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Entretien avec Moulay-Bachir Belqaïd, auteur du livre “L’islam ni menace ni défi”

Entretien avec Moulay-Bachir Belqaïd,
auteur du livre “L’islam ni menace ni défi “, aux éditions Erik Bonnier 

Au mieux nimbé de mystère, celui que génère l’ignorance savamment banalisée et instrumentalisée, au pire accusé de tous les maux, c’est peu dire que l’islam n’est (toujours) pas en odeur de sainteté en Occident en général, et en France en particulier où l’islamophobie institutionnalisée fait rage.

Il mesure mieux que quiconque l’impact désastreux des semeurs de peur, de haine et de chaos, Moulay Bachir Belqaïd, docteur en islamologie à l’université de Bordeaux III, bat en brèche leur rhétorique délétère dans son livre édifiant : «L’islam ni menace ni défi» 

Loin d’être une menace ou un défi, l’islam représente au contraire une inestimable source d’enrichissement contre-attaque avec force, et de manière étayée, cet auteur prolifique de plusieurs livres sur les thématiques sociétales brûlantes. Dans cet entretien sur Oumma, Moulay-Bachir Belqaïd, qui se fait le chantre du vivre-ensemble, fait sienne la célèbre équation d’Ibn Rushd, alias Averroès: « L’ignorance mène à la peur, la peur à la haine, et la haine conduit à la violence».

Dans votre livre, vous décortiquez la thèse de Mgr Dominique Rey qui,  dans un ouvrage publié en 2019, présente l’islam comme une menace. Vous écrivez  dans votre préface que dès « qu’on prononce le mot ‘’islam’’, on ne sait pas de quoi il s’agit. Ce qui laisse libre cours au fantasme sur cette religion et les musulmans. » Que signifie précisément le mot « islam » envisagé comme un tout et quelles réalités plurielles recouvre-t-il ? 

Effectivement, le mot « I/islam » est devenu un mot-valise derrière lequel se cache – ou on veut cacher expressément – des réalités plurielles et différentes.

Je suis parti dans mon analyse de la phrase de l’imam de Bordeaux, Tariq Oubrou, « Monsieur Islam n’existe pas », parce que je trouve que cette phrase en dit long sur la problématique de la religion musulmane.

A quoi quand on prononce le terme « I/islam » se réfère-t-on ? On ne sait pas ! Du coup, on passe d’un niveau à l’autre pour arriver au final à un terme qui couvre – dans les deux sens du verbe – des réalités différentes en les présentant comme une masse unie, et cela depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours, comme si l’I’islam et les musulmans « évoluaient » en dehors de l’Histoire, ou plutôt comme si c’était une structure détachée de celle-ci. Le « manque » de précision – qui se fait parfois en connaissance de cause – a pour objectif la nuisance intellectuelle.

Or, le recours à l’histoire nous montre que cette religion dès sa naissance a pris des colorations en fonction de l’époque, de l’espace urbain ou la campagne, des couches sociales, de l’élite et de la masse, etc. L’islam prophétique diffère de celui califal et celui-ci diffère de l’I/islam omeyyade qui, lui aussi, diffère de l’I/islam abbasside et ainsi de suite. La confusion dans l’usage du terme en fin de compte répond à deux choses : soit celui qui l’utilise ignore complètement l’objet dont il parle, soit il l’utilise sciemment pour des raisons idéologiques liées à un certain regard qui a du mal à reconnaître ou voir dans l’Autre un partenaire avec qui on compose pour bâtir un avenir commun, au lieu de le considérer ad vitam aeternam comme un ennemi à abattre.

Autre chose : quand on prononce le mot « I/islam » s’agit-il de la religion stricto sensu ou bien des Belles Lettres et de l’œuvre civilisationnelle dans son ensemble ? L’amalgame et la confusion brouillent les pistes et créent des raccourcis et des passerelles entre les belles œuvres et les actes criminels qui noircissent l’image de l’I/islam et des musulmans.

Le plus dangereux dans cette confusion est le va-et-vient entre religion et idéologie. C’est la raison pour laquelle il est préférable pour éviter l’amalgame, quand on parle de l’I/islam, de ciseler le mot à la manière d’un artisan. Je veux dire par là que quand il s’agit de la religion stricto sensu, il vaut mieux utiliser « islam-religion » ou « islam-coranique » et quand il s’agit des autres variétés, « islam-idéologie ». Le mot idéologie dans les deux sens : théorie qui relève du monde des idées, et fausse conscience.

Le Texte coranique est un mais la lecture est plurielle. Le Texte se colore selon le prisme ou les lunettes à travers lesquelles on regarde le Texte, sans parler bien évidemment des autres paramètres qui interviennent dans cette lecture à savoir l’intention, le statut social, la formation, l’éducation, les valeurs, etc. Bref, tout cela pour vous dire que l’usage du mot, quand il manque de précision, est un usage fallacieux.

Vous critiquez, dans votre ouvrage, la théorie du « Grand remplacement » de Renaud Camus, reprise par Mgr Dominique Rey qui effectue un parallèle clair entre islam, immigration et colonisation. En quoi ce parallèle est-il totalement fallacieux ?

Non seulement il est fallacieux mais aussi superfétatoire. Fallacieux, parce que le « Grand remplacement » est une théorie selon laquelle il existerait un projet de remplacement d’une population par une autre, d’origine maghrébine et africaine. Ce changement entraînerait un changement de valeurs et de civilisation (on est toujours dans le domaine du raccourci ).

On oublie que la France était un empire colonial et que la mission de la colonisation, selon ses théoriciens, était de civiliser les indigènes (là on ne parle pas de changement de valeurs). Bref, cette théorie n’a aucun fondement scientifique. Elle repose plutôt sur la peur. Et superfétatoire, dans la mesure où il ne correspond pas à la réalité et couple des choses qui n’ont rien à avoir les unes avec les autres.

La colonisation est le produit des rapports de force. Les Arabes et les musulmans, quand ils avaient la force, ont colonisé les pays des Autres ou, en tout cas, ceux qu’ils pouvaient coloniser. L’Empire ottoman a colonisé une bonne partie de l’Europe. Quand celle-ci a été propulsée sur le devant de la scène grâce ou à cause de ses révolutions, elle a procédé de la même manière. L’histoire est la loi du plus fort. Il suffit de regarder ce qui se passe autour de nous aujourd’hui. Il y a un proverbe populaire marocain qui résume cette loi et qui dit : « Qui ose dire au lion ‘’Tu  pues de la bouche, majesté’’ ? »

Quant à l’immigration ( avant de devenir un enjeu électoral entre la gauche, la droite et l’extrême droite, et tout ce qui importe comme débat plus idéologique et fallacieux qu’autre chose, pour détourner le regard des vraies questions, à savoir l’incapacité des gouvernements successifs à satisfaire les besoins des gens et le renoncement à l’accomplissement de l’idéal issu des Lumières ), elle est une chose naturelle.

Depuis la nuit des temps, la Méditerranée, et d’autres espaces, ont été l’espace des vagues de va- et-vient entre ses rives. L’immigration n’est pas une chose nouvelle. La « nouveauté » et en même temps la stupidité dans le traitement de cette question, est de la considérer comme une colonisation en douceur, surtout quand il s’agit de la population arabo-musulmane. C’est un délire ou de l’Alzheimer intellectuel. Car depuis quand l’immigration maghrébine est-elle un projet politique de substitution ?

Le coupable dans cette affaire est la manière de penser, à savoir procéder par généralisation. Car quand on scrute les chose on trouve que l’immigration n’a jamais été un parti politique bien structuré avec un leader, des cadres, un programme, un langage commun et une vision idéologique.

L’immigration est un vocable regroupant une diversité humaine qui est souvent le fruit des exclusions sociales des pays du Sud aux économies fragiles.

Bref, à partir du moment où cette question est devenue un enjeu électoral, le regard sur l’immigré a complètement changé. Il est devenu suspect : pour les uns, un moyen de pression, pour les autres notamment pour les régimes dictatoriaux un moyen d’obliger  l’Occident à fermer les yeux sur les sujets qui l’embarrassent, tels que les droits de l’Homme et les libertés d’expression et de conscience.

Dans son livre, Mgr Dominique Rey associe  « l’islam à l’islamisme ». Or, vous rappelez que « l’islamisme n’est pas l’islam », et que c’est un courant idéologico-politique qui a perverti cette religion depuis les années1970. Le Coran est -il avant tout un message spirituel, éthique, et non politique ?

Tout à fait, le Coran est un message spirituel et éthique. Il n’a rien de politique. Il ne cautionne ni justifie aucune autorité politique liée à un régime quelconque. Politique et religion sont, en principe, antinomiques. Pourquoi ? Parce que l’espace vital de chacune est différent et s’oppose diamétralement. Le domaine de la politique est la coercition.

