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Une orthodoxie inoxydable (1/2)

Une évolution générale

La culture européenne voit l’islam comme un monolithe…

Les manières dont l’islam est interrogé sans cesse par les cultures de l’Europe occidentale (dont procède et auxquelles participe la culture américaine, faut-il le rappeler) postulent qu’il existerait une entité dénommée Islam, posée comme un fait massif et monolithique, une sorte d’essence pure et absolue, intemporelle, indemne de diversité et de contradiction. La démarche, nous le savons tous, est impertinente dans tous les sens du terme, à qui connaît la variété, la complexité et les paradoxes du fait musulman dans l’espace, le temps, les sociétés, les climats.

Parce qu’il existe une orthodoxie musulmane majoritaire fortement structurée…

Pourtant, à bien y regarder, cette approche, qui ne cesse d’agacer quiconque connaît un peu cette réalité, procède de la forte prégnance dans l’Islam d’une orthodoxie sunnite qui a sélectionné et synthétisé, au cours de l’histoire, les religiosités islamiques, vécues depuis les plus lointaines origines, en un système dominant, fortement normatif et relativement clos. La question est donc pour l’historien, qui récuse les analyses synchroniques et ontologiques, dont les penseurs de l’affrontement font les ressorts de leur méthode, la question est de savoir d’où vient cette orthodoxie et de quelle manière elle s’est close et légitimée.

Dont la sensibilité islamique doit interroger les pesanteurs et les limites, produites par l’histoire.

L’important est aussi, pour le musulman, de sentir combien la forte structuration de l’orthodoxie de l’islam majoritaire, qui ne disqualifie nullement la diversité d’une religion prolixe en spiritualités contradictoires, en symboliques foisonnantes, en manières multiples d’être, de dire et de croire, combien cette forte structuration a ses pesanteurs, son imperméabilité, voire ses limites spirituelles et religieuses pour une conscience musulmane éclairée de notre temps.

Car enfin, si ledit système peut être transformé pour parler réellement à nos sociétés contemporaines, ce ne peut être que de l’intérieur de la sensibilité musulmane, dans une posture croyante pénétrée de l’idée que l’on peut être musulman tout en replaçant dans son historicité, donc dans sa contingence, cette vraie religion qui impose, comme toute vraie religion, les normes qu’elle a construites comme seules voies d’accomplissement du destin humain et du dessein divin.

Cette interrogation, constante dans l’islam,…

C’est d’ailleurs faire bon marché de l’histoire de l’islam que de croire que cela ne s’est jamais fait. En effet, le projet qui consiste à examiner le système religieux dans lequel l’on vit ne s’est pas formulé dans les rédactions d’aujourd’hui. Nous dirions qu’il est consubstantiel à l’islam si nous ne préférions considérer ce dernier comme un objet historique plutôt que comme une substance en lui-même. La théologie, la falsafa, la mystique, les réformismes récurrents à diverses étapes de l’histoire musulmane, ont procédé à un examen des fondements et pratiques islamiques. Elles l’ont fait avec l’empathie que leur permettait leur position à l’intérieur de l’islam et avec le sens critique que leur suggéraient les méthodes de leur époque.

Mène à examiner aujourd’hui un système né en un temps et un lieu,…

Aussi, en prolongation de toutes ces approches, avec les méthodes de son temps il convient aujourd’hui que le musulman éclairé du XXIe siècle se demande pourquoi et dans quelles conditions le système symbolique clos qui prétend lui imposer ses normes a acquis l’efficacité qu’on lui voit et a pu, depuis la date de sa constitution, demeurer aussi imperméable aux apports extérieurs et aussi apte à durer dans le temps sans se transformer réellement. Or tout cela se passe dans des espaces, dans une durée et dans des conditions contingentes qui modèlent le système faisant l’objet de notre interrogation.

Ce qu’il faut donc comprendre, du point de vue de l’historien, c’est que l’islam vit dans le temps et que c’est dans l’histoire que naissent et évoluent la religiosité des hommes, leurs croyances, leurs cultes. Nous oserons même dire qu’au fond, il n’y a pas d’objet religion, il n’y a que des hommes vivant des fois, des croyances, des dogmes, des spiritualités. Il n’y a pas d’islam, ainsi que veulent le faire croire aussi bien les fonctionnaires du culte que les essayistes essentialistes qui fleurissent ici et là.

Où Dieu parle à des hommes responsables,…

Au surplus, c’est dans l’histoire que Dieu parle aux hommes. Or l’histoire est le lieu d’une tension entre le variable et le durable, le permanent et le discontinu et entre des durées incommensurables imbriquées les unes dans les autres. L’histoire est aussi le lieu de la responsabilité des hommes et d’un point de vue croyant, de la responsabilité des hommes devant Dieu, laquelle fonde d’une certaine manière la conscience musulmane.

Ainsi vous constituons Nous communauté médiane, pour que vous témoigniez des hommes, et que l’Envoyé témoigne de vous (Coran II, 143).

