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Qu’est-ce qu’un musulman ? (partie 3/3)

Réflexion sur la pluralité théologique et juridique musulmane à partir de la question de l’appartenance à l’islam.

Du paradigme théologico-juridique à l’idéal-type du « bon musulman »

Le caractère inclusif ou exclusif des doctrines théologiques musulmanes nous renvoie à la notion contemporaine de « paradigme », que l’on définira ici de façon très simple comme un ensemble de postulats façonnant des schémas de pensée.

A ce niveau, il existe bien des schémas de pensée, ou des modèles généraux fonctionnant comme des postulats non démontrables, chez les spécialistes des différentes disciplines islamiques. Même s’ils ne sont pas toujours aisément repérables, ces postulats ont historiquement contribué à forger des corpus théologiques et juridiques dotés d’une réelle cohérence interne et ayant entrenu une relation dialectique permanente avec les contextes de leur production.

Le problème de nombreux musulmans, aujourd’hui, est qu’ils ne fournissent pas un minimum d’efforts pour comprendre ces subtilités ni, avec modestie et humilité, pour reconnaître l’importance du contexte sur la production d’une pensée adaptée aux enjeux d’une époque donnée, afin notamment de ne pas tomber dans un mimétisme aveugle des anciens.

Ils demeurent plutôt dans un registre discursif précaire consistant à opposer « Une » vérité théologique, puis « Une » vérité juridique, celles à laquelle ils décident d’adhérer, sur un plan généralement plus affectif que rationnel, aux théologies et avis juridiques récusés, lesquels n’ont bien souvent d’hérétique que ce qu’en disent des « savants » intronisés.

La connaissance de ces schémas de pensée globaux est pourtant cruciale pour comprendre quels liens entretient, en islam, le théologique avec le juridique. Il nous permet également de saisir en quoi la dimension métaphysique, et plus particulièrement le rapport aux attributs divins, influence la production canonique et l’élaboration de la norme chez les savants. Ou bien encore comment des contextes politiques, économiques, culturels et sociaux influencent la production normative, sur fond de volonté de cohésion ou de conflit.

De ce point de vue, la compréhension des sources de la Révélation n’est pas a-temporelle, elle ne se situe pas en dehors de l’histoire, elle est bien le produit d’une idée que l’on se fait de Dieu, de Ses noms et attributs, de la relation de Dieu au monde qu’Il a créé, de la nécessaire coexistence des hommes mais, dans le même temps, de la volonté de prédominance d’une vie fondée sur le respect de la norme révélée.

Partant de là, on comprend combien est vaine et illusoire la posture consistant à convoquer « Le » texte pour appuyer une argumentation présentée comme la seule autorisée, ou encore la référence théologique, juridique ou exégétique posée comme « La » bonne lecture du corpus révélé.

Ce qui compte, en définitive, n’est pas tant la référence convoquée ou le point de vue adopté que la connaissance des facteurs qui feront qu’à tel moment, le musulman utilisera telle référence ou lecture et pas une autre.

Contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, une telle affirmation ne consiste pas à postuler la nécessité d’un relativisme englobant toutes les sphères de la production de savoirs sur l’islam, ou encore à renier l’unicité de la Révélation ou l’existence d’une orthodoxie musulmane fondée sur des invariants non négociables.

Il s’agit plutôt ici de montrer comment la « Vérité » révélée se décline en plusieurs « vérités » théologiques qui s’inscrivent dans des paradigmes homogènes et sont dotés d’une cohérence interne remarquable.

Il s’agit également d’affirmer l’importance d’un héritage juridique musulman dont le caractère pluriel se révèle être une richesse incommensurable, à condition toutefois de maîtriser les méandres de leur structuration et d’être capable de mobiliser les références historiques qui puissent éclairer le plus judicieusement nos réalités contemporaines.

Pour ce faire, il existe au moins deux niveaux de lecture des textes. Le premier consiste à opérer des choix dans cet héritage pluriel, afin d’y puiser les avis théologiques et juridiques qui offrent les réponses les plus appropriées aux défis que les musulmans doivent relever dans leurs lieux de vie.

Le second niveau, beaucoup plus profond, consiste à comprendre et à analyser l’articulation entre les contextes historiques et la production d’univers symboliques et de normes islamiques, afin non seulement d’interroger ces mécanismes mais surtout de proposer de nouveaux paradigmes et de nouveaux modes de production d’espaces normatifs en phase avec les réalités de l’islam contemporain.

Sur ce plan, il faut avouer que la réflexion musulmane demeure assez pauvre pour deux raisons endogènes majeures. La première, symptomatique des frustrations que vivent de nombreux musulmans, consiste à ne penser le présent qu’à travers une projection dans le passé. A ce sujet, il n’est pas rare de voir tel imam, théologien, juriste, prédicateur ou encore Sidi Foulâne (monsieur tout-le-monde) offrir des réponses tranchées aux questions qui leur sont posées en puisant toute leur légitimité de tel savant du Moyen Âge.

On pourrait esquisser ici une piste d’interprétation en considérant cette attitude comme une approche pervertie, dans une certaine mesure, du raisonnement analogique (qiyâs) développé par les principologistes musulmans. Nombre de juristes musulmans ont en effet usé de cette méthode déductive consistant à se référer à un cas antérieur pour rendre un avis sur toute question nouvelle.

