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L’idée de la renaissance chez Malek Bennabi (1/2)

A la mémoire de mon père qui m’a légué l’idée du bien et du beau.

« Notre génie ne s’affirme pas en niant ou détruisant les autres mais en les absorbant.»Romain Rolland

La notion de renaissance en Europe sera une période de profondes transformations culturelles, économiques et sociales, entre le XIVe et XVIe siècle. Elle sera surtout perçue comme une nouvelle vision de l’homme et du monde, constituant selon Jean Delumeau « une grande marche en avant ».

C’est l’avènement de l’esprit critique, de nouvelles découvertes scientifiques, le renouvellement  de la condition humaine avec des valeurs inédites dont se réclameront bientôt les nations. La  lettre de Gargantua à Pantagruel témoigne de cette ambiance générale et de ce sentiment insatiable de renouveau et de découverte : «  Maintenant toutes disciplines sont restituées…Tout le monde est plein de gens savants… » (Rabelais, Pantagruel, VIII).

Le  problème capital de la renaissance du monde musulman (c’est-à-dire nouvel essor de la Oumma sur le plan sociétal, institutionnel, activité intellectuelle, architectural, artistique, etc.), a  été abordé par beaucoup d’intellectuels donnant naissance à maints courants de pensée.

A cet égard, le bâathisme, le progressisme, le nationalisme, le marxisme, les arabisants, les francophones, les pseudo-modernistes, le wahabisme, le kemalisme, le salafisme, ont tenté vainement d’affermir leurs « solutions », en s’attachant à l’élémentaire et au superficiel. Ces « conceptions » disparates ont sombré le monde musulman dans l’incohérence.

En pleine confusion, le monde musulman se débat en vain : « La renaissance musulmane, écrit Bennabi, est partagée entre l’attraction intégriste du passé et l’impulsion progressiste du présent.». Le monde musulman «  n’a encore fait le choix ni de la méthode, ni du modèle.»

Doué d’une grande capacité d’analyse et de réflexion, Malek Bennabi pose avec justesse le problème de la renaissance en « problèmes de la civilisation ». Rien de mieux vu, car l’occultation de ce problème est le prélude de nos futures désillusions et déboires. Il écrit : «  Le drame de chaque peuple est essentiellement celui de sa civilisation  » plus catégorique et explicite encore : « Le peuple algérien ne pourra ni comprendre, encore moins résoudre son problème tant qu’il n’aura pas pénétré le mystère qui enfante et engloutit les civilisations ». 

C’est donc la voie de la civilisation qu’il faut emprunter et le champ de ce processus long et perpétuel qu’il faut comprendre : « Il faut préparer la génération qui vient à porter une civilisation dans ses entrailles et à savoir l’enfanter. Que chacun dans ce domaine soit capable de cet accouchement… »

Il déclare alors sans ambages sa profonde conviction : « Je sais que la solution que je propose au drame musulman depuis un quart de siècle est rigoureusement exacte : il faut une civilisation pour résoudre le problème musulman. Toute autre solution n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. L’indépendance, notamment, n’est qu’un cautère sur une jambe de bois… ».  Deschamp écrira : « On ne fait pas impunément la guerre à la civilisation ».

Voici la vision de Bennabi sur la renaissance. Il fait le point : « Quand on parle de renaissance, est-il nécessaire d’envisager les choses sous un double rapport : celui par lequel elles tiennent au passé, à tous les substrats et à toutes les ramifications de la décadence, et celui par lesquelles elles tiennent aux germes du devenir, aux racines de l’avenir…Il y a donc lieu de donner aux choses de cette renaissance une double définition, l’une disruptive, négative, et l’autre constructive, positive ; l’une pour opérer des ruptures nécessaires, l’autre pour établir des contacts opportuns.»

Des idées claires, succinctement formulées mais quel programme ! C’est dans son ouvrage au titre significatif, Les Conditions de la Renaissance (voilà qui donne le tondu livre), que Bennabi tentera d’élaborer «  une technique de renaissance ».

