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La série, l’imam et le profane (3)

[Question du profane : Quand on lit le Coran on n’y comprend rien. Là-dessus, je rejoins Voltaire lorsqu’il énonce dans le Dictionnaire de philosophie (1704) que ce livre « est une rhapsodie sans liaison, sans ordre, sans art (…) ». Donc, comme imam, comment faites-vous pour lire ce Coran ?]

Réponse de l’imam

Cette question est tout à fait compréhensible, voire prévisible, d’un esprit moderne et profane. Comme vous l’avez fait remarqué, Voltaire, lui-même, face à un Coran traduit dans sa langue maternelle, le français, n’y trouve que propos décousus, sans cohérence ni beauté. Il n’est pas faux que certains esprits ne trouveront devant le Coran que des portes closes, devenant par là-même hermétiques à son message, sa force et sa beauté. Il ne suffit plus de dire que seule une psyché sémitique et arabe peut accéder à la puissance évocatoire du Coran pour expliquer un tel décalage de goût et de vue. Sohrawardi, et Avicenne avant lui, parlaient d’une logique proprement orientale (mantiq al ishraqyioune) pour saisir la révélation incarnée dans le Coran, mais ce n’était pas pour soutenir la thèse que seul un groupe ethnique était apte à le lire mais bien pour rappeler qu’il y a des caractéristiques psychologiques spécifiques pour aborder ce livre.

Le Coran possède différents types de formulation. En effet, composé de 114 chapitres (les fameuses sourates), eux-mêmes structurés par un ensemble de versets (un peu plus de 6200), le Coran peut avoir des versets oraculaires (comme des éclairs frappant notre conscience), lyriques (pour nous emporter au-delà de notre conscience) ou prenant la forme de la prose (pour argumenter contre notre conscience). Il est vrai par ailleurs que « peu de livres font actuellement l’objet de débats aussi brûlants et contradictoires que le Coran ! Malgré une littérature traditionnelle abondante de commentaires exégétiques, ce livre, bien que datant de quatorze siècles, reste encore largement méconnu et d’un abord difficile, non seulement pour le non musulman, mais même, à beaucoup d’égards, pour le musulman lui-même » (Le Coran p.9). Aujourd’hui, malheureusement, le Coran symbolise la guerre pour bon nombre de gens en Occident.

Le Coran, s’il est vu comme une « rhapsodie sans liaison » c’est aussi, c’est vrai, parce que souvent il n’est pas lu dans sa langue originale, l’arabe, et ce n’est pas me contredire que de le dire ; je m’explique. Au préalable, vous devez savoir que vous avez deux types de « spécialistes » du Coran ou d’approche : les historiens-orientalistes qui le lisent selon son histoire (lecture diachronique) et nos commentateurs traditionnels qui le lisent en le prenant tel quel et affirmant qu’il a sa propre logique interne (lecture synchronique) ; il y a ce que l’on appelle la méthode par auto-référence (« le discours autoréférentiel coranique » – Boisliveau), ce qui veut dire que le Coran s’expliquant par lui-même, on doit rechercher à comprendre son discours à partir de lui-même.

A l’opposé de cette démarche, beaucoup d’historiens-orientalistes, à l’instar de Moezzi, nient que le langage du Coran puisse suffire pour le comprendre, et vont donc privilégier la recherche de données externes, et notamment, un contexte, une sociologie ou une histoire comparée des religions pour l’analyser. Pour eux, les sciences-humaines doivent venir au secours des musulmans pour les aider à « mieux » comprendre leur texte saint, en leur montrant les multiples influences qu’a subi le Coran ; appartiennent à cette école, Noldeke, Goldziher, Blachère, l’imam Tariq Oubrou, Ghaleb Bencheikh, Abdennour Bidar et consorts. Je précise, que ce n’est pas notre démarche et que nous appartenons à l’école traditionnelle (synchronique). Le Coran, pour le musulman, est avant tout un livre de prière et de méditation, un maître et un directeur de conscience par excellence. La haute technicité de sa structure n’intéresse pas vraiment le commun, c’est sa beauté symphonique et sa puissance évocatoire qui le touchent d’abord, depuis l’origine.

Pour ne pas vous donner l’impression que je vous balade, cher profane, j’en arrive à mon point essentiel de la démonstration. Ce que je voudrais dire, en premier lieu, c’est que les dernières études sur le Coran (Neuwirth et le programme Corpus Coranicum) ont montré la place de la rime et de la rythmique dans l’unité du texte Coranique. Malgré, une apparente « anarchie » ou « désordre » quand un croyant entend ou écoute le Coran dans la langue arabe surgit une harmonieuse unité qui détonne avec son apparente désorganisation et ce, grâce à la rime des versets ; ce qui n’est pas perceptible pour une oreille non-arabe. C’est pour cela, qu’un Voltaire, libertaire et commerçant (…d’esclaves notamment), ne pouvait ni partager ni reconnaître ce goût pour la beauté textuelle du Coran.

De plus, la redondance est un style propre aux langues sémitiques. Si nous voulions rapprocher le style du Coran avec un autre style connu en Occident, pour tenter de mieux le cerner, ce serait avec celui des fragments d’Héraclite. La structure des fragments est, comme le Coran, oraculaire au point que les occidentaux ont appelé Héraclite, l’obscur. Face au style et à la pensée d’Héraclite, Voltaire est désarmé ; il a d’ailleurs préféré Démocrite qu’il trouvait rieur plutôt que ce sage « ayant de la compassion pour ses semblables », c’est dire la mentalité de ces philosophes de cet obscur siècle des lumières. D’ailleurs, Héraclite est un penseur foncièrement oriental et ne sera jamais un penseur occidental. Enfin, si l’on veut faire une étude comparée sur le Coran, c’est auprès des fragments d’Héraclite qu’il faut chercher une ouverture à l’analyse du discours coranique ; une idée que j’offre aux chercheurs. Car, il faut savoir, qu’avant le discours des philosophes spéculatifs (né avec Aristote), philosophes bavards et écrivant leur bavardage dans des sommes, il y avait un langage simple, frugal et alliant volontiers les contradictions, et cherchant à atteindre péniblement la sagesse.