Il faut rappeler, à ce propos, ce que le calife Mouawiya disait à un groupe de Koufa qui avait refusé de lui prêter allégeance et de reconnaître son autorité : « Croyez-vous que je suis venu vous combattre parce que vous ne faites pas la prière ou le jeûne du ramadan ? Par Allah ! Je suis venu vous combattre pour vous commander. » Quant au domaine de la religion, il est celui de l’adhésion libre. Il est celui de la guidance. On lit dans le Coran : « Ce Coran guide vers la voie la plus noble (Aqwam).»

Tout compte fait, la politique pervertit la religion, surtout dans le monde arabo-musulman. Pourquoi ? Parce que cet espace manque d’un Etat de droit qui pourrait assurer à tout le monde ses droits et ses devoirs, et dessinerait de surcroît les limites entre politique et religion. De même, ceux qui gouvernent cet espace n’ont aucune légitimité démocratique.

Ce manque ouvre une brèche dans laquelle s’installe une complicité entre et le faqih (le théologien) et le politique. Celui-ci assure confort et protection au faqih et en retour, l’autre, assure la légitimité de l’homme politique. Tout le malheur de l’I/islam est dans cette complicité. C’est un obstacle majeur pour réaliser et construire la démocratie et rendre les voix critiques audibles.

Le Coran est complètement muet sur le sujet et sur les moyens de gouverner. Et si le Coran est muet sur certaines choses, cela signifie que les hommes peuvent trouver leurs propres réponses aux questions qui les tourmentent sans avoir besoin de toujours se référer au Texte sacré. Autrement dit, dans le domaine qui nous intéresse, les hommes sont libres de choisir le type de gouvernement qui leur convient.

Le Coran, dans sa finalité, est soucieux de ce que l’homme doit faire et ne pas faire, tout en insistant sur la liberté individuelle. Chacun est donc responsable de ses actes : « Celui qui fait le poids d’un atome du bien le verra et celui qui fait le poids d’un atome du mal le verra aussi. » Le verset est clair. Cependant, on a forcé l’islam à devenir politique, c’est-à-dire à sortir de son axe spirituel pour gérer les affaires de ce monde. Et à la suite de cette orientation, on a défini le rapport que l’homme entretient avec Dieu sous l’angle de la « soumission ».

Ce terme doit être entendu ici comme forme de contrainte, le cas échéant par la force, obligeant le citoyen à se conformer aux injonctions prétendues divines, comme en Arabie Saoudite. Autrement dit, les limites que l’orthodoxie et l’orthopraxie imposent comme normes, exactement comme les ancêtres hanbalites se comportaient autrefois.

Mgr Dominique Rey qualifie l’islam d’« antirationnel ». Quelle place justement l’islam accorde-t-il à la raison ?

L’islam-religion ou l’islam-coranique, contrairement à l’islam-idéologie, accorde une place importante à la raison. Il suffit de lire le Coran avec discernement. D’abord, quand le Coran se révéla à Mohamed, le premier mot qu’il reçut fut : « Lis ! » Lire ne signifie pas, dans ce contexte, déchiffrer ou prononcer à haute voix, mais prendre la raison, cette faculté créatrice, comme mesure, comme critère et comme « idole ». La raison, à en croire les théologiens musulmans, est un don divin par lequel Dieu a distingué l’homme de toutes les autres créatures. (1)

Elle est considérée également comme lumière par laquelle l’homme distingue entre la vérité et l’illusion, entre le vrai et le faux, la rectitude et la corruption. Pour qu’elle assume un tel travail, la raison doit être animée par le doute, l’interrogation, le questionnement permanent et la recherche d’arguments servant appuyer la conviction. La voix de la raison doit toujours prendre le pas sur l’ignorance.

Dans le monde arabo-musulman d’aujourd’hui, c’est complètement l’inverse. Depuis des décennies, cette faculté a cédé le terrain aux fétiches politiques qui l’ont transformée en « parole unique », parole sans alternative, symbole de secret de la parole du pouvoir et d’une idéologie, dorénavant aliénante, mortifiante et terrifiante. Le verbe lire indique, par définition, un acte de liberté. Il est une faculté d’imagination et de création qui sont, elles-mêmes, conditions de possibilité d’accéder à la liberté.

Mais ce destin de raison, d’action, de liberté, de pensée, de création a cédé devant la volonté d’asphyxie qui entrave la capacité du verbe lire. Au cœur du verbe se pose la question de la vérité de l’être comme étant souverain, libre, sujet connaissant et maître de soi-même. La transformation du verbe en idéologie entraîne l’ankylose, la glaciation de la pensée et sur le plan politique, la confiscation de la liberté. Celle-ci est remplacée par une métaphysique-limite devenant le Destin du monde arabo-musulman par excellence. Ainsi, le politico-idéologique sacrifie l’élément le plus cher et la croyance la plus précieuse : la raison.

Parmi les préjugés sur l’islam développés par Mgr Dominique Rey, il y a la charia qui inspire tant de peur en Occident. Vous soulignez « que la charia n’est pas d’essence divine, et ne signifie pas loi islamique ». La charia est donc une œuvre humaine. Comment  expliquez-vous également cette confusion ?

Il faut revenir à l’histoire et voir comment les choses au fil du temps se sont constituées. Du coup, la question qui se pose est : Comment en est-on arrivé à considérer ou à affirmer que la charia est d’essence divine ?

Un travail de déconstruction s’impose. Selon la version officielle, la charia s’est constituée progressivement grâce à la pratique des juges qui avaient à juger des cas d’espèce. Leur méthode consistait à interroger le Coran pour en tirer la solution, c’est-à-dire la sentence. Deux siècles plus tard, l’ensemble de ces sentences a été rassemblé pour constituer plusieurs corpus de jurisprudence, rattachés aux quatre chefs d’école, Malik, Abou Hanifa, Ibn Hanbal et Chafiî, qui ont été retenus par la tradition et font autorité depuis lors. Il faut bien sûr y ajouter les écoles chiîtes.

L’analyse historico-critique, nous dit Arkoun, (2) a montré que les choses se sont déroulées différemment et que la théorie forgée par la tradition n’était qu’une fiction pour donner une signification divine à une loi élaborée sur le terrain de façon essentiellement positive. En réalité, pendant la période du premier siècle, les juges se sont inspirés des coutumes locales dont ils étaient imprégnés, coutumes fort diverses d’un lieu à un autre.(3)

C’est leur opinion personnelle qui a ainsi prévalu. Le recours à la loi coranique ne s’est opéré que de manière épisodique, et non systématique comme on l’a prétendu. C’est justement pour remédier à cette situation, jugée anarchique, qu’entre 800 et 820 Chafiî a écrit un Traité dans lequel il définit la méthodologie du droit. Ce monument théorique est donc une construction a posteriori. Ce Traité pose les Sources – Fondements du droit, au nombre de quatre : le Coran, le Hadith, le consensus et le raisonnement analogique.

Arkoun note que c’est là que se niche la grande astuce qui a permis de construire la fiction de l’origine divine de la loi. Car, face à des cas nouveaux que les autres sources ne permettent pas de résoudre directement, on procède par analogie, ce qui permet de s’en tirer et de sacraliser ainsi tout le droit. Tout cela, encore une fois, n’est qu’une construction a posteriori. On est donc en droit de poser la question :

Est-ce que la charia est la loi islamique ? Mais avant de revenir sur les circonstances dans lesquelles la charia a été codifiée et érigée en concepts et théories, il est intéressant d’expliquer au lecteur : à quel moment dans l’histoire arabo-musulmane le mot charia est devenu synonyme de « loi ».

En effet, la réponse permettra d’écarter la confusion criante entre loi, droit et recommandations. Car, comme nous l’avons souligné, dès qu’on prononce le mot charia, il vient à l’esprit de beaucoup la « loi islamique » dérivant directement du Coran. La charia est considérée comme le code pénal, civil, commercial et administratif qui gère les rapports sociaux, les conduites et les comportements aussi bien individuels que collectifs.

Pour certains spécialistes de l’I/islam, comme ceux qui réclament l’instauration d’un État islamique, la charia est synonyme de « loi ». La charia, répétons-le encore une fois, ne veut dire ni « loi » ni « droit » au sens profane du terme, c’est-à-dire des règles régissant les rapports entre individus dans une société. Elle signifie une « voie ». Cette voie recommande une attitude à adopter aussi bien envers Dieu qu’envers les personnes. D’où vient donc la confusion ? À quel moment dans l’histoire le glissement de sens du mot charia vers la notion de « loi » a-t-il été effectué ?

