – des représentations qui contribuent par ailleurs à faire le lit du racisme et de l’islamophobie.

Au terme de votre recherche, vous concluez qu’être musulman est à la fois un choix et une liberté, mais pas uniquement. Pour certains, c’est une disposition sociale, pour d’autres, les deux à la fois. Pouvez-vous illustrer ce point par des exemples ?

Oui, je n’ai pas cherché en tant que sociologue à donner la « vraie », la « bonne » définition de ce qu’est être musulman.e en France, mais à en étudier les usages. Je finis mon livre par la délimitation de trois grands modèles d’identification musulmane.

Pour certains, il s’agit davantage d’une culture, d’une origine, tout en revendiquant un athéisme voire une forme d’agnosticisme. Parfois, la croyance est automatiquement mise en rapport avec le fait d’être d’une culture ou d’une origine. Il n’y a pas de séparation entre ces différentes identifications, il est arrivé que ce ne soit pas un sujet conscientisé, voire même que ce ne soit pas un sujet de préoccupation, pour la personne que je rencontre. Pour d’autres, l’identité musulmane est uniquement mise en rapport avec l’hétéro-catégorisation, ce que je nomme donc « une identité sociale ».

L’individu « se dit » musulman parce qu’il « est dit » musulman par l’autre ; non pas que sa subjectivité importe peu, il nomme explicitement le fait qu’elle n’est pas considérée par autrui. Et pour d’autres encore, l’identité musulmane relève d’un choix « exclusivement religieux », c’est être « muslim », comme je le décrivais dans la question précédente .Ils et elles appellent à une « dé-racisation » et « dés-ethnicisation » puisque les frontières sont perçues comme fluides. On aurait donc la possibilité d’entrer dans la catégorie, mais aussi d’en sortir ! Ce qui pose un autre problème d’ordre à la fois social et théologique.

Cette forme d’idéaltype, pour utiliser un jargon de sociologue, pourrait nous permettre de mieux saisir le flou sémantique quant à la signification du mot « musulman » et les catégorisations qui s’en suivent.  Mais quels que soient ces différents usages, tous et toutes évoquent la stigmatisation et l’essentialisation, donc la réduction de la subjectivité, vécues au quotidien.

C’est pour cette raison que je finis mon livre par cette question finale : jusqu’à quel point, puis-je prétendre être sujet de moi-même ? Une interrogation qui peut être posée à toutes les formes d’identifications, qu’elles soient de genre, de classes sociales, d’origine, etc. Il semblerait toutefois que tous les individus ne soient pas logés à la même enseigne, lorsqu’il s’agit d’avoir le droit de faire sujet.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

Marie-Claire Willems, “Musulman. Une assignation?” éditions du Détour  

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