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Pour une exégèse thématique du Coran

Ce papier propose une introduction à la pensée d’un réformateur musulman ayant pour caractéristique singulière la prise en compte dynamique du réel (Al-Wâqi’) dans sa pensée théologique. Au cours de nos lectures, nous nous sommes aperçus que sa pensée présente la singularité de se situer au point de jonction entre les Textes et le réel contemporain. Bien plus nombreux sont les penseurs musulmans qui ont adopté cette démarche intellectuelle assez originale, mais le choix s’est porté sur Muhammed Bâqir Assadr tant son rapport méthodologique au réel est à beaucoup d’égards novateur.

Pour une exégèse thématique du Coran

L’un des apports méthodologiques de Mohammed Bâqir Assadr est ce qu’il appelle “l’exégèse thématique” du Coran qui est, selon lui, bien plus indispensable et fructueuse que “l’exégèse analytique” et parcellaire du Livre. Dans cette dernière approche, l’exégète fait une lecture passive sans se référer au réel contemporain, tandis que dans la perspective de la méthode de “l’exégèse thématique”, l’exégète « porte en lui le patrimoine intellectuel de son époque et de sa propre expérience pour la soumettre ensuite au Coran  dans sa globalité », nous dit Assadr.
D’une façon ou d’une autre, cette méthode engage nécessairement l’exégète dans une lutte intellectuelle contre les courants qui divergent avec les enseignements de l’Islam. C’est ainsi qu’à la lumière du Coran, tout en prenant en considération le réel dans ses différentes dimensions, l’exégète parvient à la fois à comprendre le réel et le Coran qui paraissant indissociables. Bien plus, Assadr en déduit que selon cette méthode, le Coran parvient par conséquent à garder son actualité et sa créativité dans l’éclairage du réel. Chose que ne permet pas la lecture analytique limitée à la littéralité linguistique et parcellaire du Livre, nécessaire mais non suffisante.
Assadr parle de “l’exégèse thématique” en ces termes: “Ici, donc, le Coran et le réel sont en coappartenance intime, comme le Coran et la vie le sont aussi, car l’exégèse a pour point de départ le réel et achève son cheminement auprès du Coran, et non pas du Coran vers lui-même de sorte que cette opération s’isole du réel et se sépare de l’expérience de l’humanité, mais plutôt part du réel et finit par le Coran en tant que principe fondamental et en tant que source à la lumière de laquelle se déterminent les injonctions divines à l’égard de ce réel” (L’école coranique, p. 18).
Il ne s’agit pas d’un vœu pieux puisque Assadr l’a lui-même très tôt misen application, notamment dans son célèbre livre “Notre philosophie” et dans son étude des lois de l’histoire à la lumière du Coran, critiquant la théorie marxiste en vigueur et dominante de la philosophie de l’histoire. En effet, le marxisme stipule que c’est l’infrastructure qui détermine la superstructure, autrement dit ce sont les conditions d’existence, donc matérielles, qui déterminent les consciences individuelles ainsi que les contenus intellectuels, comme les valeurs, la religion, etc. Assadr, à la lumière du Coran et d’exemples historiques, inverse cet ordre causal marxiste, en démontrant que c’est l’homme qui est sujet de l’histoire et que ce sont bien au contraire les valeurs qui déterminent le réel social.
Pour étayer sa thèse, il s’appuie notamment sur quelques versets coraniques en rapport avec la philosophie de l’histoire: « En vérité, Allah ne modifie point l’état d’un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes » (Ar-Ra’ad, 11), ici, comme dans le verset qui suit, nous voyons bien que le changement social part du système des valeurs des individus et non pas l’inverse, « c’est qu’en effet Allah ne modifie pas un bienfait dont Il a gratifié un peuple avant que celui-ci change ce qui est en lui-même » (Al-Anfâl, 53).