Jusqu’au XIXe siècle, le mot charia n’a jamais pris le sens de « loi » ou de « droit » au sens où les partisans de l’islam rigoriste d’aujourd’hui entendent le mot. Avec la colonisation, les pays arabo-musulmans ont acquis de nouveaux systèmes juridiques où la charia a gardé son influence.

Ce n’est que très tardivement, nous dit Mohamed-Chérif Ferjani, avec l’apparition des codifications juridiques inspirées par les conceptions liées à l’État-nation moderne, et avec l’avènement d’une volonté d’unifier les juridictions séculières, coutumières et religieuses qui avaient toujours cohabité dans les sociétés musulmanes jusqu’aux XIXe et XXe siècles, que le terme charia a commencé à prendre, à côté de ses significations traditionnelles, le sens de ‘‘loi religieuse’’ englobant les codes établis à partir du XIXe siècle dans le cadre de Tanzimat et autres formes inspirées de telle ou telle législation européenne.

Toujours pour mettre en évidence le glissement de sens du mot charia vers celui de « loi » ou « droit », Ferjani ajoute : « C’est l’occultation, ou l’ignorance, des significations originelles (…) de la notion de charia, et les facteurs qui ont présidé à son usage politique et idéologique contemporain, qui permet le glissement de son sens général, renvoyant de la religion comme ‘‘voie’’, ‘‘source’’ ou ‘‘réservoir’’ de sens et de valeurs, (…) à celui de ‘‘loi islamique’’ et de ‘‘droit musulman’’, avec l’illusion – voulue, entretenue, ou subie – qu’il s’agit d’une normativité juridique implacable, intangible, immuable et sacrée. » (4)

L’échec des États arabes et musulmans dans la tentative de construire une modernité susceptible de mener la société sur la voie du progrès, du développement, de la liberté et de la démocratie, a généré l’effet inverse : la corruption, la tyrannie, la répression, la frustration, l’illettrisme, la pauvreté, la misère, le musellement, la détérioration des conditions de vie, le chômage, etc.

Force est de constater que tous ces ingrédients constituent un sol fertile pour les mouvements radicaux réclamant le retour à la charia censée réformer et libérer la société des maux qui la rongent. Entre la classe dirigeante, brutale et corrompue, et les couches populaires, pauvres et manquant d’éducation et d’instruction, il y a une fracture immense. C’est dans cette fracture que les mouvements radicaux se sont installés, soit par leur présence physique, soit par l’aide qu’ils font parvenir, aide souvent accompagnée de discours démagogiques et d’encadrement idéologique.

Le premier de ces mouvements fut celui des Frères musulmans qui se réclamaient du Coran comme institution et de la charia comme loi et droit. Des théoriciens comme al-Mawdoudi, Qotb, al-Banna et d’autres, en s’inspirant des théologiens rigoristes comme Ibn Taymiyya et Ibn Hanbal, ont élaboré des idées et des théories concernant la gouvernance au nom de Dieu à partir des versets référant à hukm Allah (« gouvernance de Dieu »).

Ils voulaient instaurer une théocratie. Dans leurs écrits, ils ont érigé les recommandations contenues dans les versets en règles juridiques intangibles, immuables et sacrées. Le sens propre et littéral de l’énoncé coranique prend le pas sur le sens figuré ou métaphorique. La charia, notamment avec le wahhabisme, mouvement rétrograde,(5)  a été réduite aux aspects les plus stricts quand il s’agit des femmes – de la liberté de conscience, des peines légales –, et des signes les plus ostentatoires, quand il s’agit des deux sexes (barbe, voile).

L’avènement des ‘‘républiques islamiques’’ en Iran et au Soudan, nous dit encore Ferjani, a donné à cette régression un caractère spectaculaire et dramatique, avant que les talibans – portés au pouvoir en Afghanistan par la principale puissance du ‘‘monde libre’’– ne prennent dans le même sens des mesures inédites, allant jusqu’à priver les femmes de soins médicaux sous prétexte de respecter ‘‘les règles de la loi islamique’’ destinées à ‘‘préserver la dignité féminine du péché’’ que représenterait le fait qu’elles soient examinées et soignées par des médecins hommes !

Le glissement de sens du mot charia vers celui de « loi » ou « droit » entraîne un changement sémantique de tout le vocabulaire. Ainsi le terme had qui veut dire « limite » devient « peine légale ». Pour l’adultère, la peine prévue par le Coran est la flagellation. Celle-ci se transforme, chez les intégristes, en « lapidation », chose que le Coran ne mentionne nulle part. L’apostasie devient un crime passible de peine capitale alors que le Coran n’en parle guère. Elle sert d’arme redoutable pour se débarrasser d’intellectuels ou de personnes jugées nuisibles.

Mgr Dominique Rey aborde dans son livre l’incontournable sujet médiatique qu’est le port du voile, dont vous soulignez, contrairement à une idée répandue, qu’il ne signale pas une appartenance à l’islam. Que dit le Coran sur le voile ?

Cette question mérite un long développement pour expliquer aux lecteurs et lectrices que le voile n’est pas un signe d’appartenance. En effet, que signifie le port du voile ? Quels sont ses fondements ? Est-il une obligation religieuse ou le fruit d’une coutume et de pratique locales ?

Pour traiter de ces questions, il faut se départir du discours médiatique occidental qui considère le voile en général comme symbole d’enfermement, d’aliénation, d’oppression et d’arriération. Le recours à l’histoire nous permet de corriger cette erreur et de rectifier les amalgames sémantiques et historiques. Il nous permet aussi de toucher de plus près aux significations diverses que le voile revêt tant dans l’espace monothéiste que celui polythéiste. Ayant existé bien avant les révélations monothéistes, le voile symbolisait l’honorabilité de la femme.

Il était réservé aux femmes libres. Déjà dans le code de Hammourabi au XVIIIesiècle avant Jésus-Christ, la femme libre, contrairement à la femme esclave, portait le voile sinon elle risquait des sanctions. Maxime Rodinson note qu’il était déjà question de voile deux mille ans avant J.-C.

Un texte assyrien en fait un signe distinctif des femmes honorables, seules les prostituées voire les pauvres sortant les cheveux au vent. Odon Vallet souligne que le voile n’est pas forcément islamique. « C’est une prescription d’origine proche-orientale, dit-il, déjà mentionnée dans la tablette A 40 des lois assyriennes attribuées au roi Téglat-Phalazart Ier (vers 1000 avant J.-C).» (6)

Le texte de cette loi précise que « les filles d’hommes libres sont obligées de porter le voile. Il est interdit aux prostituées de le porter. » (7)

Dans la civilisation antique grecque ou romaine, bien que le voile fût associé à la puberté, il remplissait la même fonction. La fonction du voile ici est la distinction des classes sociales. Cette même fonction, comme nous allons voir, va être empruntée par le Coran.

L’usage du voile a été très répandu autour de la Méditerranée et jusqu’en 1960 dans les pays latins, les Balkans et la Grèce, les paysannes et les citadines pauvres portaient un fichu noir. Josy Eisenberg souligne que  les lois antiques des civilisations sémitiques comme celles des Assyriens, imposaient le port du voile aux femmes mariées. Dans le judaïsme, la loi juive exige de la femme qu’elle se couvre la tête, symbole de son appartenance à son mari : « La femme appartient à son mari et doit avoir la tête couverte. »

Dans le christianisme, de nombreux Pères de l’Église, dont Tertullien, auteur du De Virginisvelandi (Du voile des vierges), recommandaient aux chrétiennes de le porter. Saint Paul dans sa première épître aux Corinthiens (11: 2-16) écrit : « L’homme lui ne doit pas se voiler, il est l’image de la gloire de Dieu, mais la femme est la gloire de l’homme… Voilà pourquoi la femme doit porter sur la tête la marque de dépendance. » Il est inutile de commenter la misogynie que révèle ce passage. La Bible, de son côté, a fait du voile l’attribut de la pudeur qui, chez les femmes juives puis chrétiennes, était considérée comme vertu. La femme sans voile est considérée comme une femme sans vertu, elle est associée à la prostituée. Le Nouveau Testament recommande expressément aux femmes de se couvrir la tête, non tant par vertu que par soumission. « Si donc une femme ne met pas de voile, alors, qu’elle se coupe les cheveux ! Mais si c’est une honte pour une femme d’avoir les cheveux coupés ou tondus, qu’elle mette un voile […] et ce n’est pas l’homme, bien sûr, qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme. Voilà pourquoi la femme doit avoir sur la tête un signe de sujétion à cause des anges.[…] Et il est convenable que la femme prie Dieu la tête découverte. » (Première Épître aux Corinthiens, 3, 4-1). Juliette Minces remarque que « bien avant l’islam, c’est en ville que les femmes étaient voilées et recluses, y compris chez les Juifs et les Chrétiens. Il s’agit là d’un phénomène urbain qui remonte à la haute Antiquité. » (8)

Sur la base de ces témoignages, nous tenons à souligner que le voile n’est pas une spécificité purement islamique ou un signe d’appartenance à une religion quelconque. Et si l’islam-coranique l’évoque, il ne s’agit pas de quelque chose de neuf, provenant d’ex nihilo ou d’étranger à la mentalité sémitique. Par conséquent, ce qu’il faut savoir et bien préciser, c’est dans quel esprit le Coran entend l’usage du voile. Pour ce faire, il est indispensable de lire les versets traitant du voile dans leur contexte historique, contexte qui détermine ses visées et ses dimensions.

