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Les hommes de religion dans le Moyen-Orient ayyoubide et mamelouk XIIe – XVIe siècles (partie 1)

مؤتمر علماء المقاومة

Précisons tout d’abord le cadre spatio-temporel dans lequel nous allons évoluer. A la suite de Nûr al-Dîn de Damas, prince d’origine kurde, Saladin, kurde lui aussi, parvient à unifier les musulmans de Syrie pour lutter contre les Croisés. Champion de l’islam sunnite, il met fin en 1171 au califat chiite des Fatimides, établis en Egypte, et fonde la dynastie ayyoubide. En 1250, les troupes d’élite de l’armée ayyoubide renversent le sultan : ce sont les Mamelouks, à l’origine “esclaves” recrutés en pays turc et dans le Caucase. Cette oligarchie militaire asseoit un pouvoir très fort sur l’Egypte, la grande Syrie et une partie de l’Arabie, ceci jusqu’à la conquête ottomane de 1517. Le régime mamelouk garde les mêmes options que le sultanat ayyoubide : il stimule et protège l’islam sunnite, en boutant définitivement les Francs hors de Syrie, en écrasant les poches de résistance chiites, en arrêtant, enfin, la vague mongole. Par ailleurs, Ayyoubides et Mamelouks bénéficient du malheur des autres : à l’ouest, la Reconquista catholique espagnole, et à l’est, la poussée mongole amènent de nombreux musulmans à se réfugier en Egypte ou en Syrie, et parmi eux divers hommes de religion.

Procédons maintenant à une rapide radiographie de la société. On peut rapidement esquisser un parallèle avec les trois ordres de l’Occident chrétien médiéval1. Il y a d’abord la caste mamelouke étrangère, détentrice de la puissance militaire et politique ; elle est désignée par l’expression arbâb al-suyûf (ceux qui portent l’épée). Il y a ensuite les lettrés, c’est-à-dire “ceux qui portent la plume” (arbâb al-aqlâm), qui représentent l’élite civile ; ils occupent les hauts postes administratifs, ou forment le vaste corps des ’ulamâ’ , des “savants” détenant les charges religieuses ; ces deux types de fonctions ne sont pas toujours bien délimités. Enfin, le gros de la population constitue la masse laborieuse des paysans, artisans et petits commerçants.

D’évidence, les “hommes de religion” se situent institutionnellement dans le milieu des ’ulamâ’ ; mais il existe un autre milieu, beaucoup plus fluide et diffus, qui traverse les trois classes évoquées, et prend une importance croissante à l’époque concernée : celui du soufisme. Toutefois, malgré la liberté qu’accorde la mystique, les soufis appartiennent de façon privilégiée au vaste milieu des ’ulamâ’.

1. Les ’ulamâ’

Le terme ’ulamâ’ qualifie tous ceux qui ont suivi un cursus en sciences islamiques, et dont la compétence est reconnue dans une ou plusieurs de ces disciplines. Ils sont nommés et rétribués par le pouvoir sultanien comme les autres fonctionnaires. Ils ne constituent pas un “clergé”, ni même un corps homogène car les tâches qu’ils assument sont d’importance variable. Ainsi ceux qui ont les charges les moins prestigieuses, donc les moins rémunérées, se livrent-ils à d’autres travaux. Les disparités existant au sein de ce milieu sont renforcées par son caractère cosmopolite. Le Caire est devenue, surtout à partir des Mamelouks, une capitale d’empire jouissant d’un formidable pouvoir d’attraction aux yeux des savants musulmans de tous horizons. De façon générale, l’homo islamicus se définit comme un voyageur, un éternel pérégrin en quête de la science. Dans ce monde islamique encore ouvert, dont la koinè est l’arabe, on n’hésite pas à parcourir des milliers de kilomètres pour étudier auprès de grands savants.

Les disparités sont également fonction de la situation géographique. Il y a loin des petits juristes de campagne aux prestigieux savants de Damas ou du Caire, dont la réputation gagne dès leur vivant les frontières du monde musulman. Suyûtî (m. 1505), par exemple, est sollicité pour ses avis scientifiques (fatwâ) de l’Inde à l’Afrique sahélienne (le Takr‚r). De toute évidence, Damas n’offre pas des horizons aussi larges que Le Caire. Dans la métropole égyptienne, un inconnu d’origine rurale ou provenant d’un milieu défavorisé peut faire carrière. Par sa valeur personnelle, ou par les appuis dont il bénéficie auprès des émirs, il peut gravir l’échelle du cursus honorum propre aux sciences islamiques2. Cela lui sera plus aisé si son profil de ’âlim (“savant”) se double du charisme propre aux soufis. Au Caire, il y a peu de coupure entre les différents milieux religieux. Damas, quant à elle, et à l’exception de la première moitié du XIIIe siècle, est une ville provinciale où quelques familles détiennent les postes importants transmis souvent de génération en génération. De nos jours encore, les savants en titre sont parfois issus de ces familles. Par ailleurs, on n’y a pas oublié Saladin, qui repose près de la Mosquée des Omeyyades, car le grand mufti de la République est d’origine kurde.

