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Mohammed Abed Al-Jâbri et le dialogue islamo-chrétien

Lors de la « Quatrième rencontre islamo-chrétienne » qui s’est déroulée en Tunisie du 21 au 26 avril 1986, le penseur Mohammed Abed Al-Jâbrî faisait partie des intervenants pour prendre part activement au dialogue. Jusque là, rien d’étonnant. Mais lorsqu’on apprend que l’intitulé de la rencontre était « La spiritualité, une nécessité pour notre temps », on est en droit de se demander ce qu’est venu faire là l’intellectuel marocain !!

En effet, au regard de ses écrits sur la gnose et le soufisme, cette rencontre tout particulièrement devrait constituer un terrain hostile pour ce philosophe ! Pourtant son intervention mérite ici d’être restituée et soumise à l’esprit critique des lecteurs. 

A l’instar de l’intervention d’Amine Al-Khûlî en 1935, la conférence de M. Al-Jâbrî est très bien structurée et bien ficelée. Elle est composée de quatre axes principaux :

  1. La reconnaissance de la nature technique et instrumentale de la civilisation contemporaine 
  2. Le débat suppose la divergence 
  3. La spiritualité dans le référentiel arabo-musulman  
  4. La spiritualité dans le référentiel européen 

Avertissement : sa conférence risque probablement de susciter un certain malaise chez les amoureux de la spiritualité parmi les musulmans, ils pourront par ailleurs, s’ils le souhaitent, lire nos comptes rendus sur la réfutation de sa thèse par le philosophe soufi Taha Abderrahman et le penseur chrétien Georges Tarabichi.

Cette conférence contient les traces ou les résidus de l’opposition traditionnelle entre rationalité et soufisme, et permet donc de comprendre la réponse originale du philosophe Taha Abderrahmane.  A vrai dire, ici, ce n’est pas tant le contenu de la conférence que son contexte qui nous intéresse, ainsi que le caractère démonstratif de son discours.

En ceci – en ceci seulement – son intervention mérite d’être inscrite dans l’histoire du dialogue islamo-chrétien. Renvoyer dos à dos les conceptions chrétienne et musulmane de la spiritualité, tout en s’en distinguant et de façon constructive, est une attitude on ne peut plus audacieuse chez ce philosophe!

  • La prise en compte de la nature instrumentale et technique de la civilisation contemporaine ne remet pas en cause la divergence entre musulmans et chrétiens 

Al-Jâbrî reconnaît que le sujet de la rencontre est d’actualité aussi bien dans le monde chrétien que dans le monde arabo-musulman. La nature matérialiste, instrumentale et technique est propre à la civilisation occidentale et s’étend à toutes les autres sphères de la vie, y compris celles qui sont par nature incompatibles avec la technologie.

Face à ce phénomène, les avertissements contre ces dérives se multiplient afin de sauver et préserver l’autre dimension de la vie de l’Homme : « la dimension spirituelle ». 

Mais puisque le monde musulman, généralement celui du « tiers monde », verse dans le « suivisme » de la civilisation occidentale, il s’ensuit que « nous sommes aussi exposés au phénomène de la technologie que nous importons, générant des réactions à la lumière de notre tradition ». De surcroît, dans le même cadre du suivisme, « nous importons également les réactions de l’occident vis-à-vis de l’hégémonie du matérialisme, et ce avec délectation », écrit Al-Jâbrî.

Toutefois, si nous acceptions cet état de fait, nous sortirions de cette rencontre dans le même état où nous étions avant de l’entamer, c’est-à-dire en situation de consensus, assène Al-Jâbrî. Or, cet « accord » risque de se réaliser au détriment du débat, l’objet du séminaire.

Pour Al-Jâbrî, il faudrait donc privilégier un « dialogue fructueux », en acceptant le désaccord, ce qui permet de « dresser des ponts d’interconnexion et d’inter-compréhension ». D’où son approche « méthodique » qui consiste à inscrire la question de la spiritualité dans la « divergence entre le référentiel musulman et le référentiel chrétien ». Cette divergence réside dans la « conception-même et la représentation du sujet traité », c’est-à-dire ce qui survient dans notre esprit quand nous entendons le mot « spiritualité ». 