Dans la sourate XXV, verset 31, il est dit : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards et de rabattre leurs khimar sur leurs poitrines. » Dans la sourate XXXIII, verset 53, il est dit : « Quand vous demandez quelque chose aux épouses du prophète, faites-le derrière un hijab. » Dans la même sourate, verset 59, il est dit : « Ô prophète dis à tes filles, à tes épouses et aux femmes de croyants de rabattre sur elles leurs jilbab. »

Les trois versets utilisent trois notions différentes qui n’ont pas la même signification, la même charge sémantique ni non plus la même fonction vestimentaire. Tout d’abord, khimar signifie écharpe ou fichu que les femmes avaient l’habitude de porter pour se couvrir la tête afin de se protéger du soleil. Avec l’arrivée de l’islam, ce type de vêtement a changé de fonction, à la fois sémantique et symbolique, liée à la morale et à l’éthique. Comment et pourquoi ?

En effet, avant l’islam, les lois et les coutumes de la société bédouine défavorisaient les femmes. Une fois répudiées, sans motif et sans compensation financière, celles-ci se trouvaient dans une situation critique qui les obligeait à se prostituer. Et pour plaire aux hommes, elles avaient l’habitude de découvrir leurs poitrines, voire montrer leurs seins (9).

L’islam considère ce type de comportement comme indécent et portant atteinte à la dignité de la femme, notamment dans une société machiste et patriarcale. C’est la raison pour laquelle il a recommande aux femmes de « rabattre leur khimar sur leur poitrine » afin qu’elles se distinguent des mœurs dépravées de la société bédouine.

De ce point de vue, on peut dire qu’il s’agit d’une élaboration d’un code moral et sexuel pour les musulmans. D’autres sources rapportent que pendant la saison du pèlerinage les femmes accomplissaient ce rite partiellement dénudées, notamment la poitrine, ce qui explique le propos du verset « rabattre le khimar sur la poitrine. » Il n’est pas question de couvrir la tête ou le visage. Il s’agit donc d’un glissement sémantique. À aucun moment le Coran ne mentionne d’une manière claire et précise la façon de se vêtir. Autrement dit, il laisse la liberté de choix aux femmes et aux hommes de s’habiller comme ils l’entendent.

Le deuxième terme cité dessus, hijab, signifie rideau, voile, barrière, limite, etc. Le sens du hijab n’a strictement rien à voir avec la tenue dite « islamique » actuellement en vogue. Dans le verset cité ci-dessus, il s’agit d’une métaphore pour préciser le statut et la condition sociale des épouses du Prophète. Comme elles ne sont pas les autres femmes, le fait de s’adresser à elles exige, contrairement à la manière jahilite, une certaine règle morale et un type de comportement particulier. Le « quand » spécifie ce genre de conduite qui exprime le respect. Il marque une transition dans la manière de s’adresser aux femmes en général, et aux épouses du Prophète en particulier. Il s’agit d’une mise à l’abri des insultes et autres agressions extérieures. (10)

L’expression « derrière un voile » est une métaphore qui incrimine le mauvais comportement et en même temps, jette les bases d’un code nouveau, un code de civilité, un code d’éthique qui met en relief la considération et le respect de la femme.

On voit bien qu’il ne s’agit nullement d’un code vestimentaire mais d’une limite qui sépare deux espaces. D’ailleurs le premier sens du mot hijab signifie séparation – tenir ou établir une distance entre les appartements privés où vivaient les épouses du Prophète et le salon dans lequel ce dernier accueillait les gens qui voulaient en savoir plus sur son nouveau message. Ce sens de « séparation » à la fois spatiale et métaphorique est confirmé par un autre verset qui souligne qu’« il n’a pas été donné à un mortel [bachar]que Dieu lui parle sinon par révélation ou derrière un voile. » (11)

Le voile est utilisé ici comme limite entre Dieu le Créateur et l’homme comme espèce créée. Il n’est pas question de tenue vestimentaire mais, comme disaient les mystiques, d’un obstacle empêchant la vision de Dieu. Comme l’avait remarqué Abdelwahhab Meddeb (12), ce verset soulève la question suivante : Comment Dieu parle-t-Il aux hommes ?

Enfin, le troisième terme : jilbab désigne un type de vêtement long. Certains le traduisent par manteau, d’autres par voile et d’autres encore par robe, chemise ou tunique ample qui prend tout le corps. La phrase a été souvent interprétée par « se couvrir de leur voile », ce qui est complètement à côté du sens du verset. Le verset s’adresse aux épouses du Prophète afin qu’elles ne soient pas offensées dans leur dignité.

Cet habit recommandé (et ici, la recommandation n’a rien d’impératif), leur permettait d’être distinguées et donc respectées. Les versets en question ne légifèrent pas à propos d’un habit qui serait typiquement islamique. Ils ne font pas partie du domaine du dogme (ibadate), mais ils relèvent du champ social (mouamalate). Ils ne fixent pas, non plus, une fois pour toutes, des codes vestimentaires. Ils essaient tout simplement de dessiner une conduite éthique qui se résume dans la décence (sitre al oura).

D’ailleurs, le Coran exhorte les deux sexes à mettre en exergue cette valeur dans leur comportement les uns envers les autres. Il s’adresse d’abord aux hommes : « Dis aux croyants de baisser leurs regards et de préserver leur chasteté … » Il s’adresse ensuite aux femmes dans les mêmes termes. Les versets ont pour point commun le respect mutuel.

Il ne s’agit nullement d’un code vestimentaire quelconque. Si tel est le cas, la question qui se pose est : Pourquoi dans le monde arabe et musulma parle-t-on plus de hijab que des deux autres notions, à savoir khimar et jilbab ?

Asma Lamrabet nous fournit un élément de réponse : « À force de focaliser l’ensemble du message sur l’unique comportement vestimentaire de la femme, sur son obligation à ‘‘cacher’’ et ‘‘voiler’’ son corps, nous sommes arrivés dans le monde musulman à donner à ce signe spirituel une symbolique d’oppression qui est difficile à rétablir. C’est pour cela que la plupart des discours islamiques ont retenu le terme hijab plutôt que celui de khimar ! Ce glissement sémantique n’est, en effet, pas innocent ! (…) Le hijab sert à ‘‘cacher’’, à ‘‘séparer’’, à ‘‘dissimuler’’ et ce n’est pas un hasard si les musulmans ont toujours préféré ce terme afin de justement cloîtrer les femmes dans les harems et de bien indiquer à ces dernières où est leur place, autrement dit dans la relégation et l’ombre. Or, substituer le hijab au khimar c’est confondre deux registres très différents de façon dangereuse. Le khimar, selon la vision coranique symbolise un signe de visibilité sociale de la femme, alors que le hijab signifie le contraire puisqu’il s’agit de séparation au sein de l’espace privé et remplacer le khimar par le hijab, c’est intervertir des concepts différents voire opposés afin de cautionner l’enfermement des femmes derrière un rideau et de les exclure de l’espace social. » (13) Dans Notre femme. La législation islamique et la société, Tahar Haddad écrit : « Si l’usage du voile avait été formellement ordonné et appuyé par le Prophète lui-même, il n’y aurait pas eu des controverses à ce sujet entre les jurisconsultes de l’islam alors qu’il y avait parmi eux des compagnons du Prophète et des contemporains de ceux-ci. »

Dire que le voile relève d’un ordre sacré ou d’un signe d’appartenance révèle tout simplement une immense ignorance. Cette ignorance ne tombe pas du ciel, elle est le résultat de la lecture littérale qui confond sacré et profane. Il faut noter que l’immense majorité des fidèles est illettrée, et la petite minorité qui peut lire l’arabe classique ne comprend pas forcément l’arabe coranique.

