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Contextualiser « Le Phénomène Coranique » (1/2)

Introduction

Bien que plus d’un demi-siècle se soit déjà écoulé depuis que son édition française originale a été publiée en 1947, la valeur du Phénomène coranique a considérablement augmenté, tant du point de vue de sa thèse principale que de son approche méthodologique. Il n’est point besoin de souligner son actualité et sa pertinence par rapport aux préoccupations principales de la pensée islamique contemporaine en particulier, et à la pensée religieuse et philosophique en général.

Se voulant juste une tentative de prouver la source surnaturelle et divine du Coran, l’œuvre de Malek Bennabi est en fait un plaidoyer contre le réductionnisme de toutes sortes et prétentions. A un moment où la sagesse et les autorités jadis révérées d’une modernité mondialisée de manière impérialiste sombrent sous les attaques post-modernes, l’humanité est témoin d’une forte renaissance du sophisme et d’une montée sans cesse continue de scepticisme et de nihilisme.

La modernité et ses conséquences

Un trait majeur des forces ayant déclenché le phénomène de la modernité était leur hostilité à l’égard de la tradition sous toutes ses formes. La tradition était en général identifiée à la religion. Cela voulait dire qu’une croisade totalement intransigeante devait être menée contre la religion et l’Église – l’institution officielle qui l’incarne – pour la mise en œuvre du programme de la modernité afin de dé-traditionnaliser la société et la culture.

Abstraction faite des multiples facteurs ayant contribué finalement à déterminer le destin historique et le caractère culturel de l’Europe du dix-septième au vingtième siècle, la raison et la science ont émergé telles des jumelles couronnées auxquelles l’ultime autorité devait appartenir.
La raison qui réclamait maintenant l’universalité pour ses principes et ordres était celle dont les adversaires constituant sa bête noire – tradition, autorité, émotion, exemple, etc. – devaient être affrontés et farouchement combattus.[i] Quant à la science, son modèle devait être trouvé dans la physique, tel que philosophiquement conceptualisé par Descartes et mathématiquement formulé par Newton en fonction de son univers autosuffisant, d’une régularité d’horloge.

En conséquence, les croyances et valeurs ne pouvaient être sanctionnées que si elles avaient passé avec succès le test de la raison et de la science. N’est réalité et vérité que ce qui peut être justifié par les critères de la raison et mesuré par le point de référence de la science. Beau qu’il soit, mais là n’est pas le véritable problème.

En effet, l’humanité a de tout temps, de par son expérience, eu recours à la raison et à la science pour justifier ses croyances et valeurs, pour comprendre sa situation dans le monde, pour comprendre la réalité et la vérité et faire face à la nature et aux différents domaines de l’existence, peu importe comment la raison et la science ont pu être conçues chez les différentes civilisations et les différents peuples.

Ce qui caractérise réellement la raison et la science dans le contexte de la modernité occidentale et constitue en même temps leur problème, c’est leur orientation séculière et réductionniste. Mû par un désir de libérer les valeurs de tout esprit religieux qui était supposé les orienter au Moyen Âge, le processus de rationalisation a eu pour résultat la déconsécration des valeurs et la désacralisation de la vie humaine.

Animé par un puissant désir de démystifier et de contrôler la nature, d’atteindre la certitude de la connaître, la science a fini par limiter la nature au phénomène physique et à assimiler ce dernier au quantifiable qui peut et doit en fin de compte être subsumé sous des équations mathématiques précises.

Ainsi, la raison, avec ses critères et ses principes ontologiques tels que recommandés par les théoriciens de la modernité comme Descartes, s’estompait graduellement au profit d’une conception de la rationalité humaine où elle était étroitement identifiée à la science dite exacte. La limitation de la rationalité humaine et de la raison était basée sur « l’idée métaphysique selon laquelle la réalité à laquelle la science a accès est toute la réalité ».[ii]

Cela veut dire que les humains « n’ont aucune autre source de connaissance ni autres moyens de raisonnement ». Une doctrine ou idéologie du scientisme a ainsi émergé dont la première victime était la raison universelle même. De même, la rationalité humaine devait être « subordonnée à la science contemporaine quoi qu’elle puisse dire ». Il s’en est ensuivi que la philosophie et la rationalité sont devenues « les servantes de la science plutôt que son fondement rationnel ».[iii]

C’était, en effet, un développement majeur de la modernité vers le réductionnisme en connaissance humaine et vision du monde, un réductionnisme qui cherchait à « réduire toute chose au niveau de l’explication physique ».[iv] Ce physicalisme était philosophiquement formulé dans la soi-disant vision scientifique du monde, qu’elle soit positiviste ou autre.

En réduisant la rationalité d’une conception holistique à la conception physicaliste du monde et de la réalité, et en faisant de la raison un simple instrument de science modelée sur la physique, la modernité a laissé la porte grande ouverte au relativisme dans les différents aspects de la pensée et de la vie.