Or, Al-Jâbrî considère que l’intitulé de la rencontre, tel qu’il est formulé, est « orienté », il est « normatif ». Cet intitulé pose un « accord tacite », un jugement comme postulat indiscutable et que nous devrions prouver. Pour Al-Jâbrî, ce n’est pas tant le terme « nécessité » que celui de « spiritualité » qui devrait attirer notre attention car, au fond, celui-ci ne va pas de soi. C’est pourquoi il a intitulé sa conférence « La spiritualité, une nécessité…mais dans quel sens ? ».

  • La spiritualité dans le référentiel arabo-musulman
  • La spiritualité dans la langue arabe 

Le terme de spiritualité (الروحية) n’est utilisé en langue arabe que sous forme d’adjectif, « ce qui est relatif à l’esprit ». Par exemple, on dit « la vie spirituelle ». Cet adjectif ne figure pas dans la tradition linguistique arabe, ni dans la littérature de la jahiliyya, ni dans le Coran, ni sous forme de concept ou représentation.

Quant aux anciens dictionnaires, on y trouve plutôt le terme de « روحاني », comme dans Lisân Al-Arab de Ibn Mathour : ce terme correspond aux Anges sans corps. Ibn Manthour rapporte selon les linguistes que les arabes désignent par ce terme tout être humain qui a un esprit (les Hommes, les animaux et les djin). D’autres linguistes disent que le terme correspond aux esprits sans corps, comme les anges et les djin. Quant aux corps, on ne les désigne pas par « روحانيون  », par analogie avec le terme de masculinité pour distinguer l’homme de la femme, ou humanité pour distinguer l’humain de l’animal. 

En conclusion de cette sous partie, Al-Jâbirî écrit : « Arrûhâniya est un adjectif ou une caractéristique spécifique qui fait de l’être spirituel un esprit sans corps, ou une entité avec un esprit pour l’essentiel, qu’il soit corps ou sans corps ».

  • La spiritualité dans le bayân, le burhân et le ’irfân 

Ensuite, Al-Jâbirî analyse le terme de spiritualité à l’aune des trois champs intellectuels : al-bayân, al-’irfân et al-burhân. 

Al-bayân regroupe la langue, le fiqh et le kalâm. Il constate que dans ces trois disciplines, les termes de « روحية » et « روحانية » sont absents. Ainsi dans le bayân l’esprit est simplement ce par quoi le corps existe. Chez les mutakallimîn par exemple, qu’ils soient mu’tazilites comme Annathâm, Abou Al-Huthayl ou Bichr Ibn Al-Mu’tamir, ou Ach’arites ou même Hanbalites, le terme tourne autour du « corps », de la « vie », de « l’accident » et de la « substance ». L’auteur conclut que le terme de spiritualité tel que nous le comprenons aujourd’hui est absent du bayân. 

Al-burhân « est le champ qui fait d’Aristote sa principale référence ». Il se réfère à Ibn Bâja et Nasruddîn Attûssî, et après avoir mis en lumière leurs avis respectifs, il conclut en disant qu’il est « clair que qu’il y a une correspondance entre le concept d’esprit dans les champs intellectuel du burhân et le champ du bayân. L’esprit désigne dans les deux champs ce par quoi le corps vit, comme cela se dit l’âme (…). Quant au terme de rûhânî, il désigne des entités dépourvues de corps ». 

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Quant au champ du ’Irfân, les choses sont complètement différentes. En islam, les termes de « الروحية » et « الروحانية » n’ont de sens que dans les courants de la « gnose », comme le soufisme, la pensée chiite, la philosophie ismaëlienne, ou chez des philosophes comme Abou Bakr Arrâzî et Ibn Sina.