Dans sa lecture du voile, Fatima Mernissi relève que le concept du hijab, dans le contexte d’alors, couvre trois dimensions : visuelle (dérober au regard), spatiale (séparer, marquer une frontière et établir un seuil), et finalement, éthique (relevant du domaine de l’interdit.) 14

Bref, dans la question du voile telle qu’elle est exposée ici, il y a deux remarques à retenir : 1)  Les versets réunis laissent entendre que « l’usage du voile n’était donc pas universel et les femmes de l’époque et de la société de Mahomet ne se soumettaient pas à cette coutume. » (15)

2) Les fouqahas (lettrés),   par le moyen de la philologie qui s’intéresse au sens propre, ont forcé les versets pour en extraire une injonction juridique qui fait ou qui est susceptible de faire du voile un pilier de la profession de foi de l’islam. Cette orientation va de pair avec la tendance misogyne des mêmes fouqahas. Et cette tendance, dit Mernissi, « était ancrée et incrustée dans la Méditerranée arabe avant et après le Prophète. » (16)

La même tendance va jouer un rôle actif et considérable dans l’émergence et la fabrication des hadiths défavorables aux femmes puisque sources pour elles de malheurs et contre elles de méfiance, choses contre lesquelles le Prophète luttait ardemment. Ainsi, la domination masculine mise à mal par ce dernier, remarque Mernissi, fut vite restaurée voire sacralisée.

Il n’est pas difficile de constater et d’en déduire que la misogynie des fouqahas est responsable du renforcement des clauses antiféminines qui polluent le droit musulman et qui malheureusement perdurent par la force de l’habitude. En replaçant les textes de la tradition juridique dans leur contexte, Latifa Lakhdhar et Fatima Mernissi ont bel et bien démontré le machisme et la misogynie des commentateurs et des exégètes.

Toutes les deux ont dévoilé également la peur irrationnelle et injustifiée que les femmes inspirent quand il s’agit du pouvoir et de gouvernement de la cité. Pour la première, c’est le primat de l’éros sur l’ethos. Elle écrit : « Le voile n’est pas un simple usage, il est la partie visible d’une vision du monde basée sur la coupure en deux de l’universel, les hommes et les femmes. Le voile est le signe de l’enfermement théologique des femmes et la sanctification de l’ascendant de l’éros musulman sur l’ethos musulman. » Cela est vrai dans la mesure où dans les textes juridiques qui sont parvenus, les juristes faisaient de la virilité un capital symbolique. « Cet éros théologisé à outrance a conditionné, et continue de le faire, l’ethos islamique, c’est-à-dire l’habitude et les mœurs qui devraient conduire à la définition du bien et du mal et commander la conduite des hommes et le rapport entre les sexes dans les sociétés musulmanes. » Pour la seconde, c’est tout simplement l’anéantissement sinon la mise à mort des êtres vivants. « Dans le rituel du voile, écrit-elle, ce qui est en jeu c’est l’annihilation de la volonté des êtres physiquement présents. Des êtres qui ne sont ni morts ni absents, des femmes qui sont là et qui vous regardent avec des yeux grands ouverts et attentifs. » (17)

Pour conclure, nous constatons que le Coran ne présente pas le voile comme un signe de soumission de la femme, ni à Dieu, ni aux hommes. La question du voile dans l’histoire arabo-musulmane n’a que très rarement d’importance. La preuve en est que les versets qui en parlent sont restés pendant longtemps lettre morte, sans doute parce que la société islamique des débuts préférait mettre l’accent sur son organisation politique et sociale, plutôt que sur la répartition des rôles entre hommes et femmes.

Ainsi, le voile, comme le note M. Chebel, n’est jamais signalé dans deux chroniques fleuves portant sur les trois premiers siècles de l’islam, Le Livre des chansons de al-Isfahani (897-967), qui traite des Umayyades et des premiers Abbassides, et Les Prairies d’or de son contemporain al-Mas’ûdi (vers 893-956).

Cela est encore valable pour la grande fresque historique de Tabari et, même lorsqu’on pénètre la Sira, c’est-à-dire la Vita Prophetae de Mohammed, dont le prototype est celle d’Ibn Hicham, généalogiste du IXe siècle, il est rarement question du voile. Au temps des Fatimides du Caire, les bourgeoises des villes se mirent à se voiler, au départ sans doute par coquetterie. C’est à partir de cette mode que le port du voile est redevenu courant ; néanmoins, de grandes régions phares de l’islam classique (comme l’Andalousie) ou de l’islam asiatique ne semblaient pas préoccupées par cette question. Mais, depuis que des théologiens rigoristes [comme Ibn al-Jawzi, (m. en 589 h), auteur de Dispositions légales concernant les femmes, Kitab ahkam an-Nissa’, Ibn Taymiyya (1263-1328), et plus tard Mohammed Ibn Abd Al-Wahab (1703-1792)], ont voulu revenir aux fondements initiaux de l’islam, tous les éléments qui participent de l’identité visuelle des croyants, hommes ou femmes, ont été réactualisés. (18)

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Bref, je dirai que la question du voile en général est le signe d’un échec : celui du nationalisme arabo-musulman à moderniser les pays arabo-musulmans. Suite à cet échec un « modèle » islamique radical s’est progressivement imposé. Les partisans du paradigme traditionnel jugent la modernité trop matérialiste, libertine, permissive et individualiste. Elle ne peut engendrer, selon eux, que le mal. Sur l’échiquier politique les Frères musulmans, comme parti politique, durant les années 1970-1980 ont joué (et jouent encore) un rôle important dans cette imposition. Ils ont théorisé le concept de l’État islamique qui a servi de base aux autres groupes se réclamant de l’islam radical, notamment le wahhabisme et les talibans. L’une des figures qui a popularisé cette lecture est Sayyed QOTB dans son livre À l’ombre du Coran.

Votre livre se veut également critique à l’encontre des musulmans qui se contentent  seulement, selon vous, de dénoncer les excès du discours sur l’islam. Une exégèse critique est-elle possible dans le monde musulman, sans qu’elle fasse l’objet d’une suspicion ?

Une exégèse critique est toujours possible. La condition sine qua non de la réussite tient au fait de se débarrasser de l’esprit de suspicion. Force est constater que la réforme de l’islam, entamée depuis deux siècles, a échoué. C’est un fait.

Cet échec incombe de prime abord aux musulmans, qui n’ont pas su rompre avec le paradigme de la raison orthodoxe, dans sa version wahhabite. En effet, ce paradigme continue à enfermer les musulmans, que ce soit les leaders religieux ou la masse, dans un cercle vicieux, créant ainsi un décalage entre la réalité et l’islam-coranique. Pour plusieurs raisons les Arabes et les musulmans ne sont plus productifs. Il faut le dire, l’Islam-idéologie n’est plus productif de sens. Cette inversion trouve son origine dans le type de pensée hérité du ghazalisme et renforcé par le militantisme d’Ibn Taymiyya et la rigidité d’Ibn Abdelwahhab. Ce type de pensée est hostile à la création, à la différence, aux valeurs modernes et à l’usage de la raison dans le domaine théologique.

C’est pourquoi l’islam-idéologie peine à suivre les mutations que lui imposent la modernité et à intégrer ses acquis. Du coup, au lieu de développer une culture critique, de second degré, il se lance dans le développement d’une culture de ressentiment. Pour sortir de cette impasse, une rupture épistémologique s’impose entre passé et présent, à la suite de quoi la distinction entre l’islam-coranique et l’islam historique doit être mise en œuvre. Selon les traditionalistes, le présent n’est qu’une interprétation du passé.

Une interprétation que l’on tend à imposer comme définitive et totale, applicable en tous lieux et en tous temps, en prétendant – et c’est là le plus grave –, qu’elle correspond de façon définitive au Coran, qu’elle est en tant que telle voulue par Dieu et qu’elle exprime son dessin éternel. C’est cet islam-là qu’on continue à enseigner dans les Universités et institutions religieuses islamiques, avec des programmes dont le contenu est complètement inactuel, uniquement au nom d’une certaine « fidélité » aux sources.