Bien qu’il fût publié depuis des années (1948), cet ouvrage n’a pas pris une ride. Les problèmes liés à la renaissance sont toujours d’actualité et sa réflexion garde toute sa pertinence. La renaissance du monde musulman étant assujettie à des conditions, Bennabi les examine tout au long de cet ouvrage.

Que de choses à dire sur ce thème. Il aborde la notion du temps, le rapport entre le devoir et le droit, l’orientation du travail, du capital, à l’art, au sens esthétique, du sol, de la colonisabilité, du problème vestimentaire et son impact psychologique sur l’individu et sa relation avec la vie moderne, du problème de la désertification.  Cette somme de réflexions montre par sa précocité et sa profondeur toute l’étendue et surtout l’avancée intellectuelle prise sur le front intellectuel du monde musulman de cette époque.

Le ton est donné, la réflexion s’approfondit et la vue s’éclaircit. En méditant l’ouvrage, le lecteur s’imprègne des idées de l’auteur, du général au particulier (détail). L’idée maitresse de Bennabi, est que les idées ne sont pas un vain mot, et qu’elles doivent être transcrites et vécues au niveau de la vie quotidienne à travers l’ensemble de ces menus détails qui font justement toute la différence entre le civilisé et le non-civilisé. Ces passages en sont un témoin vivant : «  Tout à l’heure, en me rhabillant, j’ai eu un moment donné voulu laisser le cintre sur lequel je venais de retirer mes habits sur le lit, sous prétexte que j’allais me déshabiller dans un quart d’heure ou une demi-heure.

C’était évidemment une économie de fatigue inutile apparemment et, au fond, de la paresse. Mais je me suis ressaisi comme devant une grave faute que j’allais commettre. J’ai senti que laisser le cintre sur le lit sous prétexte que ce n’est rien, m’aurait entraîné à laisser mes sandales devant le lit sous prétexte que ce n’est rien non plus. Mais la situation qui s’est présentée à mon esprit comme la somme totale de ces riens, c’était précisément la condition de l’être non civilisé et l’état de non civilisation.

J’ai compris que si je c&eacut
e;dais sur un rien à chaque coup, je finirais par transformer tout l’aspect de ma vie et finalement toute ma manière de vivre. Je comprends combien le danger du "rien"  qu’on néglige est grave pour le progrès de l’âme et de la société, précisément parce qu’il parait négligeable.»

 L’enseignement est remarquable : ce sont ces détails – qui sont le produit de la psychologie de l’individu –  qui créent le clivage entre une société civilisée et le sous-développement, « regardons, écrit Bennabi, marcher un imam, un cadi et un prêtre catholique. Qui a l’air vif, décidé et  l’allure rapide ? » et d’ajouter « balayer devant sa porte, porter un paquet, cirer ses chaussures, planter un arbre (quand on le peut) » sont autant de gestes et de comportement qui constituent des indices sérieux d’une société civilisée, et tout ceci n’aboutit qu’à une conséquence : la création d’une ambiance « faite de couleurs, de sons, de formes, de mouvements, de choses familières, de paysages, de figures, d’idée diffuses » qui impriment l’individu dès sa naissance et qui forment le cadre socio-culturel dans lequel il évoluera.

La culture dira Bennabi est le produit de cette ambiance. Les conditions que Bennabi pose dans ce livre pour la régénération de l’homme, ont pour but l’organisation, la naissance d’une société, d’un « milieu où chaque détail est un indice d’une société qui marche vers le même destin : son berger, son forgeron, son artiste, son savant (…) mêlant leurs efforts » et «  où toute faute de style tombe sous la sanction de la critique, toute faute de comportement tombe sous la contrainte sociale.»

Le sens esthétique

La question du sens esthétique a beaucoup compté dans la vie et l’œuvre de Bennabi. A ce propos il écrit : « Même l’activité la plus insignifiante est liée à une certaine esthétique. Il manque en Algérie précisément le sens esthétique, et ce sens nous fait terriblement défaut, car il résoudrait déjà pas mal de petits problèmes qui commandent tout le problème de l’homme.

