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Ces penseurs européens convertis à l’Islam et occultés par l’Occident

Entretien avec Pierre-Yves Lenoble

L’Islam a toujours fasciné une partie de l’intelligentsia européenne. Des intellectuels et penseurs européens se sont convertis, tout au long du 20ème siècle, à l’Islam en découvrant une spiritualité étanchant leur soif de sens. Peu mis en avant dans l’espace intellectuel occidental, ces penseurs européens (musulmans) traditionnels ont développé une pensée métaphysique de l’unité, déconstruisant méthodiquement la vision égoïste et nihiliste de la modernité.

Cette métaphysique s’est exprimée dans la revue « Etudes traditionnelles », et a exercé une influence sur la philosophe Simone Weil, l’auteur André Gide ou encore l’artiste Antonin Artaud. Ces penseurs de l’éternité ont appelé à constituer une « élite spirituelle », et à l’heure du retour de la guerre en Europe, cet appel devient vital pour répandre la paix parmi les hommes. Dans cette interview, nous avons interrogé un auteur traditionnaliste, Pierre-Yves Lenoble, pour qu’il nous ouvre les portes de cette pensée à la fois originale, discrète et exigeante.   

Hakim Fédaoui : La pensée traditionnelle est très mal connue en France et ses penseurs sont tout bonnement effacés de la mémoire intellectuelle. Pourriez-vous nous rappeler quelles sont les principales idées de la pensée traditionnelle et ses principaux auteurs ?

Pierre-Yves Lenoble : La pensée traditionnelle (ou traditionalisme ou pérennialisme) part du principe qu’il existe une « Sagesse pérenne » à l’origine de toutes les spiritualités particulières, qu’une « Tradition primordiale » unit spirituellement l’ensemble des traditions humaines qui ont vu le jour sur terre. C’est une vision du monde englobante et synthétique qui n’a rien à voir avec une quelconque posture philosophique subjective. Ce mode de pensée vise à rechercher et à trouver des concordances, des analogies et des points d’accord entre tous les phénomènes du Sacré : mythes, symboles, rites, doctrines religieuses, cosmologies, organisations sociétales… etc.

A partir de ce travail de recension et de comparaison, il apparaît d’une façon certaine qu’un dépôt originel ou qu’un fond commun se trouve à la base de toutes les formes singulières de sacralités. Je ferai enfin remarquer que cette recherche d’une unité transcendante reliant diverses traditions ne suppose et n’accepte aucune forme de syncrétisme, aucun mélange anachronique, tel que peuvent le faire les différents courants du « New Age ».

Pouvez-vous nous expliquer plus précisément cette pensée traditionnelle ?

[Pour donner suite à ces précisions introductives], il convient de mentionner les principales idées qui caractérisent la pensée traditionnelle de toutes les sociétés prémodernes. La plus fondamentale est que toute la manifestation cosmique provient de l’Unité principielle, que Dieu est l’unique Créateur du monde en langage théologique. Cela se traduit par la primauté accordée au Sacré dans tous les aspects de l’existence (famille, travail, société, guerre, calendrier, architecture… etc.) : l’homme se trouve en permanence ”sous le regard” de Dieu, de ses dieux tutélaires ou de ses Grands Ancêtres. Pour la pensée traditionnelle, l’ensemble du monde sensible se présente comme un reflet dégradé et solidifié d’un supra-monde de nature spirituelle : l’ici-bas, contingent et périssable, tire son origine, sa réalité et sa fin d’un au-delà éternel et infini.

Dans ce paradigme où tout est déterminé par le Principe unique, l’univers se divise en trois grands domaines existentiels, en trois ”mondes” : le monde terrestre de nature matérielle et sensitive, peuplé par les quatre règnes du vivant ; le monde intermédiaire de nature psychique et éthérée, peuplé par toute sorte de créatures subtiles (anges, démons, djinns, dieux… etc.) ; le monde spirituel de nature informelle et « inchangeante » qui correspond au monde des Idées platoniciennes ou aux divers Noms divins.

Notons que cet étagement tripartite de l’univers, admis par l’ensemble des doctrines traditionnelles, se retrouve également dans la composition interne de l’être humain en corps, âme et esprit. La marche du temps, dans la perspective traditionnelle, reçoit de même une qualification et une sacralisation intégrales. En effet, le temps est conçu comme un rythme sinusoïdal, avec des périodes de fête et des périodes de deuil (à l’image de l’alternance jour/nuit), et de manière cyclique, avec des petits cycles emboîtés dans des plus grands cycles (à l’image des heures comprises dans un jour, des jours dans un mois, des saisons dans une année… etc.). Cette ronde perpétuelle est intégrée dans un calendrier sacré géré par l’autorité spirituelle qui réactualise périodiquement à travers les rites collectifs les grands épisodes du mythe clanique ou les faits marquants de l’histoire sainte.