Pour prouver cela, Al-Jâbrî concentre ses efforts sur Al-Ghazâlî, plus spécifiquement sur son livre « Ihyâ ’ulûm Addîn », chapitre « commentaire des merveilles du cœur », section « à propos de la signification de l’âme, de l’esprit, du cœur et de la raison ». Ensuite, il s’attelle au livre « Michkât al-anwâr », plus précisément la section sur les «degrés des esprits humains…», où il distingue cinq types de « أرواح ».

Au terme de l’analyse de ces concepts dans l’œuvre d’Al-Ghazâlî (1), Al-Jâbrî conclut en disant  « Arrûhiya ou Arrûhâniya désigne dans la gnose ce qui surpasse la raison, c’est ce qui est irrationnel, c’est le saut au dessus du royaume de la raison, l’entrée dans les domaines de la déraison ». 

  • La spiritualité dans le référentiel européen 

La spiritualité et le spiritualisme sont non seulement bien définis dans la pensée chrétienne officielle (théologie et philosophie) mais aussi dans les courants de la gnose en marge du christianisme.

« Alors qu’en islam, la spiritualité se trouve uniquement dans la gnose, le christianisme prend la défense de la spiritualité, non en tant que gnose, mais en tant que dogme qui reconnaît le rôle de la raison et tout en combattant la gnose ». La preuve en est que le terme « Esprit » incorpore ou prend en compte la raison et le raisonnement. L’esprit désigne aussi la pensée et le raisonnement alors que « الروح » ne désigne pas la même chose, la preuve en est qu’en arabe nous l’attribuons à l’animal car c’est le principe de la vie non celui de la pensée spécifique à l’homme.

Al-Jâbrî cite des philosophes comme Pascal, Renan et Alain. Pour ce dernier par exemple « l’esprit qui ne sait plus douter descend au-dessous de l’esprit ». Et si chez Pascal, le cœur est aussi le lieu de l’intuition, le cœur ne correspond pas à l’esprit, à l’inverse d’Al-Ghazâlî, nous dit Al-Jâbrî. 

En résumé, le spiritualisme chez les européens repose sur trois principes : l’existence d’un principe spirituel chez l’Homme qui est l’âme et qui se distingue du corps, la croyance en l’existence de Dieu et la foi en des principes moraux. Ces trois éléments constituent une vision du monde en opposition avec le matérialisme. 

  • Où réside alors la divergence ?

La divergence ne réside pas dans le christianisme ou l’islam en tant que religions, mais dans ce qu’ils mettent dans le terme de spiritualité. Ainsi, en islam les termes de rûhiya et rûhâniya ne figurent que dans la gnose et le soufisme qui est « en marge, en périphérie » de l’islam.

Arrûhâniya est contraire à la raison et ne prend sa place que dans les limites de la raison. Cependant que dans le référentiel européen, le spiritualisme n’annihile pas la raison et n’entre pas en contradiction avec elle. Seul le matérialisme contredit le spiritualisme, non la raison. Il ajoute aussi que le spiritualisme n’implique pas forcément la croyance en Dieu, en islam par exemple, Abou Bakr Arrâzî a nié la prophétie. 

Pour finir, de façon radicale, Al-Jabrî va renvoyer dos à dos les deux approches chrétienne et musulmane de la spiritualité. En effet, un dernier point de divergence réside dans la distinction entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, une distinction qui est absente en islam, confirme Al-Jâbrî. Dire que la spiritualité est nécessaire signifie implicitement qu’il faudrait se soumettre au pouvoir de l’Eglise, détentrice du pouvoir spirituel, nous dit Al-Jabrî. Quant à l’islam, la spiritualité figure dans la gnose qui constitue une « rébellion contre « الرسوم » parmi les fuqaha, c’est une tentative d’affaiblir la sharî’a, si ce n’est la volonté de s’en détourner au nom de la recherche du Haq et de la Haqîqa », assène-t-il.