L’esthétique, c’est tout le problème de notre musique ennuyeuse comme un bâillement, c’est tout le problème de l’art, de la mode vestimentaire, de nos usages, c’est une manière de faire un geste plus ou moins élégant ou gracieux de balayer devant sa porte, de peigner nos enfants, de cirer nos chaussures (…), de marcher sans indolence comme le recommande le Coran.

Toute l’ambiance d’une civilisation : c’est là le problème de l’esthétique. Il faudrait que dans nos rues, dans nos cafés, on trouve la même note esthétique qu’un metteur en scène doit mettre dans un tableau de cinéma ou de théâtre. Il faudrait que la moindre dissonance de son, d’odeur ou de couleur, nous choque comme on peut être choqué devant une scène théâtrale mal agencée.»

Tel est en effet la quête continuelle de Bennabi, de sa recherche de l’ambiance d’une civilisation. On est presque ému de cette jalouse passion pour le beau, condition fondamentale pour une société civilisée.

A côté de l’intérêt que présente le sentiment esthétique pour la renaissance du monde musulman, Bennabi en fin observateur va  lui donner une autre dimension et une explication subtile : c’est la relation entre l’esthétiqueet le colonialisme. On trouvera dans ces extraits l’essentiel de son idée : « Il y a dans toute culture un rapport esthétique-éthique qui reflète le génie d’une société et (…) détermine sa vocation historique.

On peut considérer, certainement et jusqu’à  un haut degré, le colonialisme comme un phénomène où le rapport esthétique-éthique se trouve établi en faveur du premier terme.»

L’explication est profonde et rationnelle mais en même temps correspond à une réalité palpable constatée et vécue dans sa chair par Bennabi. En 1965, déambulant dans Alger, il laisse apparaître tout son désarroi et son inquiétude en constatant  le rapport esthétique-colonialismedans les faits : «  Maintenant en se promenant dans Alger, les signes de la dégradation et du laisser-aller deviennent évidentes. Ici, une enseigne dont certaines lettres sont éteintes la nuit, là dans un couloir d’administration  ce sont les poignées de portes qui manquent. L’autre jour, je ne sais où, j’avais remarqué dans un lieu public que l’horloge marquait six heures quelque chose à midi. Partout un détail de cette nature attire l’attention…Si d’ici un an une réaction forte et clairvoyante (…) n’a pas lieu, la Révolution qui a coûté au peuple sept années de sacrifices sera morte.»

A l’évidence, pour Bennabi la Révolution devait être un affranchissement, mais aussi et surtout  l’établissement d’un ordre impeccable car « le désordre fait la servitude » comme s’exclamait Péguy. Il semble alors désenchanté de tout : « Aujourd’hui (bien sûr Bennabi parle ici pendant la période postcoloniale, probablement en 1963), le restaurant chic sur le bord de la mer devient une gargote. Le matériel roulant s’épuise et ne peut pas être remplacé aisément. Le service qui fonctionnait à plein effectif fonctionne aujourd’hui au tiers de son effectif normal et peut-être à un centième de sa capacité technique, les lampes qui s’éteignent dans les rues ne sont pas remplacées  ou le sont lentement. Les routes ? L’équipement mécanique ? La pharmacie ? Des points d’interrogation angoissants… »

Ces constats de Bennabi ne sont que la traduction du rapport entre l’esthétique et l’action : « Même l’activité la plus insignifiante est liée à une certaine esthétique » écrit-il dans Les Conditions de laRenaissance.

L’idée donc de l’esthétique qui s’associe à la période postcoloniale est parfaitement établie dans ces passages de Bennabi : « Des indices de relâchement existent bel et bien aujourd’hui dans notre secteur public en particulier vit encore sur ce que le colonisateur (c’est nous qui soulignons)nous a laissé en partant.

Quand ce capital sera épuisé, que ferons-nous si l’impôt ne rentre pas, si le fonctionnaire ou l’employé néglige son devoir ? Et Bennabi d’une fa&cced
il;on simple et concrète poursuit : « A titre d’exemple, le matériel roulant de notre réseau de chemin de fer, s’épuise à vue d’œil, parce que visiblement l’entretien est négligé. Sans parler de l’horaire qui est fréquemment inobservé sur une ligne importante comme la ligne Constantine-Alger.