Pour une dimension collective et sociale de l’Ijtihâd

Muhammad Bâqir Assadren tant que mujtahid et référence religieuse, n’a pas seulement innové dans l’exégèse, mais aussi dans l’exercice même de l’Ijtihad, c’est à dire l’effort d’extraction des prescriptions juridiques à partir de leurs sources, du Coran et de la Sunna pour l’essentiel. Dans le livre, “Recherches islamiques” (recueil d’articles publiés dans différentes revues), il affirme que la dynamique de l’Ijtihâd dépend de deux facteurs : l’objectif qu’il se fixe et la méthode qu’il appelle « l’art ».
En mettant l’accent sur l’objectif de l’Ijtihad, Assadr pense que les productions de l’Ijtihad sont destinées à être mises en application dans la réalité de la vie (Wâqi’ al-hayât), c’est à dire appliquer la vision islamique à la vie toute entière, au niveau individuel et collectif. En lisant l’œuvre de son contemporain, Mohammed Jawâd Moghniyya traitant du Fiqh selon l’Imam Ja’afar Asâdiq (as), Assadr eut l’idée suivante qui influencera ensuite les productions ultérieures.
En effet, au cours de l’histoire, constate le martyre Assadr, l’Ijtihad s’est focalisé excessivement sur son objectif  individuel en délaissant le niveau de la vie collective. Il l’explique par des circonstances historiques, comme la mise à l’écart et la disqualification des théologiens par le pouvoir politique, et ensuite par la colonisation, empêchant de ce fait les Fuqaha d’extraire des prescriptions juridiques sociétales, qui concernent la société en tant que collectivité. C’est ainsi que l’Ijtihad, nous dit Assadr, s’est mis à ne concerner, selon la représentation du Faqih, que l’individu musulman et non plus la société musulmane.
La conséquence étant qu’une société qui prend cette trajectoire, en tant que collectivité déconnectée de l’Ijtihad, va inévitablement impacter les prescriptions juridiques relatives à l’individu et son rapport à la religion, puisque le réel social est désormais considéré comme donné, évident et allant de soi. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un vœu pieux puisqu’il a produit des œuvres relatives à la vie collective, son livre le plus connu étant « Notre économie », ainsi que « La banque non usuraire en Islam », des études qui s’articulent toujours à la société et à ses différentes configurations.
Par exemple, dans « Notre économie », il a créé le concept de « mantaqat al-farâgh », la « zone vide » de la législation. Une zone qui ne signifie en aucune façon que la législation présente un manque. Simplement, c’est une zone qui est mise à la disposition du détenteur de l’autorité et des Fuqaha pour organiser la société et influer sur le réel selon l’intérêt du moment, s’inspirant de ce fait du modèle prophétique (ç) qui n’était pas seulement législateur du point de vue de la révélation, mais aussi détenteur de l’autorité prenant des décisions selon les circonstances changeantes. De là, on vient à en distinguer le jugement législatif (Al-hukm Ash-shar’î) et le jugement du détenteur de l’autorité (Al-hukm Al-Wilâ-î ou Al-idârî).