Vous avez été la meilleure communauté jamais produite aux hommes pour ordonner le convenable, proscrire le blâmable et croire en Dieu (Coran III, 110).

Du début de l’histoire biblique jusqu’à sa clôture par le prophète Muhammad.

Ainsi, l’histoire où Dieu parle aux hommes apparaît d’abord comme une succession de parachèvements, de clôtures, constituant une continuité reconstruite sur de la discontinuité et assumée par le témoignage ininterrompu des Croyants. Le premier parachèvement est l’aboutissement d’une tension qui forme le cœur de l’histoire sacrée ; la tension entre la clôture muhammadienne de l’histoire biblique et la remontée, au long d’une généalogie spirituelle, d’un lignage prophétique jusqu’aux origines d’un monothéisme reconquis et scellé, en une sorte d’apurement, par le prophète de l’islam. Cette tension entre une démarche d’interrogation généalogique visant un point originel et une clôture synthétique et réformatrice, réhabilitant ce point originel dans une intégrité retrouvée, est constitutive d’une symbolique musulmane où se mêlent l’histoire et le sacré.

Au-delà de cette clôture, l’orthodoxie construit une vision fermée de l’histoire ultérieure…

L’histoire est ainsi instituée comme le cadre d’une déperdition spirituelle et morale par rapport à un point originel. Elle n’est pas celui d’une accumulation d’expériences, de religiosités stratifiées qui enrichiraient le cœur du système symbolique. Au contraire, ces dernières sont considérées comme des embarras, des innovations blâmables, du syncrétisme dangereux et la démarche louable consiste en un élagage rigoureux, effectué périodiquement par ce que l’on appelle parfois une revivification.

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Elaborée dans des circonstances propres à l’empire musulman…

Or, là encore, une fois de plus, il faut comprendre qu’une telle conception du sacré et de l’histoire est le produit de circonstances historiques. Ces circonstances historiques tiennent en particulier à une tension entre des religiosités islamiques foisonnantes et un besoin de contrôle de la paix civile exprimé par des pouvoirs centraux. Cette tension est à appréhender dans sa spécificité et à suivre dans ses conséquences. Elles n’a que peu de choses à voir avec les luttes entre Eglises chrétiennes et hérétiques.

Où de fortes tensions religieuses agitaient les sociétés…

En effet, dans la mesure où les hérétiques musulmans étaient souvent installés dans des territoires qu’ils contrôlaient, les oppositions avec les tenants d’une religion califale longtemps mal assurée prirent l’aspect de guerres ouvertes pendant les premiers siècles de l’islam. Il était malaisé d’ailleurs de faire la part de l’opposition politique et de l’opposition religieuse dans ces affrontements qui se déroulèrent aussi bien aux marges de l’empire musulman que dans ses régions centrales et sa capitale. En tout cas, la question cruciale pendant les premiers siècles de l’islam fut en permanence celle de la relation entre des expressions religieuses erratiques et incontrôlables et les pouvoirs établis.

Et rendaient difficile un consensus doctrinal.

Aussi le souci de tous les califes pendant trois cents ans fut d’asseoir une religion officielle stable et maîtrisable. La tâche ne fut pas facile et la tentative plusieurs fois réitérée n’aboutit qu’aux environs du Xe siècle de l’ère chrétienne. Au terme de cette longue évolution, un système normatif clos put exister. Il consacra une construction doctrinale touchant aux bases scripturaires de l’islam, à leur lecture et leur exégèse, aux pratiques jurisprudentielles, cultuelles, et, d’une certaine manière, à la théologie. Cette construction s’est effectuée dans une dynamique particulière où de nombreux milieux de la société musulmane classique ont joué leur rôle, des scribes érudits aux détenteurs du pouvoir politique en passant par les couches populaires et leurs leaders religieux, très exigeants sur le chapitre de l’orthopraxie et de l’égalité islamique, souvent bafouée par les réalités de la société.

C’est pourquoi l’orthodoxie finalement construite, dans une opposition entre sensibilités populaires et savantes,…

On remarquera d’ailleurs que ces couches populaires ont toujours balancé d’une religiosité fusionnelle et affective au littéralisme ritualiste cherchant à instrumentaliser le surnaturel. Elles pouvaient donc s’attacher aussi bien à des formes sectaires qu’à une stricte orthopraxie, enchanteresse du monde. De leur côté, les milieux éclairés de cette société n’ont pas manqué d’apporter à l’édifice une contribution (le mutazilisme) qui fut prise en compte au IXe siècle et aurait pu être l’islam officiel si la puissance politique n’avait voulu l’imposer par la force, dans ce qui fut un des rares exemples d’inquisition systématique et organisée de l’histoire islamique (la mihna ou épreuve), qui brouilla peut être à jamais les religiosités musulmanes intellectualisées, spiritualistes et rationnelles, avec le sentiment religieux qui prit le pas dans les circonstance du temps et inspira l’orthodoxie de l’islam.