Il faut également préciser que la pensée traditionnelle a partout et toujours appréhendé le temps long comme un flux involutif, une « chute » depuis un paradis perdu, un éloignement progressif du Principe premier se caractérisant par une lente dégradation de l’âme humaine couplée d’une solidification de plus en plus rapide du monde extérieur. L’exemple le plus parlant de ce mouvement cyclique descendant est la théorie — admise par un grand nombre de traditions — des quatre âges de l’humanité comparés à quatre métaux de plus en plus vils (âge d’or, âge d’argent, âge d’airain et âge de fer). On peut dès lors avancer, en reprenant l’heureuse expression de Jean Servier, que l’homme traditionnel se considérait comme un « ange déchu » non pas comme un « singe parvenu ».

Pour terminer, je dirai simplement que la pensée traditionnelle (anti-progressiste, anti-matérialiste, anti-scientiste et anti-égalitariste) est aux antipodes des divers courants de pensées modernes, tous désacralisés et abusivement matérialistes. L’auteur principal de l’école traditionaliste est René Guénon qui, pourrait-on dire, a été son fondateur ou plutôt son re-vivificateur dans la première moitié du XXe siècle, sachant qu’il y a eu des prédécesseurs quelques siècles auparavant comme G. Vico, A. Fabre d’Olivet, J. De Maistre ou A. Saint-Yves d’Alveydre. A partir de l’œuvre guénonienne, un grand nombre d’auteurs et de penseurs, de nationalités, d’approches et de styles différents, ont apporté leur pierre à l’édifice du pérennialisme.

Je citerai sans ordre particulier ceux qui me semblent les plus importants et qu’il faut lire en priorité : J. Evola, A. K. Coomaraswamy, F. Schuon, T. Burckhardt, J. Phaure, M. Lings, S. H. Nasr, J. Borella. Certains auteurs plus universitaires et moins spiritualistes dont les travaux rejoignent sur bien des points la pensée traditionnelle, comme M. Eliade, H. Corbin ou J. Servier, peuvent également être cités. Enfin, je rappellerai qu’il est tout à fait primordial de lire aussi les sources traditionnelles : textes sacrés, mythes et légendes archaïques, les écrits des saints et des maîtres spirituels ou les philosophes de l’Antiquité.

Quels sont les auteurs traditionnels qui vous ont le plus influencé et en quoi leur vision du monde vous aide-t-elle au quotidien ?

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Avec la lecture de certains monuments de la spiritualité traditionnelle (comme le soufisme, la mystique chrétienne ou le néo-platonisme), je ne vais pas être original en disant que ce sont essentiellement Guénon et Evola qui m’ont le plus influencés dans mon cheminement intellectuel et qui ont été à la base de ma volonté d’écrire. Ils m’ont beaucoup aidé, notamment à travers la doctrine des cycles, à comprendre les causes profondes de la crise spirituelle et intellectuelle propre à notre époque contemporaine.

De même, grâce à ses auteurs, l’Unité principielle est devenue omniprésente dans mon esprit, ce qui me permet de toujours relativiser les soucis et les malheurs du quotidien, de garder l’espérance dans le marasme ambiant, de me défaire de mon petit moi égocentré et de dépasser un certain nihilisme infécond, car je sais que tout déséquilibre a sa place dans l’Ordre universel, que « Tout procède de Dieu et se retourne vers Lui » comme le dit si simplement Plotin (cette phrase se retrouve d’ailleurs mot pour mot dans la tradition islamique).

Bref, la vision traditionnelle du monde m’a rendu beaucoup plus serein et stoïque (stoïcien pourrait-on dire) face à l’adversité des événements extérieurs et aux tourments sociétaux actuels. Enfin, cette vision du monde et de l’homme a participé grandement à mener la quête difficile et progressive de la connaissance de moi-même, à comprendre que je n’étais qu’un singe angélique ou qu’un ange simiesque capable du meilleur comme du pire, à hiérarchiser les diverses parties de mon intériorité, à petit à petit valoriser ce qui relevait du domaine intemporel de l’esprit et à tenter de gommer ce qui relevait du domaine contingent du sensitif.

Enfin, il est bon de rappeler que ce mode de pensée ne doit surtout pas se présenter comme une fuite ou un refus du monde matériel, il permet simplement de hiérarchiser les divers degrés d’existence, de comprendre que le domaine physico-psychique a son importance même s’il est contingent et passager au regard du domaine spirituel, de garder les pieds sur terre tout en ayant la tête dans les étoiles…

La modernité prométhéenne semble gagner de plus en plus les consciences aux quatre coins du monde, rares sont ceux qui lui résistent, et malheureusement les musulmans semblent complètement adhérer à cette vision prométhéenne. Pour vous, les traditions révélées peuvent-elles résister à cette modernité mutilante ?