Il est donc urgent de repenser, les problèmes du pays » et il convient de constater « quand le mot indépendance devient la justification de certaines négligences qui pèsent sur notre marche.»  Mais le temps (on devrait dire l’homme de la décadence) à fait son œuvre et le constat est amer.

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 Autre page aussi importante et qui montre la  profonde sensibilité esthétique de Bennabi : « Dans la chambre où je suis au 5e étage de l’Hôtel Budapest, je vois une fenêtre de l’immeuble d’en face fleurie. Les occupants du lieu semblent entretenir leur culte des fleurs multicolores que j’aperçois dans un baquet qui occupe toute la largeur de la fenêtre. Cet aimable détail me rappelle brusquement que je n’ai pas vu, même en Ouzbékistan, une fenêtre garnie de linge étendu comme dans les beaux quartiers d’Alger. Même le socialisme n’exclut pas le goût.». On est en 1967.

Qui a vécu après Bennabi, peut constater qu’à Alger par exemple, après la période postcolonial, la plupart des immeubles sont devenus des cloaques, tant il est vrai  «  qu’il y a une relation directe entre la grandeur et l’architecture, ses qualités esthétiques, et la grandeur d’un peuple. Une période pauvre en architecture me semble correspondre à une période de faiblesse ».  Ce qui n’a pas fini d’être vrai.

Il est entendu que par ces observations importantes, et dans son développement logique, Bennabi aura établit un rapport entre esthétiqueet colonialisme. Il fut le seul. Si l’explication est ici esthétique car «  le goût de la beauté, donnera le goût du parfait, celui qui aura vraiment le sens du beau aura le mépris de l’inachevé », pour  Ibn Khaldoun, elle sera d’ordre  sociologique, celle qui a trait au rapport entre le nomadisme (al-badw) et la civilisation (umran).

L’esprit nomade est par essence même un esprit de transhumance, de déplacement incessant, « or, nous dit Ibn Khaldoun, c’est là l’antithèse et la négation de la sédentarisation (maskun), qui produit la civilisation. » Ce point de vue n’a pas échappé à Bennabi, il écrit dans Idée d’un Commonwealth islamique : « Si dans la société musulmane le problème de l’homme se pose d’une manière générale, il est un aspect sous lequel il doit être considéré plus particulièrement : celui du nomadisme.

Le nomade est un homme non encore intégré au processus d’une civilisation. En effet, dans le bilan de la vie sociale d’un milieu donné, il figure comme un élément nul ou neutre parce qu’il n’agit dans ce milieu, ni sur son équilibre économique, ni sur son équilibre culturel, et il peut déranger son équilibre politique quand des influences étrangères s’en mêlent, comme on l’a vu bien souvent dans les pays musulmans.

Or de nombreux pays musulmans comptent dans leur population un important pourcentage d’éléments nomades qui, en tant que tels, ne sont pas intégrés à la vie sociale et constituent, pour ainsi dire, l’indice le plus certain de l’état pré-social dans lequel se trouvent ces pays.

Plus ce pourcentage croît dans le pays, plus son état mental se rapproche des conditions définies par la psychologie infantile. Et si une étude systématique était faite sur le sujet, on se rendrait certainement compte, en appliquant des tests appropriés, de l’effet du pourcentage nomadique sur le niveau mental d’un pays. Et bien entendu, comme il faut s’attendre à ce que cet « effet » devienne « cause » – ce qui est normal dans un processus social – on voit quelle conséquence il peut avoir par exemple sur le facteur sol.

Le nomadisme agit sur le sol non seulement d’une façon numérique, du fait qu’une certaine partie de la population n’y est pas positivement fixée, mais il agit aussi psychologiquement : l’état du sol étant en partie le reflet d’une certaine psychologie sociale. Donc d’un point de vue technique, le problème du sol se greffe naturellement sur le problème de l’homme. Mais en outre, il a sa spécificité. La plupart des pays musulmans en effet possèdent une partie plus ou moins importante de leur territoire à l’état désertique ou semi-désertique.