Par ailleurs, Cuypers et Gobillot écrivent dans leur petit livre « Le Coran » : « Alors que la tradition littéraire occidentale est héritière de la rhétorique gréco-latine, selon laquelle un discours doit se développer de manière linéaire, entre une introduction et une conclusion (linéarité que l’on peut figurer schématiquement en ABCDEF…), la tradition ou « rhétorique » sémitique, elle, est entièrement fondée sur le principe de symétrie. Celle-ci peut prendre trois formes, que l’on retrouve partout dans le texte :

– soit le parallélisme, quand des unités textuelles aux contenus sémantiques semblables sont reprises   dans un même ordre, par exemple ABC/A’B’C’ ;

– soit le parallélisme inversé ou composition spéculaire ou « en miroir » : ABC/C’B’A’ ;

– soit le concentrisme, quand les deux versants des symétries ci-dessus sont reliés par un élément central : ABC/x/A’B’C’ ou ABC/x/C’B’A’ » (p.49-50).

Jacques Berque avait déjà rappelé cette forme structurelle des sourates qu’il a appelée la « structure en entrelacs » du Coran. Les ruptures brusques présentes dans le Coran sont la marque du texte coranique, comme s’il voulait mettre constamment en alerte le lecteur pour qu’il ne succombe pas à une phraséologie linéaire pouvant, à la longue, générer un endormissement. « …L’exposé coranique affectionne les sauts brusques, écrit Jacques Berque. Il passe sans transitions d’un sujet à l’autre, pour revenir au premier, ou à d’autres. Ce dispositif, qu’accentue les traductions occidentales, produit un effet de variété, que l’étranger prend facilement pour de l’incohérence ». Ce phénomène était déjà présent dans la vielle poésie arabe considérée, à cause d’une telle variété, comme « un hébergement des âmes comme le disait al-Sakkaki (qara’l-anfus) » (En relisant le Coran p.723).

Ces ruptures ou bifurcations (« penser c’est bifurquer ») sont devenues « une sorte de règle du discours continu » coranique. Le Coran est comme une gigantesque caverne avec une multitude de galeries, aujourd’hui on dirait un gigantesque réseau où s’enchevêtre une multitude de thèmes interconnectés : un incommensurable network. Et on revient à ce qu’avait dit le théologien Al Razi : « Le Coran est descendu comme un seul mot ». Si nous avons bien intégré ce qui vient d’être dit, et notamment la présence d’un discours coranique volontairement détonnant pour maintenir son lecteur en alerte et l’inciter à bifurquer/penser, nous comprenons autrement ce type de verset :

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[Eh quoi ! Ne réfléchissent-ils pas sur le Coran ? S’il venait

d’un autre que Dieu, ils y trouveraient des contradictions

nombreuses (Coran IV, 82)]

Mais, dans cette même sourate plus haut, le Coran provoque notre entendement, nous déroute, pour nous forcer à réfléchir et énonce comme pour nous bousculer

[Dis : « Tout vient de Dieu ». (…)

Tout bonheur qui t’arrive vient de Dieu ;

tout malheur qui te frappe vient de toi-même.

(Coran IV, 78-79)]

Une pensée qui exclut et n’arrive pas à aller au-delà des contradictions pour tenter de chercher une unité par-delà les oppositions, pourtant nécessaires à la vie du cosmos, ne saurait pleinement saisir le Coran ; dans l’univers coranique comme dans l’univers de la mécanique quantique où, « selon le concept de superposition quantique, un objet peut se trouver en plusieurs endroits à la fois », il est nécessaire d’avoir une intelligence agile et non-binaire. On se souvient tous du chat de Schrödinger « ni mort ni vivant » mais ayant ces deux états à la fois, que le Coran énonce à sa manière en rappelant que « de toute part l’assaille la mort, et pourtant il (le damné) ne meurt pas » (Coran 14.17). Le Coran affectionne tout particulièrement les « non-binaires » et exècre les imbéciles, surtout les imbéciles heureux.

Les encyclopédistes de 18ième siècle qui ont pu lire le Coran, voyaient le monde par exclusion des contraires pour mieux l’aplanir. Les philosophes des lumières ont été de véritables platistes dans leur conception de la réalité du monde. Ainsi, est née, la pensée linéaire et binaire des rationalistes des lumières que la physique actuelle désavoue en bloc. Mais une telle pensée bute face à la « logique des orientaux » nourrie par le Coran et la Sagesse. Beaucoup de grands penseurs d’Occident cherchèrent à comprendre le Coran, et parmi eux le grand Goethe, qui avait dit « si Islam veut dire soumis à Dieu, nous vivons et mourrons tous en Islam » (Le Divan – p.103). Donc, je lis le Coran en appréciant son message qui heurte ma conscience comme ces vagues d’une mer agitée frappant les rochers d’un rivage sauvage, pour m’inviter à bifurquer, autrement dit, à penser.

 

Voilà cher profane, une tentative de réponse à ta troisième interrogation, et sache que la Connaissance absolue n’appartient qu’à Dieu.

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