La quête du « vrai islam » est impossible à réaliser. Pourquoi ? Parce que d’une part, le Texte originel dès le début, et surtout après sa fixation par écrit, s’est trouvé l’objet d’une manœuvre politique et idéologique plus que spirituelle. (19)

Les groupes en compétition pour le pouvoir, chacun de son côté, s’en sont réclamés pour légitimer leur position et l’ont orienté selon leurs intérêts. D’autre part, au fur et à mesure qu’on avançait dans le temps, les exégèses et les commentaires se multipliaient. Ainsi, le Texte originel s’est trouvé enseveli sous un amas de commentaires qui ont tendu le plus souvent à le remplacer. Le Texte est donc pris au piège d’un faisceau de logiques de sens qui ont fini par en figer toute possibilité sémantique. Ce procédé a obscurci le sens, oblitéré les visées et empêché une communication claire du contenu. T

Tout compte fait, on voit mal comment l’idée de « retour » à l’origine ou aux fondements peut sauver les musulmans et l’islam de la crise dans laquelle ils pataugent. Le remède exige de mettre de côté tout un arsenal conceptuel qui s’est greffé sur le texte, pour en comprendre le sens. Le mouvement de la réforme (la Nahda), n’a pas effectué ce travail épistémologique indispensable pour baliser le terrain pour les générations à venir afin que celles-ci poussent la recherche encore plus loin. Pour renouveler la pensée religieuse, ce mouvement s’est contenté de reconduire avec force les dogmes hérités de ce dispositif et de combattre avec acharnement les tentatives de renouvellement. L’idée de « retour », ô combien fallacieuse, permet donc à l’islam d’être pensé à partir de la même épistémè sans la moindre prise de distance avec cet héritage. L’audace de penser les choses autrement exprime la crainte de voir l’« identité islamique » se dissoudre dans la tourmente de la modernité.

Un monde en pleine mutation d’une part, et des ouvrages et des discours renvoyant à un système de croyance nommé « islam » incapable de se libérer des schèmes archaïques d’autre part : telle est la contradiction qui bloque la réforme, une contradiction entre le «désir d’adopter un langage, et parfois même des démarches intellectuelles, conformes à l’esprit moderne, » et le fait d’être attaché « à des principes et à des dispositions grâce auxquels s’on estime en parfait accord avec les doctrines des salaf. » (20)

Ce paradoxe a réduit l’objectif essentiel de la réforme sur le plan intellectuel et du coup, n’a pas permis l’élaboration d’une pensée moderne. Le monde d’aujourd’hui exige des musulmans de ne plus recourir aux savoirs religieux anciens pour le connaître, et encore moins pour le transformer. Ces savoirs sont un frein à la maîtrise du réel. Ils ne les aident pas à se débarrasser des illusions qu’ils se font sur eux-mêmes et sur les Autres, notamment dans une ambiance dominée par des idéologies obscurantistes ouvertement réfractaires à tout changement. Le droit, domaine dans lequel la culture islamique de l’âge classique excellait, ne peut nous fournir les clés d’une compréhension moderne de notre temps et du Coran.

Et pour cause ! Il a été instauré par des hommes ayant vécu dans une période qui soulevait des questions qui lui étaient propres et demandait des réponses adéquates. Ces hommes-là ne portaient aucun caractère sacré. Alors au nom de quoi les imiter in fine !

Le changement est une loi de Dieu. Le Coran le mentionne clairement dans ce verset : « Dieu ne change pas la situation d’un peuple tant que celui-ci n’est pas en mesure de changer lui-même. » (21)

Alors, pourquoi et de quel droit le condamne-t-on dans le milieu religieux conservateur ? Au nom de quoi la littérature religieuse, dans ses prêches et prônes, mobilise-t-elle encore le dire attribué au Prophète selon lequel toute innovation est un égarement ? Pourquoi associe-t-on le changement, le progrès, la création, au péché ? A vrai dire, tant que les Universités et les institutions dans les pays islamiques ne se donneront pas les moyens de développer une pensée critique à l’égard des textes fondamentaux et tant que les chaînes de télévision satellites réserveront une place à des démagogues qui excellent dans la rhétorique et exercent une influence sur l’opinion musulmane, la tâche pour réformer l’islam ne sera pas facile.

Le discours de ces institutions véhicule une vision idyllique d’un islam où le mythe – au sens de fable –, prend largement le dessus sur les faits historiques. Il procède par la sélection d’une tradition ou d’une période supposées « traduire » le passé dans sa globalité. Considérée comme source de légitimation, réserve de symboles ou modèle d’action, elle devient une histoire idéalisée, construite ou reconstruite, selon les nécessités du moment, au service du pouvoir présent.

Celui-ci assure ses privilèges par la mise en scène sinon par la théâtralisation absurde de cet héritage/tradition. Mais l’islam, contrairement à cette posture, n’est pas quelque chose de donné une fois pour toutes. Il a été délivré à l’homme afin que ce dernier construise un monde adéquat. Il comporte un facteur évolutif, qui se situe dans les variations des créations sociales et culturelles. (22)

D’où la nécessité de l’analyse historico-critique qui vise à déconstruire les dogmes infondés et à dénoncer les enjeux de pouvoir qui se cachent derrière la manipulation du discours orthodoxe dominant. Or, le jour où les Arabo-musulmans auront trouvé le moyen de faire bon usage de l’esprit critique ainsi que du langage de la raison, notamment dans le domaine de la pensée religieuse, ils auront fait un pas de géant. Le choix en faveur du savoir exprimé dans le Coran, « Lis ! », est issu d’une vision qui met la raison, la faculté de juger, au-dessus de la croyance.

Une telle analyse permet de déterminer « la façon dont les théologiens musulmans ont bâti un édifice juridique ayant fini par structurer solidement une manière de penser le monde. » (23)

Elle est donc la voie royale pour désacraliser les sources. Cette désacralisation, qui suscite la méfiance et l’hostilité chez l’homme musulman – au même tire que la laïcité –, ne signe en aucun cas la fin de l’islam. Elle signifie le détachement de la vision mythique, imposée par le wahhabisme et ses satellites, laquelle vision cache dans ses plis des enjeux politiques de taille, à savoir la récupération puis le contrôle de la masse.

Par leur formation, axée sur la mémorisation des corpus de la tradition et la récitation par cœur des versets coraniques, la plupart des leaders religieux refusent les acquis de la modernité. Cette formation est un autre indice de l’échec de la réforme en islam. À l’aube du XXIe siècle, comment peut-on accepter des imams, à la renommée incontestée, qui soutiennent que la société islamique idéale serait celle qui inclut l’esclavage et l’infériorité de la femme ? Cependant, l’échec de la réforme ne se mesure pas uniquement à la permanence et la continuité de cette mentalité moyenâgeuse.

Il se mesure également à l’inadéquation de la réalité des sociétés arabo-islamiques avec la plupart des concepts tels que la démocratie, la liberté, les élections, le parti, le syndicat, etc. Malgré la familiarisation de la langue arabe contemporaine avec ces concepts, il n’en reste pas moins que ceux-ci ne sont encore ancrés ni dans la mentalité ni dans la réalité des sociétés en question. Il y a un réel déficit en la matière. Il suffit de voir le pourcentage des voix par lesquelles l’élection d’un président est obtenue.

Dire que le pouvoir politique dans le monde arabe n’est pas démocratique est un truisme. Ce pouvoir est concentré dans les mains d’un clan, d’une famille d’un autre âge, d’un groupe militaire ou d’une secte. De ce fait, il est personnel. Le prince n’accepte, ne supporte et ne tolère ni rivalité, ni opposition. Tout refus de sa politique est considéré comme atteinte à sa propre personnalité, sinon à sa virilité, caractéristique de l’ordre patriarcal. Dans le monde arabo-musulman, le prince ne se soucie jamais de l’économique ou du social.

Ce qui l’intéresse, de prime abord, c’est assurer la pérennité de son pouvoir. Ce type de pouvoir se base sur trois piliers fondamentaux : d’abord la corruption, pour acheter les consciences ; ensuite la répression, pour faire taire les voix dissidentes ; et enfin, la censure des livres et des idées qui pourrait éclairer la population. Ce sont là les traits manifestes de la dictature. Pourquoi ? Parce que le propre de la dictature est de semer la peur dans le peuple. Du coup, un peuple terrorisé ne peut en aucun cas produire de miracles. La peur divise et le pouvoir se méfie toujours de la communication et du dialogue entre les gens. C’est pour cela que le pouvoir cherche à opposer les gens. La peur est un outil de la domination.

La question qui se pose alors est : Cette manière de gouverner est-elle étrangère à l’histoire arabo-musulmane ? La réponse est non. Car cette histoire est celle du despotisme et de la dictature, par excellence. Aucune expérience politique n’a pu se dérouler en pays arabe sans recourir à la force et sans être interrompue par elle. La culture arabe n’a pu s’enrichir en ce domaine d’aucune pratique menée à son terme et pensée démocratiquement, que ce soit pour l’appliquer ou, tout autant, pour la corriger, voire la récuser. La diversité ethnique, religieuse, intellectuelle est vécue comme une menace de démembrement et non comme une occasion d’échanges enrichissants. Quant au discours politique, il s’énonce dans un rituel de dramatisation propre à substituer les mythes à l’histoire.

