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Pour une approche pluridimensionnelle de l'”objectivité scientifique” (Partie 1)

Dans l’intitulé même de la séance de cet après-midi (’L’intellectuel face au religieux’), on peut détecter un présupposé selon lequel l’intellectuel détiendrait à lui seul l’objectivité scientifique, dans le regard qu’il pose sur le religieux, lequel se trouve dès lors voué au subjectif et à l’irrationnel. Nous serions donc, nous autres enseignants et chercheurs travaillant sur les divers modes de présence du religieux – social, spirituel, politique, psychologique… – des observateurs neutres, étudiant des ’sujets’, c’est-à-dire des êtres ou des phénomènes soumis à la subjectivité, comme l’induit la langue française.

Soyons donc à la hauteur de nos prétentions scientifiques, et envisageons par exemple ce qu’a à nous dire l’anthropologie, science humaine qui a poussé loin la réflexion sur les rapports entre observateur et observé. ’ C’est lorsque l’anthropologue prétend à la neutralité absolue, lorsqu’il croit avoir recueilli des faits ’objectifs’, lorsqu’il élimine des résultats de sa recherche tout ce qui a contribué à y accéder et qu’il gomme soigneusement les traces de son implication personnelle dans l’objet de son étude, qu’il risque le plus de s’écarter du type d’objectivité et du mode de connaissance spécifiques de sa discipline ’ . Cette remarque émane de François Laplantine, professeur d’anthropologie à l’Université Lyon II, auprès duquel j’ai étudié avant de me ’convertir’ aux études arabes et islamiques. ’ S’il est possible, et même nécessaire, poursuit Laplantine, de distinguer celui qui observe et celui qui est observé, il me paraît en revanche exclu (a fortiori si l’on prétend faire oeuvre scientifique) de les dissocier. Nous ne sommes jamais des témoins objectifs observant des objets, mais des sujets observant d’autres sujets. […] Si l’ethnographe perturbe une situation donnée, et même crée une situation nouvelle, due à sa présence, il est à son tour éminemment perturbé par cette situation. Ce que vit le chercheur, dans sa relation à ses interlocuteurs (ce qu’il refoule ou ce qu’il sublime, ce qu’il déteste ou ce qu’il chérit), fait partie intégrante de sa recherche. Aussi une véritable anthropologie scientifique doit-elle toujours poser le problème et des motivations extra-scientifiques de l’observateur et de la nature de l’interaction en jeu ’ . Je vous prie de m’excuser pour cette longue citation, mais je crois que tout enseignant, tout chercheur peut, à un degré ou à un autre, se regarder dans le miroir de l’anthropologue.

En fait, l’idée que l’on puisse construire un objet d’observation indépendamment de l’observateur est issue d’un modèle ’objectiviste’, qui fut celui de la physique jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais que les physiciens eux-mêmes ont abandonné depuis longtemps. On croyait alors qu’il était possible de découper des objets, de les isoler, puis d’objectiver un terrain d’étude dont l’observateur serait absent. Par la suite, la réintégration de l’observateur dans le champ de l’observation ne s’est pas effectuée par la voie des sciences humaines, comme on pourrait le croire, mais par le biais de la physique moderne. Dès 1927, Heisenberg montrait que l’on ne pouvait observer un électron sans créer une situation qui le modifie. Il en tira son fameux ’ principe d’incertitude ’, qui le conduisit à réintroduire le physicien dans l’expérience même de l’observation physique. Il s’agit là de sciences dites ’exactes’ ; qu’en est-il alors des sciences humaines, dans lesquelles un humain observe un autre humain ?

Les anthropologues s’insurgent également contre l’idée que le sujet étudié – dans notre cas, le religieux, ou l’homme religieux – serait une entité irréductible à la rationalité que nous revendiquons comme nôtre. Claude Lévi-Strauss, bien connu, récusait une opinion répandue chez beaucoup de chercheurs occidentaux, selon laquelle ’ la conscience serait l’ennemie secrète des sciences de l’homme ’. Le problème est-il davantage aïgu en France, du fait de la séparation de l’étatique et du religieux ?

Malgré ce qui vient d’être dit, ne tombons pas dans le pessimisme, qui avait suscité à Michel Foucault cette réflexion : ’ Les sciences humaines sont de fausses sciences, ce ne sont pas des sciences du tout ’. Gardons du moins à l’esprit que, à l’instar du relativisme culturel dont des hommes éclairés se sont rapidement fait l’avocat, relayés ensuite par les anthropologues, le relativisme scientifique s’impose à nous. J’entends par là que la remise en cause permanente qui fonde notre démarche critique doit certes s’appliquer à l’objet étudié, mais en premier lieu c’est nous-mêmes qu’elle concerne.