Cependant, les principologistes de plusieurs écoles lui ont adjoint son corollaire indispensable, résidant dans une approche inductive dirigée vers la recherche de l’intérêt général (istihsâne). Si le principe d’analogie sécurise le savant en l’obligeant à se diriger vers la source scripturaire originelle, ce dernier s’est donc cependant forgé des outils méthodologiques lui permettant de répondre aux situations nouvelles pour lesquelles il n’existe pas de texte exploitable.

Cela revient, quelque part, à admettre que le texte révélé ne s’est pas prononcé sur toutes les affaires de ce bas-monde. Aujourd’hui, on observe pourtant bien une tendance chez certains musulmans à oblitérer cette approche méthodologique inductive sous prétexte qu’elle constituerait une dérive condamnable (bid’ah).

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Le seul discours légitime devient alors celui qui surenchérit dans la référence aux anciens savants, ou encore aux pieux prédecesseurs (as-salaf aç-çâlih) qui auraient trouvé l’ensemble des réponses aux questions que se pose la oummah.

Encore une fois, le problème n’est pas de savoir si tel savant mobilisé dans le discours est historiquement légitime ou pas, ni même de savoir si sa réponse est pertinente au regard d’une question posée plusieurs siècles après sa mort.

Le véritable problème est de savoir pourquoi un musulman contemporain fait le choix de mobiliser ce savant et pas un autre, est-ce qu’il est capable d’expliquer le paradigme dans lequel s’inscrit ce savant, ou au moins d’exposer la cohérence interne de l’approche théologique ou juridique de ce dernier ou, pour descendre encore d’un niveau, d’expliquer au minimum quelle méthode d’extraction des normes ce savant a employé, et où se situe-t-il dans l’école théologique et juridique auxquelles il appartient.

La seconde raison de la pauvreté de la réflexion endogène provient, à l’inverse des premiers, des musulmans qui affirment cette fois vouloir apporter de nouvelles lectures des références musulmanes, en introduisant notamment les outils conceptuels des sciences sociales, mais avec la même incapacité à porter un regard critique sur l’héritage théologico-juridique islamique.

Au final, le résultat est sensiblement le même au plan de la faible richesse intellectuelle de la réflexion. A notre avis, il n’est pas possible d’aborder aujourd’hui cet héritage théologico-juridique islamique en partant d’un seul prisme méthodologique relevant soit d’une approche théologique classique dépourvue des outils des sciences humaines contemporaines, soit à l’opposé en postulant que seule l’interprétation hsitorico-sociologique pourrait éclairer les lumières d’un islam renouvelé, sans passer par une critique approfondie des outils d’élaboration des interprétations et des normes forgées au cours de l’histoire.

La tâche est d’autant moins aisée qu’on trouve encore peu de chercheurs possédant le bagage nécessaire dans les différents domaines de connaissances requis.

 

Vers une théologie musulmane contemporaine ?

A partir d’une question particulière, « comment définir l’être musulman ? », nous avons pu constater comment, au plan historique, se sont dessinées plusieurs approches théologiques de Dieu et plusieurs outils méthodologiques d’interprétation des textes fondateurs de l’islam.

Cette question de la définition du « qui est musulman » et des types de relations intra et intercommunautaires est revenue de façon récurrente tout au long de l’évolution de l’Empire islamique. Aujourd’hui, la situation a complètement changé : l’évolution économique du monde contemporain a projeté quantité de musulmans hors de ce qui était qualifié traditionnellement de « territoire de l’islam », et vice versa.

Cela a complètement bouleversé les rapports entre gens de confession différente. De plus en plus, en Occident, les responsables de confessions religieuses se rencontrent et s’interpellent de façon pacifiée, et les musulmans sont questionnés aussi bien sur le contenu de leur foi que sur leur vision de l’ « Autre » et du « vivre-ensemble ».

De même, des générations de musulmans voient désormais le jour dans les contrées occidentales où, acculturées, elles projettent un projet de vie qui se détache de plus en plus de la référence au pays d’origine des « ancêtres », qu’elles n’ont parfois jamais connu.

Sachant que la majorité des musulmans se trouvant dans l’hexagone et, plus largement, dans les pays occidentaux, n’ont pas une assiduité religieuse soutenue, la définition inclusive ou exclusive de l’appartenance prend alors une tournure nouvelle, et fait partie des enjeux actuels des discours véhiculés au sein de la population musulmane, conditionnant l’image que les diffuseurs des discours se font du devenir de l’islam et des musulmans.

Bien entendu, on peut tout à fait relativiser la portée du débat que nous posons en affirmant que, par sa dimension intellectuelle, il demeure en définitive confiné à une sphère restreinte de musulmans, et qu’il n’altère pas fondamentalement le rapport à l’islam du commun des musulmans.

Il convient cependant de demeurer prudent et vigilant justement sur les incidences de la médiatisation de certains débats intellectuels auprès du grand public musulman et non musulman.

De même, il faut tenir compte de la vitalité de certains groupes prosélytes musulmans qui ravivent au sein des communautés de fidèles des polémiques enfouies depuis le Moyen Age, en stigmatisant l’ensemble de leurs coreligionnaires comme des personnes déviantes ou hérétiques, dès lors qu’elles adhèrent à des approches théologiques différentes de la leur.

En définitive, dans leur dialogue tant interne qu’avec le monde environnant, il appartient aux musulmans de considérer la façon dont ils veulent affirmer l’unité de la foi, et par conséquent de la communauté de foi, dans la diversité des approches théologiques du divin.

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