L’héritage politique permet de comprendre ce qui s’est passé pour éclairer le présent et envisager le futur. En effet, cette tradition n’est pas tombée du ciel. Elle est née dans le sillage de l’exercice du pouvoir, entretenue et théorisée par les théoriciens sunnites du droit public musulman. À la mort du Prophète en 632, Abou Bakr fut choisi par acclamation dans des circonstances controversées. À sa mort, il désigna Omar qui, lui,  confia sa succession à un collège formé de six compagnons. Ce collège fit choisir Othman et Ali ne prit le pouvoir que par le feu de la fitna, guerre civile qui bouleversa la communauté musulmane. Ces trois modes d’accès au pouvoir, acclamation, désignation et élection, vont marquer la pensée juridico-politique arabo-musulmane. Mais dans tous les cas de figure, comme le note Mohammad Talbi, l’accès au pouvoir l’est à vie. Aucune forme de destitution n’est prévue, pas plus qu’une limitation du pouvoir. (24)

Comme l’histoire arabo-musulmane manque de tradition républicaine et démocratique, les républiques arabes modernes, sans exception, ont hérité un passif de despotisme que la pensée politique arabe moderne n’arrive pas à évacuer. Tous les dirigeants se sont emparé du pouvoir par la force la plus violente : le coup d’État (Égypte, Irak, Syrie, Lybie, Algérie, Yémen…). Partout, ils ont exercé le pouvoir par la force en éliminant physiquement celui qui le détenait puis en pratiquant la torture, l’exécution pour faire disparaître les opposants. (25)

C’est par tous les moyens, plus louches les uns que les autres, bons à assurer la pérennité du pouvoir, que les dirigeants arabes ont gouverné, depuis les Omeyyades jusqu’à nos jours. Les révolutions et les contestations, qui ont été réprimées dans le sang, montrent à elles seules que le système – c’est-à-dire la manière d’accéder au pouvoir et de gouverner, autrement dit l’absence de légitimité –, est en crise. Et jusqu’à la colonisation, « les Arabes n’ont jamais été concernés par l’accession au pouvoir de leurs dirigeants, pas plus que par son fonctionnement. Cette indifférence politique totale à l’égard de la chose publique est profondément inscrite dans leurs gènes et dans leurs mentalités. » (26)

En l’absence de penseurs à la hauteur des Lumières, qui ont réfléchi de manière critique sur les limites et la séparation des pouvoirs, la société arabo-musulmane est restée la proie du despotisme. La conséquence directe est que les Arabes n’ont jamais réclamé de leurs dirigeants la liberté mais la justice, sans que jamais ces deux notions soient liées, « d’où l’indifférence à la forme du pouvoir et l’absence pure et simple du concept de démocratie. » (27)  Totalement étrangère à la pensée arabe classique, la démocratie a été empruntée et, parce qu’insuffisamment comprise, confondue avec démagogie et anarchie.

Or, en terre d’islam, on a toujours eu horreur de l’anarchie, symbole de la fitna, du chaos, de l’insoumission et de la dispersion. Déjà au IXe siècle, Ibn Qotayba enseignait qu’un souverain dont le peuple a peur est préférable à un souverain qui a peur du peuple. Dans la même veine politique al-Ghazali et Ibn Taymiyya préféraient un gouvernement mécréant à la fitna et au désordre. Les théoriciens sunnites du droit public musulman n’ont pas fait mieux. Sous la pression de tous les pouvoirs qui se sont succédé au cours de l’histoire arabo-musulmane, ils ont toujours préféré la loyauté, l’obéissance et la soumission. Et c’est toujours dans ce sens, y compris de nos jours, qu’ils ont interprété le Coran et la tradition, faute de quoi ils se seraient exposés aux pires châtiments. (28)

Ainsi, une mentalité imprégnée durant des siècles par les principes de soumission et d’allégeance inconditionnelles devient naturellement réceptive au despotisme et à la résignation.

La résistance (et non l’incompatibilité) à la démocratie trouve son explication non seulement dans cette longue tradition tragique de despotisme qu’Abderrhman al-Kawakibi (29) dénonçait il y a plus de deux siècles, mais aussi dans le soutien que l’Occident apporte aux régimes despotiques et ce, pour assurer ses intérêts.

À mesure que l’Occident réalise qu’un processus démocratique dans cette région du monde peut permettre un gouvernement qui pourrait nuire à ses intérêts, il mobilise tous les moyens pour le saboter, y compris l’encouragement de forces obscures, tel le fondamentalisme qui s’accroche au despotisme en croyant que ce dernier fait partie de l’islam. À ce propos, Slavoj Zizek écrit : « Ce qui rend l’Occident libéral insupportable, c’est que non seulement il est coupable d’exploitation et de domination brutale, mais qu’en plus, comble d’insulte, il déguise cette réalité cruelle pour la présenter comme l’incarnation de la liberté, de la légalité et de la démocratie. » (30)

L’Islam-idéologie, entendons par là le discours orthodoxe dominant, en s’alliant à la politique – sous prétexte que religion et politique en terre d’Islam sont indissociables (31)–, sert à maquiller les conséquences du despotisme qui empêche la société d’atteindre le progrès. Cet islam-là, notamment dans sa version la plus ostentatoire, le wahhabisme, porte une lourde responsabilité historique non seulement dans le cautionnement des méfaits antérieurs mais aussi dans la suppression des acquis (vie parlementaire, pluralisme, presse plus ou moins active, droit des femmes…), qui ont été arrachés, depuis deux siècles, avec la Nahda. La facilité et la rapidité avec lesquelles ces acquis se sont évaporés laissent perplexe.

Comment expliquer ce phénomène ? Par le nationalisme politique et le radicalisme religieux et parfois, par leur alliance dans le rejet et le discrédit des valeurs politiques issues du « monde libre », sous prétexte que ces valeurs appartiennent aux puissances coloniales. Ces deux phénomènes ont bloqué l’œuvre de la Nahda qui s’est trouvée dans une impasse. On peut citer le nationalisme de la dictature militaire ( Egypte, Syrie, Irak, Algérie et autres), qui nie le pluralisme politique, de même que le radicalisme wahhabite et la mouvance des Frères musulmans. Les deux dictatures (militaire et religieuse) ont détourné les objectifs de la Nahda, à la suite de quoi « les indépendances progressivement conquises ne sont qu’une libération en trompe-l’œil, car des cliques dictatoriales ont frustré les peuples du fruit de leur combat. » (32) 

Elles ont donc entraîné une régression intellectuelle absolument tragique qui se manifeste sur plusieurs plans dont le principal est :

L’impérialisme religieux wahhabite. Anti-nahda, le wahhabisme a contribué largement à l’étouffement et à l’extinction de Lumières arabes. Tout produit symbolique comme le rire, le comique, l’art, la culture, les loisirs, la satire, la caricature, la poésie, les blagues, les anecdotes, l’humour, la danse, le chant, bref, toutes les œuvres permettant aux femmes et aux hommes de s’épanouir sont considérées comme des activités qui détournent le musulman du droit chemin. Le wahhabisme est l’idéologie de l’interdit par excellence ! Il multiplie les interdits religieux partout, même là où le Coran ne donne aucune indication sur les règles à suivre dans un cas particulier. C’est l’interdit plutôt que l’autorisation. Or, le Coran condamne sévèrement cette démarche. (33)

Le patrimoine arabo-islamique fourmille d’œuvres traitant des activités citées ci-dessus. Alors de quel droit le wahhabisme les exclut-il ? L’exemple de Kalila wa Dimna d’Ibn al-Mouqaffa’ comme celui des Avares d’al-Jahiz est frappant. Il montre au moins qu’une société qui accepte de rire d’elle-même est une société en bonne santé. Cette comparaison montre l’intransigeance et le sectarisme du wahhabisme pour qui, dans le quotidien de l’homme, il n’y a pas d’autres activités que la religion.

Il n’accepte rien qui puisse détourner le musulman croyant de la pratique. Il ne favorise ni l’entente ni la solidarité entre les êtres. Il ne laisse aucune place à l’estime ou à la promotion de la fraternité. Il aliène les esprits et les corps, il bafoue la dignité et les droits de l’homme. Or la dignité humaine est sacrée. Le Coran est clair sur ce point : « Nous avons honoré Adam. » Alors au nom de quoi attenter à la vie d’autrui ? Est-ce parce qu’on ne partage pas avec lui les mêmes convictions ou parce qu’il est différent ?

Le Coran fait l’éloge de l’altérité et de la différence. Tout ce qui est différent n’est pas nécessairement nuisible, au contraire c’est une richesse. Le Coran est travaillé par le souci de respecter la liberté humaine. Sans cette liberté, à quoi sert l’existence ou la foi ? Elles n’ont plus de sens.