Venons-en maintenant à l’islam. J’ai été frappé par le fait que celui-ci n’a pas une conception monolithique, unidimensionnelle de la ’science’. La science, al-‘ilm, est une, comme le souligne le maître soufi Ibn ‘Arabî, puisqu’elle procède de Dieu l’Unique, mais les modalités de la connaissance, elles, sont multiples. Pour cette raison, les diverses branches de la science ont globalement fait bon ménage en islam classique.

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Cependant, il est vrai que la science proprement religieuse de l’islam, la théologie (‘ilm al-kalâm), c’est-à-dire le discours produit sur le religieux, est essentiellement apologétique : il s’agit de justifier un dogme. En effet, cette théologie s’est élaborée sur un credo, sur une foi qui, par nature, est subjective, puisqu’elle consiste à adhérer à quelque chose que l’on ne voit pas : le Ghayb. Par ailleurs, cette même théologie a été influencée par son corrélatif d’opposition, en quelque sorte, la philosophie hellénistique (al-falsafa) qui, elle, place son fondement dans le doute et sa légitimité dans l’argumentation rationnelle. La science islamique classique s’est donc nourrie de la confluence de ces deux types d’appréhension du monde, le dogme et la raison.

Mais à ce stade-là, nous sommes toujours dans le champ des élaborations conceptuelles et des supputations (zunûn), dont se défient les spirituels de l’islam. Aussi, nombreux sont les oulémas qui, rompus à ces différentes disciplines exotériques, se sont sentis enfermés, à un certain moment de leur évolution, dans un système clos, ’subjectif’ en définitive, car ne laissant pas pénétrer la lumière de la Haqîqa, la Réalité divine ou spirituelle. Ceci les conduisit à valoriser le dévoilement et l’inspiration (al-kashf wa l-ilhâm) comme moyens de parvenir à la vision certaine (al-yaqîn) de cette Réalité, c’est-à-dire à l’évidence métaphysique. Là seulement résidait pour eux la suprême objectivité scientifique, dans l’au-delà de la foi et de la raison. C’est ce qui a amené un Ghazâlî (m. en 1111) et un Suyûtî (m. en 1505), par exemple, à considérer le tasawwuf, le soufisme, comme l’acmé de la science en islam, et à se plier à la discipline initiatique des soufis. Le premier, après avoir maîtrisé et enseigné les diverses sciences islamiques, confessait à la fin de sa vie que seule la science du dévoilement (‘ilm al-mukâshafa) permet d’accéder à la ’ perception sûre et directe (al-‘iyân al-ladhî lâ yushakku fî-hi) des réalités spirituelles . Le second, un célèbre savant de la fin de l’époque mamelouke, attribuait à l’inspiration et au dévoilement des soufis un statut quasiment infaillible et, chose notable, il fut le premier – mais pas le dernier – à introduire ces phénomènes spirituels dans le domaine de la fatwâ, chasse gardée jusqu’alors du droit (fiqh) et des autres sciences exotériques. Ibn Khaldûn (m. en 1406) lui-même agrée ces sciences spirituelles, en se fondant sur l’héritage prophétique dont sont investis les ’amis de Dieu’, les saints de l’islam . Quant à Ibn Taymiyya (m. en 1328), jugé à tort comme obtus, il va jusqu’à reconnaître au dévoilement spirituel une autorité en matière juridique, lorsque les sources scripturaires font défaut bien sûr .

Ces savants ne font en fait que confirmer ce qu’ont toujours énoncé les maîtres du soufisme, à savoir que le tasawwuf est une science expérimentale – et non conceptuelle – ayant ses règles, ses méthodes et sa terminologie. Il n’est pas indifférent qu’elle soit appelée ’ la science de la Réalité – spirituelle, s’entend ’ (‘ilm al-Haqîqa) et qu’elle aboutisse logiquement à la Connaissance, à la gnose (al-ma‘rifa). Sous ce rapport, il importe de souligner que toute science spirituelle authentique car le spirituel est plus perméable que tout autre domaine aux déviations et parodies – est supra-rationnelle, et non pas irrationnelle. Elle ne nie pas le rationnel, elle l’intègre pour mieux le dépasser. Sans l’esprit humain, qui lui sert de réceptacle, elle ne pourrait s’ancrer dans la matière. C’est pour cela qu’en islam l’acquisition de la science exotérique constitue un préalable à la quête de la science ésotérique. Toutefois, le mental (al-‘aql) a ses limites : comme le rappellent les soufis, ce terme ‘aql signifie l’entrave, le lien. Quoi qu’il en soit, les maîtres des différentes traditions spirituelles témoignent, par leur exemple, que l’on peut user du rationnel et être réceptifs au supra-rationnel, et qu’activité intellectuelle et vie spirituelle se fécondent mutuellement.

A suivre

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