Peut-être que l’un des résultats les plus dévastateurs de ces développements est remarqué dans la perte de sens qui a imprégné presque tous les aspects de la vie humaine. Même les objets physiques, qui au début, avaient constitué le sujet d’étude pour les sciences naturelles, ont été détruits et ne constituent plus une réalité objective.

Cela a été par la suite consolidé et appuyé de bases philosophiques par les développements révolutionnaires dans les sciences physiques et naturelles. La mécanique quantique, en particulier, « a privé la matière de la solidité qu’on la croyait posséder »[v] et a affecté de façon destructive « le programme de la philosophie moderne ».[vi]

L’objet de la connaissance scientifique même était maintenant en jeu. En effet, « la notion même d’une nature objective du monde indépendante de notre connaissance de ce monde était attaquée ».[vii] Ainsi, « la connaissance scientifique n’est plus la connaissance des choses telles qu’elles sont ‘là dehors’ dans un monde objectif mais seulement par rapport à un observateur. Dans un sens, nous voyons ce que nous nous attendons à voir selon nos propres modèles mentaux ».[viii]

La Post-modernité et le centre perdu

Dans de pareilles circonstances, il est tout à fait naturel de parler de l’éclipse et de la fin de la raison, de lui faire les adieux, ou d’annoncer la fin de la science, et bien sûr, d’annoncer la fin de toute chose y compris la modernité même.[ix]

Cette situation, conséquence logique des propres prémisses de la modernité, a été sérieusement aggravée par les tendances post-modernes. D’habitude, on a accordé le statut d’autorité à la raison et celle-ci était donc considérée comme une référence à la pensée et la vie humaines ; la science nous a enseigné qu’il y avait une certaine rationalité et donc une certaine structure dans le monde.

Au contraire, la post-modernité s’est presque débarrassée de tout cela.
Lorsqu’elle a arraché l’homme de ses traditionnelles visions du monde, la modernité lui a promis d’autres possibilités basées sur la raison et éclairées par la science. Elle ne l’a pas totalement privé d’un cadre de référence et de certaines vérités absolues sur lesquels il va se fonder ainsi que son expérience. Par contre, le post-modernisme est en train de réaliser un bouleversement réel de la condition et de l’expérience humaines. Ce bouleversement est en rapport avec un nombre d’idées sur la réalité qui en fait va « bien au-delà d’un simple relativisme ».[x]

Un trait principal de la pensée post-moderniste avec ses nouvelles idées, est que « les choses et les événements n’ont pas de signification intrinsèque » et qu’il y a « seulement une interprétation continue du monde ».[xi] En conséquence, la réalité, qu’elle soit sociale ou naturelle,[xii] doit toujours être inventée ou maintes fois reconstruite. Rien ne détient la vérité, ou le sens en lui-même. Toute chose est en perpétuel changement. La seule vérité absolue est la totale ‘fluidité’ et le changement continu.

Selon les penseurs post-modernistes comme Jean François Lyotard, la marque épistémologique de la « post-modernité est la perte de structures conceptuelles autoritaires à même de servir de ‘fondement’ à la connaissance rationnelle ».[xiii] Indépendamment des différents types de modernisme que les écrivains ont essayé de mettre au point, l’un d’eux semble avoir une grande influence sur les autres.

C’est un post-modernisme caractérisé par un relativisme absolu selon lequel « la vérité objective est intolérable et non existante ». Dans ce type de post-modernisme « non seulement tout centre de réalité transcendante est renié, mais le changement perpétuel qui le remplace n’a aucun centre.[xiv] Comme nous le disent bon nombre de philosophes post-modernistes, l’humanité connaît à présent l’effondrement total de tous les grands récits (c’est-à-dire, la religion, les systèmes philosophiques, les idéologies, etc.), qui dans le passé servaient de support à l’expérience et à la conscience humaines.

Cela peut être vrai et s’appliquer à l’expérience historique et à la conscience de l’homme occidental (euro-américain). Mais généraliser cela à tous les peuples et cultures du monde ne reflète pas nécessairement la vérité, malgré les tentatives incessantes des pouvoirs occidentaux à universaliser cette expérience et à imposer cette conscience par tous les moyens possibles.
Car nous savons fort bien qu’une très grande partie de l’humanité à travers tout le globe continue toujours à protéger ses visions du monde et son système de valeurs et fait de son mieux pour vivre selon leurs exigences.[xv]

En fait, même en Occident, beaucoup de philosophes, penseurs et même hommes de science, ont exprimé leur mécontentement vis-à-vis du programme de la modernité et ont émis de vives critiques à propos de ses tendances réductionnistes, aliénantes et déshumanisantes bien avant que les prophètes autoproclamés du post-modernisme n’aient fait leurs prophéties.

Ainsi, si la modernité a recommandé une vision du monde réductionniste, matérialiste et séculière, la post-modernité recommande un monde complètement fragmenté où il n’y a aucun point d’ancrage pour la conscience et l’expérience humaines. Non seulement l’objet s’est désintégré, mais le sujet lui-même a également disparu. Au lieu du sujet de la modernité qui, bien entendu, implique l’existence de l’objet, l’invention se fait « d’un individu flottant sans points de repères ou paramètres distincts ».[xvi]

Dans le sillage de la lutte de la modernité contre la tradition et la religion, l’homme a été abandonné sans cœur et sans âme, mais au moins, disait-on, la raison et son alliée, la science, prendraient soin de lui. À présent la post-modernité est en train de lui couper la tête et de le dépouiller de son esprit. Ce qui reste alors n’est qu’un corps sans âme et sans esprit entraîné dans une culture de société de consommation et de nihilisme.