En faisant fi de cette réalité, le wahhabisme ne produit que des fanatiques sectaires ou fous de Dieu. L’islam wahhabite est un islam intolérant, rigoriste et ses promoteurs ont transformé la religion musulmane en idéologie totalitaire. Ses victimes sont d’abord les femmes, ensuite les hommes qui ne partagent pas la même vision que lui et enfin, les « mécréants » occidentaux. De tels méfaits laissent entrevoir la grandeur du mal produit et l’urgence de le soigner. (34)

Selon le wahhabisme, les différents domaines de la vie – droit, morale, dogmes, politique, société, science, technologie, etc. -, tous reposent sur le seul texte sacré de l’islam. C’est ce qu’Adonis, dans un article publié dans la revue Mawaqif dont il était directeur, qualifiait de « raison enchaînée ».(35)

Et tant que cette idée ne sera pas remise en question avec audace et détermination, rien ne sera fait. Comme disait Einstein, « la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat meilleur. » C’est le cas du wahhabisme.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

 

 Notes : 

1.Dans son livre, Kitab al-Azkiya’ ( Le livre des intelligents), Ibn al-Jouzi note : «  Quand Dieu créa la raison, rapporte un hadith, Il lui dit ‘’ Avance !’’ et la raison avança. Puis Dieu lui dit  ‘’ Recule !’’ et la raison recula. Et Dieu dit  ‘’ Par ma volonté je n’ai point créé une créature comme toi » » … »

2.ARKOUN, Mohammed, Islam et laïcité, Bulletin du Centre Thomas More, n°24.

3. Pragmatiquement, il fut adopté nombre de points issus des droits coutumiers, mais aussi des différents systèmes juridiques préexistant dans des territoires que l’islam eut à administrer au fur et à mesure de son extension ; droits romain, byzantin, sassanide et locaux. À cela s’ajoutent les efforts personnels des jurisconsultes face aux situations auxquelles le monde musulman grandissant fut confronté.

4.FERJANI, Mohammed-Chérif, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard, 2000, p. 248. Voir du même auteur, « Langage politique de l’Islam ou langage de l’Islam politique », Les Temps Modernes, avril-juin 2015, n° 683, p. 50-71.

5.Il ne faut pas confondre islam et wahhabisme. Le premier est une religion, culture et civilisation, le second est une idéologie ou plutôt une instrumentalisation de l’islam pour un usage politique. Cette idéologie rigoriste est associée à Mohamed Ibn ABDELWAHHAB (1703-1792). Il présente une vision sectaire de l’islam sunnite. Allié d’Ibn SAOUD, le wahhabisme finance à travers le monde entier des associations pour propager son idéologie. En 1962, le roi Fayçal créa la Ligue islamique pour contrecarrer la Ligue arabe. Pendant la guerre froide, les États-Unis soutenaient le wahhabisme et ses satellites qui étaient pour eux un moyen efficace pour lutter contre le communisme. Ainsi, pour faire obstacle à l’Union soviétique et aux régimes nationalistes comme ceux de l’Égypte de Nasser, de l’Irak et de la Syrie, les États-Unis, alliés de la monarchie saoudienne, ont favorisé et soutenu la prise du pouvoir par des partisans de l’islam politique. En 1977, au Pakistan, ils ont aidé Zia Ulhaq qui a imposé une dictature militaire et la charia, mis un terme au processus démocratique. Il a fait exécuter Ali Butto, nationaliste laïcisant. En 1979, ils ont soutenu le retour de Khomeiny en Iran. Dans la même année, ils ont apporté leur soutien à Ben Laden et aux talibans en Afghanistan contre l’Armée rouge qui avait envahi le pays.

6.VALLET, Odon, Le Monde des religions, janvier-février 2012, n° 51. Rubrique « Odon Vallet vous répond. »

7.Service International de Recherche, d’Éducation et d’Action sociale, « Le port du voile entre religion, culture et société », Bruxelles, Document n° 6, année 2006.

8.MINCES,  Juliette, Le Coran et les femmes, Paris, Hachette, Col. « Pluriel », 1992, p. 55.

9.Dans Le singe nu, Desmond MORRIS montre que depuis l’apparition de l’espèce  homo sapiens les seins ont pris  une dimension proprement érotique et sexuelle. Il semble que le Coran n’ignorait pas cet état de fait, c’est la raison pour laquelle il recommande aux femmes de couvrir leur poitrine pour une question d’éthique ou de décence.

10.AMIR-MOEZZI, Mohammad Ali, Dictionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, 2007, « Bouquins », rubrique « Voile ». Mansour FAHMY remarque que le verset 53 de la sourate XXXIII concernant le voile est révélé, comme en atteste la tradition, le jour du mariage du Prophète avec Zaynab, donc dans le domicile nuptial, il ne peut concerner que les épouses du Prophète.  FAHMY, Mansour, La Condition de la femme en islam, Paris, Allia, 2002, p. 68.

11.Coran XLII : 48.

12.MEDDEB, Abdelwahab,  Pari de civilisation, Paris, Seuil, 2009.

13.LAMRABET, Asma, Femmes, islam, Occident, Casablanca, La Croisée des Chemins, 2011, p. 80.

14.MERNISSI, Fatima, Le Harem politique, Paris, Complexe, 1992.

15.FAHMY, Mansour, La Condition de la femme en islam, op. cit., p. 25-26.

16.MERNISSI, Fatima, Le Harem, op. cit.

17.MERNISSI, Fatima, Sultanes oubliées, Paris, A. Michel, 1990,  p. 243.

18.CHEBEL, Malek, Manifeste pour un islam des Lumières, Paris, Hachette Littérature, 2004, p. 81-82.

19.L’historien al-Baladuri dans Ansab al-Achraf, évoque le problème de la compréhension du discours coranique et de la manière dont le pratiquant conçoit son caractère sacré ainsi que ce qu’il cause comme problème lorsque l’acteur social s’en éloigne. L’assassinat du calife Othman est l’une des conséquences de cette manipulation. Quand Mouawiya affrontait l’armée d’Ali, il demanda à ses soldats de lever le Coran contre les pointes des épées de l’armée adverse. Cette manœuvre lui assura la victoire.

20.MERAD, Ali, « Islah », Encyclopédie de l’Islam, Leiden/Paris, Brill, Maisonneuve et Larose, 1978, N. Ed., t. IV, p. 150.

21.Coran XIII : 11.

22.La lecture vectorielle que préconise Mohammed Talbi présente le Coran comme une direction, un chemin ouvert. Autrement dit, rien n’est fixe. La lecture de Talbi dépasse la fixité de la charia, qui est une œuvre humaine, pour trouver l’intentionnalité du Coran  par une lecture toujours ouverte et sans cesse actualisée.

23.MARONGIU-PERRIA, Omero, Rouvrir les portes de l’islam, Paris, Atlande, 2017, p. 166-167.

24.TALBI, Mohammed, Penseur libre en Islam, Paris, A. Michel, 2002.

25.La répression a été impitoyable envers l’opposition : contre l’ANP (Armée nationale populaire) dans le Constantinois en 1962, et en Kabylie en 1963. L’armée syrienne réprima à Hammas en 1964, et l’armée irakienne commit le  summum de la violence barbare, à Moussoul, en 1959, etc.

26.TALBI, Mohammed, Penseur, op. cit., p. 396.

27.TALBI, Mohammed, Penseur, op. cit., p. 396.

28.Ibid., p. 398.

29.Dans son livre Tabâi’ al-Istibdad (Les caractères du despotisme). Une nouvelle traduction par Hala Kodmani est parue chez Actes Sud, 2016.

30.ZIZEK, Slavoj, Quelques réflexions blasphématoires. Islam et modernité, Arles, Actes Sud, 2015, p. 30.

31.L’une des erreurs majeures est celle qui à consiste à croire que l’islam ignorerait la distinction du politique et du religieux. Ceux et celles qui persistent à défendre cette idée, on aimerait bien qu’ils nous précisent de quel islam il s’agit. Coranique ou historique ? Cette précision montre à l’évidence que les deux champs sont différents de nature. Voir notre livre, Réflexions sur la laïcité arabe, Paris, E. Bonnier, 2017.

32. FILIU, Jean-Pierre, Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d’une libération, Paris, La Découverte, 2015, p. 125.

33. Coran XVI : 116.

34. BENCHEIKH, Ghaleb, Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes, Paris, J.-C. Lattès, 2018

35. ADONIS, al-A’aql al- mou’taqal (La Raison enchaînée), Revue Mawaqif (positions), automne 1981, p. 3-10.

“L’islam ni menace ni défi “, éditions Erik Bonnier 

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