Non, je ne crois pas car d’un point de vue métaphysique seule l’Unité divine est incréée et éternelle, donc toutes les traditions révélées, comme toutes les formes particulières de la manifestation, sont transitoires et passent ou passeront forcément par ce processus implacable : une naissance, une croissance, un âge mûr, une vieillesse et une mort. Par ailleurs, la doctrine des cycles nous apprend également que notre période moderne prométhéenne fait partie intégrante du grand plan divin, qu’elle a sa raison d’être, qu’il est impossible d’échapper à notre espace/temps, que « l’Histoire ne repasse pas les plats » pour reprendre une expression bien connue.

Si pour la grande majorité des êtres humains le Sacré a été complètement oublié et si pour beaucoup de croyants les traditions révélées ne représentent généralement plus que des vernis ethnico-culturels en compromission totale avec les pseudo-valeurs de la modernité (matérialisme, capitalisme, évolutionnisme, individualisme, scientisme… etc.), en revanche, à titre individuel, la conservation de certains principes traditionnels et la sauvegarde de la foi, notamment à travers la pratique d’une religion, peut constituer une résistance intérieure, un frein moral, un re-souvenir salvateur de notre origine divine et une précieuse ”bouée de sauvetage” face au chaos mental généralisé et au vide spirituel qui caractérisent notre temps. « Rester debout au milieu des ruines » comme le disait J. Evola, tel doit être le mot d’ordre pour tous ceux qui encore savent que « l’homme ne vit pas que de pain »…

Au début du 20ème siècle, beaucoup de penseurs traditionnels se sont convertis à l’Islam, on pense à Guénon, Agueli, Schuon, Burckhardt, Valsan, etc. Selon vous, qu’ont-ils vu ou perçu dans l’Islam pour qu’ils y adhèrent afin d’incarner leur vision du monde ?

René Guénon et Frithjof Schuon

Cette question m’est difficile car elle touche au parcours de vie et à l’histoire personnelle de ces hommes qui ont vécu à une époque différente de la nôtre sur bien des points et que je connais plus d’un point de vue bibliographique que biographique. Toutefois, il me semble que ces penseurs européens se sont convertis à l’Islam, outre le fort attrait pour l’Orient qui existait à leur époque, du fait de leur profond intérêt pour le soufisme qui, rappelons-le, constitue la facette ésotérique et initiatique de la tradition musulmane.

Martin Lings

Ces hommes, de culture chrétienne à l’origine, ont dû trouver dans l’Islam une structure religieuse leur permettant d’épancher leur soif d’une spiritualité plus profonde et intériorisée, sachant que l’Eglise catholique qui se présente comme un exotérisme exclusif, rejette et condamne toute forme d’ésotérisme. L’Islam actuel, à mon humble avis, est en train de suivre le même chemin.

Pouvez-vous nous conseiller un de vos livres pour aller plus loin, afin de connaître la pensée traditionnelle et poursuivre cette réflexion ?

Je conseillerais en priorité mon dernier livre « Homo Mythologicus », dans lequel je tente de décrypter en profondeur les grands principes de la vision traditionnelle du monde en donnant de nombreux exemples issus de toutes les époques et des quatre coins du globe. Ce livre, qui est une sorte de résumé général de mes travaux précédents, aborde de nombreuses thématiques, à savoir la métaphysique, la philosophie, l’anthropologie, les cycles historiques, le symbolisme, la mythologie et la crise spirituelle actuelle

NB : Vous pouvez retrouver Pierre-Yves Lenoble sur sa chaîne YouTube.

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Un commentaire

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  1. Assalamou ‘alaïkoum, salam Hakim Fédaoui. Très bien, vous nous présentez en l’interrogeant un auteur avec lequel vous avez de grands points d’accord, cette pensée traditionelle primordiale, qui baignait l’humanité et relierait tous les dines et doctrines célestes avec lesquelles nous vivons. Je n’ai presque rien contre cette pensée primordiale et initiale, ce bain harmonieux qui serait souterrain et inconscient à nos vécus, comme un paradis perdu. Mais pourquoi faut-il que cette tradition soit anti-égalitaire? Voilà où je butte. Le principe d’égalité est pour moi inflexible, je parle bien d’égalité, pas d’identité. Je cite l’auteur interrogé,

    Pour terminer, je dirai simplement que la pensée traditionnelle (anti-progressiste, anti-matérialiste, anti-scientiste et anti-égalitariste) Fin de citation.

    Sans principe d’égalité, je ne conçois pas le bonheur, la vie perdrait de son intérêt sans ce principe humain, mais sacré. Par exemple, je suis absolument anti-monarchiste, je ne souffres même pas les monarchies décoratives de folklore, vous voyez? Comment vivre sans élever au-dessus de toute objection, le principe d’égalité qui donne le goût de vivre?

    Croissant de lune.

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