Ces constats et ces suggestions d’Assadr ont fait prendre conscience à de nombreux théologiens de la nécessité de renouveler les outils mêmes de l’Ijtihâd. Il en est ainsi du théologien Mohammad Mahdî Shamsuddîne (1936-2001), référence théologique et réformateur. Dans un recueil d’entretiens avec plusieurs théologiens, comme Ahmed Arraysûnî ou bien Mohammed Hussein Fadlallah, intitulé « al-Ijtihâd al-maqâcidî », Mahdî Shamsuddîne constate « que la méthode d’extraction présente plusieurs lacunes : La vision individuelle et parcellaire, la prise en considération des discours adressés aux individus et la négligence des discours adressés à la communauté et à la société, la législation uniquement comme projet de l’au-delà, le retrait du réel objectif et changeant et le manque d’interaction avec la nature, l’absence de la prise en considération des finalités supérieures de la législation dans de nombreux domaines du Fiqh (…).
La méthode d’extraction [des prescriptions juridiques] ne se limite pas à l’étude du Texte seulement, mais concerne aussi la vision du réel et sa méditation. Cette méditation n’est pas une simple connaissance scientifique, mais une conscience de la relation entre le réel et le Texte » (Al-Ijtihâd Al-maqâcidî, p.23). Et il dit dans un autre recueil d’entretiens intitulé « L’Ijtihâd et la vie » : « Il me semble qu’il y a des lacunes dans la méthodologie (…), par exemple cette convention entre les Fuqaha d’estimer le nombre de versets juridiques à un peu plus de 500, ce qui signifie que cette proportion ne représenterait que moins de 10% de tous les versets.
Très intrigant est le fait que plus de 90% du Coran ne soit qu’exhortations, histoires et dogmes, d’autant plus que cette dernière catégorie ne représente elle aussi que moins de 10%, soit 80% du Coran ne serait qu’exhortations et histoires, c’est une question qui nécessite investigation. Avec précision, je pense (Allah est plus savant et je lui demande protection contre l’erreur) que le nombre de versets prescriptifs est bien plus élevé que ce qu’en pensent les Fuqaha. Selon mes estimations, ils sont plus nombreux que 1000 versets ».
Mahdi Shamsuddîne, tout en constatant que le coran ne s’adresse pas uniquement aux individus mais aussi aux groupes et sociétés, explique cette lacune par la focalisation des Fuqaha sur « Fiqh al-afrâd », c’est-à-dire « le droit des individus; les actes cultuels de l’individu, le commerce de l’individu, le crime de l’individu, la famille ; j’ignore pourquoi ils ont négligé la perspective législatrice de la société et de la communauté dans le domaine politique et organisationnel, des relations internes à la société, des relations de la société avec les autres sociétés non musulmanes » (L’Ijtihâd et la vie, p.12). Pour plus d’informations sur ce réformateur, lire son célèbre livre « L’Ijtihad et le renouvellement dans le fiqh islamique », 1999. 
La pensée d’Assadr a trouvé aussi sa réalisation concrète dans les manuels des fondements du droit musulman à l’usage des étudiants et des Fuqaha. Ainsi, le théologien Abdel Hâdî Al-Fadlî (1935-2013), dans son livre en deux volumes intitulé « Leçons sur les fondements imamites du droit musulman », évoquant à plusieurs reprises Assadr comme « notre professeur » et « rénovateur », institue la typologie du « jugement législatif » et le « jugement organisationnel » (comme la levée des impôts, le boycott de certaines sociétés, etc.), ou bien des concepts sociologiques comme le « phénomène social » et le « fait social ».