Ce sentiment religieux, offensé par les tentatives arrogantes du califat pour établir un islam officiel, était populaire, piétiste, soucieux d’immanence et attaché à des pratiques cultuelles perçues comme des manière de donner sens à la vie et de prendre prise sur le monde. Il se renforça pendant la résistance qui s’organisa, au IXe siècle, contre l’ingérence d’un calife, bien moins chef religieux qu’on le croit, dans une alliance entre docteurs traditionalistes persécutés et peuple méprisé

S’est fortement cuirassée dans des conditions historiques particulières.

A partir de cette époque initiale de sa constitution, à un moment où s’opérait une compilation critique utilisant une manière de méthode historique par une archéologie des matériaux religieux accumulés pendant trois siècles dans tous les domaines de la culture religieuse du temps, l’orthodoxie de ce qui va devenir le sunnisme a synthétisé, dans une construction magistrale, les religiosités musulmanes dominantes, intégrant lorsque c’était possible, élaguant lorsque c’était nécessaire. Cela s’est effectué depuis l’apogée du califat abbasside (IXe siècle), jusqu’aux invasions mongoles du XIIIe siècle.

Dès lors, l’orthodoxie se raidit, au centre de l’espace musulman, en une exigence doctrinale rigoureuse, face à deux menaces principales à l’époque ; d’une part celle d’un mysticisme populaire entaché de pratiques préislamiques, d’autre part celle d’un empire mongol iranien (les Il Khan, entre 1258 et 1353), à une période où toute l’Eurasie leur a cédé, et où seuls les royaumes mamluks (les mamluks sont des esclaves soldats) du Caire et de Delhi demeurent sous autorité musulmane sur le continent.

Entre-temps, cette orthodoxie avait été très efficacement relayée par les royautés turques qui se renforçaient dans le monde musulman à partir du XIe siècle et encourageaient le sunnisme dans leurs territoires pendant deux cents ans. Ces royautés avaient d’ailleurs souvent prétendu défendre ledit sunnisme orthodoxe pour justifier leurs interventions auprès d’un calife alors affaibli et menacé par la pression d’un chiisme triomphant. Elles avaient ensuite consolidé cette orthodoxie dans les territoires qu’elles contrôlaient, (en n’y laissant pénétrer que ce que la piété populaire imposait parfois de religiosité vécue dans les confréries), et l’on peut considérer que sans ce long travail séculaire, il n’y aurait jamais eu d’islam suffisamment homogène dans l’espace musulman d’après les siècles d’or.

Naturellement, cette réussite a eu son revers. Et si la construction entreprise dès l’époque abbasside a pu aboutir à une doctrine, à une jurisprudence et à des pratiques solidement fixées, après presque un demi-millénaire d’élaboration et d’installation, elle s’est tellement protégée, barricadée, refermée sur elle-même, dans les conditions économiques, culturelles et politiques de siècles bouleversés, qu’elle a rendu l’islam et les musulmans oublieux de leur diversité native et fait percevoir le fait islamique comme un monolithe, apparemment exclusif de toute autre forme et de toute autre sensibilité.

Pourtant, ni le débat intellectuel, philosophique, théologique, mystique, lorsqu’il put exister -et il fut brillant encore après le XIe siècle-, ni les propositions de religiosités marginales, ni les œuvres personnelles ou collectives originales, ni les audaces, ni les aventures exceptionnelles n’ont manqué au long des siècles dans le monde musulman. Malheureusement, elles n’ont guère entamé la carapace de cette orthodoxie, enfermée dans une logique interne qui constitue, nous le verrons peut-être dans une deuxième partie, la meilleure défense qui soit conte toute saine critique et toute tentative de réforme véritable.

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3 commentaires

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  1. Merci pour cet article très important et très prudent ! J’en retiens la création vers le Xe siècle d’une sorte de « religion officielle » destinée à affermir l’autorité des califes musulmans sur les populations variées de l’empire. La conséquence de cette analyse est qu’il ne faut pas rester prisonnier de cette orthodoxie qui n’est pas adaptée aux problèmes d’aujourd’hui. Ai-je bien compris ?
    En allant probablement un peu trop loin, ne peut-on en déduire que la religion d’aujourd’hui est à trouver dans le cœur de chacun ?

  2. Dans le coran , il y a deux sortes d’homme, un homme dont l’intérieur est en paix avec l’extérieur , ce qui veut dire l’intérieur reflète l’extérieur, et un autre homme extérieur dont l’intérieur est formé de plusieurs associés en constant désaccord.
    Il ne s’agit pas d’orthodoxie, quand on achète une machine, on a avec le mode d’emploi, la révélation est le mode d’emploi pour cette machine homme.
    L’homme n’est pas une industrie de l’homme pour lui rajouter la pensée humaine comme mode d’emploi .
    Meme dans le mode d’emploi des machines, il y a toujours le coté commercial, rarement le coté technique.

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