Or, là où l’homme est nomade et le sol à l’état désertique ou semi-désertique, c’est l’assise même de la vie sociale qui fait défaut : c’est l’infrastructure naturelle de la civilisation qui manque.»

Car à voir de près, les nations, les sociétés,  les empires et même les individus se distinguent par leur proximité de la civilisation. Dans Colette Baudoche, Maurice Barres a pour le moins traduit cette conception en écrivant : « Mais à son insu, dans ce garni messin (Bennabi aurait dit ambiance A.S.), il subit l’agrément d’une certaine supériorité d’hygiène et de goût. Et à vrai dire, il n’y fallait pas voir une réussite de l’excellence de Mme Baudoche, mais plutôt l’effet modeste d’une vieille civilisation. » Ou à autre endroit : «  J’ai plusieurs fois regardé, écrit Barres, dans les villages messins des écoliers qui s’en allaient abîmer leur esprit clair sous les mots allemands du maître étranger. En dépit de cet embarras, ils travaillent plus et comprennent mieux que les enfants des envahisseurs. Cela s’explique : ils sont civilisés depuis plus de siècles.»

 Il est, pour toute civilisation, des traits qui la caractérisent du point de vue scientifique, technique, et dans l’ordre intellectuel et moral. Elle a alors un pouvoir émissif et d’assimilation. L’apport peut être aussi dans l’architecture, et on voit cette conviction et admiration chez Jules Verne : « En quelque années, le génie colonisateur (c’est nous qui soulignons) de la Grande-Bretagne y avait fondé une ville importante et crée un port.» Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours, Bibliothèque d’éducation et de récréation, Paris, 1979, p.150).

A la fin de l’ouvrage et après avoir développé les conditions de la renaissance et essayé de poser les jalons d’une société civilisée, Bennabi préoccupé par le rôle et la responsabil
ité de cette société envers les «  autres » de sa « conscience pour participer au drame de ce monde, écrit : «  Notre époque peut-elle enfanter une civilisation qui soit celle de l’humanité et non celle ‘un peuple et d’un bloc ? »

–       L’individu musulman a-t-il les possibilités d’être un civilisateur ?

–       Le monde musulman est-il un groupe humain susceptible de favoriser les dispositions de l’individu, en vue d’une civilisation ?

Questions fondamentales. Il reconnait, en outre, qu’il y a l’homme civilisé, l’homme à civiliser, mais il n’y a pas l’homme civilisateur. Le drame est là.

 Ce constat par sa force et son intensité, nous amène à nous poser les questions suivantes : comment mesurer le degré d’une civilisation d’une société ? Quelles sont les valeurs de la civilisation ? Sont-elles universelles ? Ya t-il une civilisation ou des civilisations ? On parle de peuples « non civilisés », « société archaïque », des peuples « naturels » (Naturevölker), civilisation « primitive », civilisation « inférieure ». L’opposition peuples civilisés-peuples barbares est-elle justifiée ? «  L’Occident est-il le seul dépositaire de la civilisation et doit-il en être le missionnaire ? Apporte t-il avec cette mission des « valeurs dont les conséquences sont la science, la justice, l’égalité et les valeurs humaines ? La civilisation européenne est-elle « indemne de vieillesse et de mort ? » selon l’expression de F. Mitterrand.

Si une civilisation ne connaissait pas ce que Toynbee appelle le breakdown, serait-elle apte à conduire l’humanité vers la « Grande Société » avec cette conscience de ce que le P.Teilhard de Chardin appelle la « planétisation ».

C’est dans le même ordre d’idées que Paul Valéry, en deux phrases qui furent célèbres : Où val’Europe ?, va être animé du même souci et poser le problème du destin de l’humanité lié au destin de la civilisation européenne.

La question dépasse celle de la domination exercée  par une minorité (l’Europe) sur le reste du monde. Le destin de l’humanité dépend t-il de celui de l’Europe ? 