Pour une traduction de la foi au niveau scientifique et expérimental

Mohammad Bâqir Assadr a aussi innové sur le plan de la ‘Aqida, c’est-à-dire au niveau de la science du kalâm. Un domaine dont le dynamisme est lacunaire durant ces derniers siècles. Dans son livre révolutionnaire – mais méconnu jusqu’aux milieux intellectuels ! –intitulé ” Les fondements logiques de l’induction”,il s’attelle comme le dit le sous-titre de l’ouvrage à une “nouvelle étude de la méthode inductive ayant pour but de découvrir le fondement logique commun aux sciences de la nature et à la foi en Dieu”,dépassant par-là les écoles aristotélicienne, rationaliste et empiriste.
Il use remarquablement de calculs mathématiques et probabilistes, en discutant de façon critique les thèses d’Aristote, d’Ibn Sînâ, D. Hume, J.S. Mil, Bernouli, Laplace, B. Russel, J.M. Keynes (traité sur probabilités), R. Carnap, etc. Suite à quoi, il parvient à créer son propre courant qui se distingue à la fois des rationalistes et des empiristes jusqu’à lors dominants. Laissons l’auteur de ce livre nous dire lui-même, en conclusion, en quoi consiste cette école inédite : ” Cette étude prouve dans le même temps une vérité d’une extrême importance au niveau dogmatique (Aqida), c’est le véritable objectif que nous avons voulu réaliser à travers cette étude.
Cette vérité est que les fondements logiques sur lesquels s’appuient les démonstrations scientifiques, en tant qu’observations et expérimentations, sont les mêmes fondements logiques sur lesquels repose la démonstration qui prouve l’existence du Créateur et Organisateur de ce monde (…), et cette démonstration – comme n’importe quelle autre démonstration scientifique – est de nature inductive (…). L’homme est donc entre deux cas de figure: ou bien il rejette la démonstration scientifique dans son ensemble, ou bien il accepte la démonstration scientifique, en donnant à la démonstration inductive, qui prouve le Créateur, le même statut qu’il accorde à la démonstration scientifique.
Ainsi, nous prouvons que la science et la foi sont fondamentalement liées du point de vue de la méthode inductive, et on ne peut, de ce point de vue, les séparer.” (“Les fondements logiques de la méthode inductive”, p.419-420).Nous voyons donc bien la dimension réaliste de l’œuvre : il s’agit de permettre à la révélation de trouver sa place, qui lui revient de droit, dans le système des représentations de la société et de l’univers tout entier.
C’est pourquoi, selon Assadr, le Coran use de démonstrations scientifiques pour prouver l’existence du Créateur et confirmer par-là la nature expérimentale et inductive de cette démonstration: Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela (le Coran), la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose?” (Fussilat, 53).
Ce n’est pas seulement en tant que théologien qu’il a produit cette œuvre, mais aussi en tant que philosophe puisqu’il crée des concepts au cours de ses démonstrations toutes aussi complexes les unes que les autres: les trois courants : Al-mathhab at-Thatî, Al-mathhab al-‘aqlî, Al-mathhab Attajrîbî. Les trois types de certitude : Al-yaqîne al-mantiqi, Al-yaqîne al-mawdou’î, Al-yaqîne at-Thâti. Les deux modalités de génération de la connaissance : At-Tawâlud al-mawdû’î et At-Tawâlud At-Thâtî, etc.
Une œuvre sans équivalent pense l’intellectuel Abdel Karîm Sorouche lorsqu’il fait une étude critique du livre : « On peut dire avec audace : ce livre est le premier livre dans l’histoire de la culture islamique écrit par un Faqîh musulman, contenant l’une des plus importantes problématiques de « la philosophie de la science et l’épistémologie », et ce avec clarté, clairvoyance et exhaustivité, ce faisant avec présentation critique des théories des philosophes d’occident et d’orient ».
Et pourtant au “grand regret, dit Al-Omari, le livre “Les fondements logiques de l’induction” est demeuré méconnu et n’a pas rencontré l’intérêt qui lui convient” (Hassan Al-Omari, L’islamité de la connaissance chez Sayyid Mohammed Bâqir Assadr”, 2003, p.91). Bien d’autres intellectuels font ce triste constat, comme l’intellectuel Zaki Al-Mîlâd dans son livre “Le renouvellement des fondements du droit musulman”, publié en 2013, qui regrette lui aussi que le statut de rénovateur des fondements du droit musulman ne soit pas assez évoqué dans les études relatives au sujet, alors qu’Assadr est le premier à publier un livre dont le titre mentionne la question du renouvellement (Les nouveaux jalons pour les fondements du droit musulman = Al-ma’âlim al-jadîda liluçûl).
Zakî Al-Mîlâd consacre trois chapitres entiers sur huit à l’apport novateur de Muhammad Bâqir Assadr aux fondements du droit musulman et regrette en conclusion l’éviction de son œuvre dans les écrits contemporains. Nous gardons cependant espoir pour que ce livre en particulier et sa pensée en général soient un jour débattus. Le retard de ces débats à venir ne diminue en rien de l’importance de cette œuvre, bien au contraire, Ibn Khaldoun et Shâtibî ne se sont fait connaitre du grand public que plusieurs siècles après la publication de la Muqaddima et des Muwâfaqât.

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Un commentaire

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  1. Est-ce qu’on pourrait arrêter de faire passer des idéologues chiites pour des penseurs musulmans?
    Proposer une exégèse du noble Quran, que pourtant les chiites ne considèrent ni comme authentique ni comme complet, relève d’une nouvelle forme d’hypocrisie. Quant à se lancer dans une discussion de l’ijtihad, comme le fait notre auteur marocain qui a renoncé à l’islam pour le chiisme, pourquoi ne pas commencer au niveau élémentaire? Par exemple, le noble Quran dit clairement [33:06] que les épouses du Prophète (saw) sont les mères des croyants (tout en sachant la place de la mère dans l’islam, position organique ou spirituelle), alors pourquoi ces “savants” chiites continuent-ils à insulter (littéralement!) ces mêmes épouses au nom de leur credo? Comment un soi-disant expert peut-il gérer cette quadrature du cercle de l’imposture intellectuelle et religieuse chiite? Enfin, notre auteur se lamente de l’invisibilité intellectuelle (au sein de la communauté musulmane?) de son maître, Mohamed B. Sadr, alors que finalement ce n’est que justice. Dans les temples de l’idolâtrie de Najaf, Karbala, voire Qom, on adore ce type de “penseurs”, chez les musulmans on s’en moque. Le noble Quran a le dernier mot, toujours.

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