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C’est, à mon avis, dans ce contexte que les vives critiques de Bennabi contre le rationalisme cartésien et son rejet catégorique du scientisme, peuvent être mieux appréciés. En critiquant la doctrine rationaliste cartésienne, Bennabi ne fait pas de la croyance ou non croyance de Descartes son problème, comme l’objection du Professeur Draz le laisse entendre dans sa lettre-préface au présent livre,[xvii] omettant ainsi un aspect important de l’argument de Bennabi.

Pas plus qu’il ne fait de la raison et de la science en tant que telles son problème. Ce qui préoccupe le plus Bennabi c’est la conception de la raison et de la science en tant que complètement antithétiques à la religion et à la révélation. Son argument dans Le Phénomène Coranique ainsi que dans d’autres ouvrages est sans aucun doute guidé par une forte conscience de ce qui peut être appelé la négation de soi de la modernité, qui englobait presque tous ses principaux ‘ismes’ comme le rationalisme, l’humanisme et le scientisme.[xviii]

Cette négation de soi ne peut être perçue que comme une conséquence logique de la tendance principale de la modernité à l’exaltation. En d’autres termes, l’exaltation, par exemple, de la raison et de la science a conduit à une absolutisation de la vision scientifique du monde et à une croyance à la capacité et au pouvoir absolus de la raison humaine à contrôler la nature et l’histoire et à répondre aux questions fondamentales et finales qui n’ont jamais cessé de hanter l’esprit humain.
Naturellement, cette exaltation et cette absolutisation ne pouvaient avoir lieu qu’au prix du rejet de tout pouvoir surnaturel et la négation de toute réalité transcendante. En rejetant l’autorité divine et en niant la réalité métaphysique, la modernité, selon les termes de Bennabi, devait tomber dans un processus de déification d’autres entités, et par là même l’absolutisation d’autres autorités.

Mais une fois qu’il est réalisé que ces autorités absolutisées et ces entités déifiées ne peuvent pas fournir la panacée promise, la seule alternative est de perdre la foi en eux et d’ouvrir la voie à l’ère post-moderne, dont j’ai essayé de décrire certains traits principaux plus haut.


[i] Ernest Gellner : Reason and Culture (Oxford, Royaume Uni & Cambridge, USA : Blackwell, 1992), pp. 55-110.

[ii] Roger Trigg : Rationaity and Science : Can Science Explain Everything ? (Oxford, Royaume Uni & Cambridge, USA : Blackwell, 1993), p. 60. 

[iii]Trigg : Rationality and Science, p. 81.

[iv] Ibid.

[v] Charles Le Gai Eaton : Remembering God : Reflections on Islam (Chicago : ABC International Group, 2000), p. 30.

[vi] Stephen Toulmin : Cosmopolis : the Hidden Agenda of Modernity (Chicago : The University of Chicago Press, 1990), p. 147.

[vii] Lawrence Sklar : Philosophy of Physics (Oxford : Oxford University Press, 1995 [1992]), p. 7.

[viii] Eaton : Remembering God, p. 30.

[ix] Voir par exemple Max Horkheimer : Eclipse of Reason (New York : Continuum, 1992 [1947]) ; Paul Feyerabend : Farewell to Reason (London : Verso, 1987) ; Gianni Vattimo : The End of Modernity, traduit de l’italien par Jon R. Snyder (Cambridge [Royaume Uni] : Polity Press, 1988) ; John Horgan : The End of Science (London : Abacus [A Division of Little Brown and Company], 1998).

[x] David S. Dockery : « The Challenge of Post-modernism » in David S. Dockery (editor) : The Challenge of Post-modernism : an Evangelical Engagement (Grand Rapids, Michigan : Baker Books, 1995), p. 14.

[xi] Ibid.

[xii] Nous avons intentionnellement omis de parler ici de la réalité métaphysique ou transcendantale car elle ne fait pas partie des questions de la post-modernité.

[xiii] Toulmin : Cosmopolis, p. 172.

[xiv] Carl F.H. Henry : « Post-modernism : the New Spectre ? », in David S. Dockery : op. cit. p. 38.

[xv] Ce n’est pas pour nier le fait que différentes cultures et visions du monde ont été affectées et, pour ainsi dire contaminées par les épidémies du modernisme et post-modernisme occidental à des degrés variés.

[xvi] Pauline Marie Rosenau : Post-modernism and the Social Sciences (Princeton, NJ : Princeton University Press, 1992), p. 54.

[xvii] Voir appendix 1.

[xviii] Lawrence E. Cahoone : The Dilemna of Modernity (New York : The State University of New York Press, 1988), p. 17.

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