En conclusion de sa conférence, il dit ceci : si la spiritualité désigne l’irrationalité, alors je la refuse, et si elle signifie se soumettre au pouvoir de l’Eglise, eh bien sachez que ma religion n’est pas le christianisme.

Maintenant que notre compte-rendu de la conférence est achevé, en guise d’ouverture, nous tenons à informer les lecteurs que Al-Jabrî fait partie des rares penseurs qui ont pris par ailleurs une position bien particulière en rejetant le terme de laïcité, il a même demandé à ce que ce terme sorte du vocabulaire arabe, lui préférant l’expression de « démocratie et rationalité ».

Pour lui, la question de la laïcité en islam (2) est née dans le Châm chez les chrétiens qui voulaient s’affranchir de l’empire Ottoman. Une prise de position bien étrange pour un tel penseur, et qui permet peut-être de comprendre le pourquoi des critiques de G. Tarabichi…

 

(1) Pour simplifier la lecture, nous avons évité les détails de la scolastique et de la philosophie musulmane, ceux qui désirent aller plus loin dans la technicité de ces concepts, ils pourront lire la conférence dans l’ouvrage d’Al-Jâbrî, intitulé « Ichkâliyât al-fikr al-’arabî al-mo’âçir », 6ème ed. 2010.

(2) Lire Mohammed Abed Al-Jâbirî, « Point de vue sur la reconstruction de la pensée arabe contemporaine », 3ème ed. 2004. En arabe.

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3 commentaires

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  1. Wa ‘alaykum Salam….,

    Derrière chaque auteur ou pensée que je présente, il y a toujours un motif que je n’avoue jamais directement. Ma position se dissimule toujours derrière une phrase, un paragraphe où parfois un article entier. Même si je n’adhère pas toujours à l’ensemble de leur pensée (comme un peu chez Meseiri et Abderrahmane), écrire sur Mahmoud Châkir, ou Bâqir Assadr, ou Al-Meseiri ou T. Abderrahmane ou Fadallah ou Motahhari n’a strictement rien d’innocent. C’est ma façon à moi d’avancer masqué dans un pays qui n’accepte pas la liberté de penser! Quant à la laïcité, quelle que soit forme, c’est un produit de l’occident chrétien, pas de l’islam.

  2. L’ennemi de l’islam n’est pas le libre culte, mais plutot la realité à deux visages. Il faut toujours commencer par la fin

    Dans un marché, les gens, pour casser le prix d’un produit, ils tournent autour, ils font semblants de s’interresser à autre chose, et ils finissent par avoir le produit à moitie prix en l’achetant comme complement d’un autre produit.

    Le commerçant rusé, préfère ne rien vendre , que d’avoir à faire à ce genre de clients.

  3. Salam akhi Mouhib, sabah el-khîr. C’est la rediffusion de l’article que j’ai failli rater, parce que généralement, quand on entend les mots, “dialogue inter-religieux ou Islamo-Chrétien”, généralement, on zappe ou on se prépare à bâiller. J’ai trouvé que tu a rusé avec ce titre légitime en fait, mais évocateur dd’ennui parce que galvodé, ainsi tu attires ceux qui aiment les longueurs creuses, et ils trouvent du sens auquel ils ne s’attendaient pas.

    Bel exercice du Marocain. S’agissant de la “laïcité, effectivzement, je trouve le concept valide en milieu Chrétien qui sépare le temporel du spirituel, voire le corps de l’âme depuis la Renaissance, voire qui ne distribue pas les âmes à tout le monde et la refusait parfois aux animaux. Effectivement, le vocable “liberté” suffit, largement, “démocratie et rationalité” en politique.

    Mais la laïcité puise plus profondément, dans cette séparation artificielle des divers ordres de pensée, tandis que la continuité et l’harmonie des différents domaines de pensée, l’hollisme semble plus vrai. Certains proposent la “madaniya”, qui est la civilité, à la place de la laïcité, pourquoi pas?

    Croissant de lune.

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