Paul Valéry, chose fondamentale, va définir aussi les qualités qui lui ont assuré la prééminence en ces termes : « Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine qualité des hommes. A chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, un sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile.

L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous une relation très ancienne –tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, avec l’idée de l’Europe. Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière  propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : L’Europe va-t-elle garer sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire la partie la plus précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de L’Europe… » Qualité de l’homme, certainement. Bennabi était très attaché à « l’efficacité de l’homme comme facteur de civilisation ». La force qui nous manque. On retrouve ici chez Valéry le concept normatif de la civilisation, et la conception linéaire de l’histoire.

Le mot civilisation se confond avec l’Occident, et  la France en est l’incarnation. Guizot écrit : « Ce n’est pas un choix arbitraire ni de convention que prendre la France pour centre de cette étude (de la civilisation en Europe) ; c’est au contraire se placer au centre de la civilisation elle-même.» ou Veuillot : « Le peuple de France parut longtemps le plus apte à la civilisation ; l’on tient encore que la civilisation ne saurait être complète que par lui et peut-être qu’en lui.»

Cependant, cet égocentrisme occidental a été revu et dénoncé par certains écrivains (Les frères Tharaud, Pierre Loti, Victor Segalen), ainsi que les méfaits de la colonisation. Maurice Delafosse apporte des précisions et fait observer que  : « Si par  "civilisation "on entend l’état de la culture générale, sociale, morale et matérielle auquel sont arrivées les grandes nations e l’Europe et de l’Amérique, il est bien certain que l’on est forcé de considérer les indigènes du Soudan comme ne faisant pas partie de ce que l’on appelle communément le monde civilisé. Mais si l’on attribue au mot " civilisation  "son sens véritable, c’est-à-dire si on entend par ce mot l’état actuel de culture de n’importe quelle société ou nation, si, en d’autres termes, on parle des " civilisations "et non de la  "civilisation "- la nôtre -, on est bien obligé d’admettre que, pour avoir une culture et un état social fort différents des nôtre, les habitants du Soudan n’en ont pas moins des civilisations qui valent la peine d’être étudiées et décrites.»

Telle est la préoccupation, voir la curiosité des Occidentaux : étudier et comprendre les autres. Entre le concept descriptif et le concept normatif de la civilisation, quel est la théorie de Bennabi sur le sujet ? Préoccupé et extrêmement affecté par l’état de la décadence du monde musulman, il  ne pouvait accepter cette approche. Il voit une approche spécifique «  le monde arabe et musulman – à la différence du monde occidental et du monde communiste – il ne s'agit pas seulement de comprendre le phénomène culture, mais de le réaliser.»

Il adopte ce ton tranchant  en écrivant : «  Qu’est-ce qu’une civilisation ? Quand on pose ce
tte question, on peut avoir à l’esprit  diverses préoccupations, notamment celle de l’anthropologie pour qui  " toute forme d’organisation de la vie humaine ", dans n’importe quelle société, développée ou sous-développée, est une civilisation.

Cette acception du terme est trop large (…) dans un pays qui lutte précisément contre les difficultés du sous-développement. Si la forme de vie qu’il a hérité de l’ère de la colonisabilitéet du colonialisme est une  " civilisation ", la question posée est superfétatoire.»

« La civilisation n’est pas toute forme d’organisation de la vie humaine dans toute société mais une forme spécifique propre aux sociétés développées, spécifiée ans l’aptitude de ces sociétés à remplir une certaine fonction à laquelle la société sous-développée n’est adaptée ni par son vouloir ni par son pouvoir, ou si l’on veut, ni par ses idées ni par ses moyens.»

Des idées claires et précises qui sortent de ses entrailles et donnent du poids à tous les mots, parce qu’il vit et souffre le problème de la décadence dans sa chair (1).

Note:

(1) Cette dimension subjective dans l’appréciation du problème du monde musulman, Malek Bennabi le précisera dans une conférence intitulée  L’idéologieen évoquant le cas de Frantz Fanon.

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