Fonctions des ’ulamâ’

Les charges principales des ’ulamâ’ sont la judicature et l’enseignement des sciences religieuses. La société islamique traditionnelle a pour idéal de vivre suivant les normes de la Loi révélée, ce qui, par voie de conséquence, instaure une primauté certaine du domaine juridique au sein des sciences islamiques. Au grand cadi, ou juge suprême (qâdî al-qudât), est donc dévolu un rôle d’arbitre absolu dans les affaires tant privées que publiques de la cité. Ce personnage est au sommet de la hiérarchie religieuse et jouit d’une autorité morale considérable. La charge de grand cadi, qui reste souvent le privilège des familles notoires de ’ulamâ’, constitue le couronnement d’une carrière. La solennité marquant l’entrée en charge d’un grand cadi, nommé par le sultan, reflète bien l’importance du poste. A Damas, par exemple, le nouveau promu était reçu à la Citadelle par le gouverneur et l’armée au grand complet. « Les poètes lui adressaient leurs félicitations en vers et, si c’était le vendredi, tous se rendaient en cortège à la grande mosquée 3  ».

Bien qu’exerçant un véritable pouvoir (les textes emploient le terme hukm4), le titulaire de cette fonction est soumis aux aléas de la politique. Son influence lui est souvent disputée par le sultan, qui se considère lui aussi comme le garant de l’application de la Sharî’a. Ainsi voit-on à plusieurs reprises le sultan reprocher aux cadis un laxisme en la matière, et prononcer lui-même les peines légales. Mettant à son profit la devise “diviser pour régner”, le sultan mamelouk Baybars retira en 1264 le monopole de la charge de grand cadi au rite chafiite, en créant cette fonction pour les trois autres rites hanafite, malékite et hanbalite.

Chaque métropole du territoire mamelouk a ses quatre qâdî al-qudât, et chacun d’entre eux choisit plusieurs suppléants (nâ’ib al-qâdî). Le plus souvent, le jeune nâ’ib commence à exercer en milieu rural avant d’être nommé dans une ville et de gravir les échelons de la hiérarchie. Les appuis facilitent évidemment l’ascension des magistrats.

L’autre tâche essentielle qui incombe aux ’ulamâ’ – c’est-à-dire à « ceux qui savent » – consiste à transmettre le savoir. Là aussi, il y a loin du répétiteur (mu’îd) qui apprend le Coran aux enfants, ou du mu’allim qui enseigne dans une mosquée de quartier, au grand savant, sommité dans telle ou telle discipline, qui donne ses cours dans une madrasa, ou “institut d’études supérieures”. Pour un futur enseignant, les chances d’avenir sont beaucoup plus grandes s’il sort d’une université du Caire – notamment d’al-Azhar – plutôt que d’un établissement de province. De même cherchera-t-il à étudier auprès de professeurs renommés et ayant un vaste réseau de relations. Les postes d’enseignants sont plus stables que ceux des cadis, car plus techniques et sans interférence avec le pouvoir.

L’éventail des sciences enseignées est immense, et concerne de près ou de loin la religion, si l’on excepte la médecine et les mathématiques. La science du fiqh, ou jurisprudence islamique, occupe une place prédominante. De par ses innombrables ramifications (furû’), elle régit quasiment la vie quotidienne des gens, et fait du faqîh ou “juriste” la figure la plus commune du savant. Mentionnons toutefois, parmi les autres sciences, celles qui touchent la langue arabe, le dogme islamique (usûl al-dîn), la théologie (al-kalâm, al-tawhîd), la lecture du Coran (al-iqrâ’), l’interprétation du Coran (al-tafsîr), la tradition prophétique (al-hadîth) ou encore l’histoire…

Le prestige dont jouissent les enseignants est en grande partie lié à l’essor de la madrasa. Implantée en Iran puis à Bagdad au XIe siècle, et réservée à priori à l’enseignement du droit, elle connaît une grande extension dans les domaines ayyoubide et mamelouk, où elle doit contribuer à renforcer un islam sunnite menacé par la propagande ismaélienne, le pouvoir fatimide et les Croisés. Elle prend alors son indépendance par rapport à la mosquée, et concentre en son sein l’enseignement de la plupart des sciences.

Dans cette culture coranique dont la rhétorique représente un élément majeur, la science religieuse est indissociable de la parole publique. Le prédicateur du vendredi (khatîb), dans les grandes mosquées au moins, est donc un personnage très en vue, qui appartient toujours à l’élite des juristes-professeurs. Sa charge vient directement après celle de grand cadi dans la hiérarchie religieuse et, comme lui, le khatîb est directement investi par le pouvoir5. Il peut avoir un impact considérable au niveau politique, lorsqu’il admoneste par exemple le sultan qui assiste à son prône.

La pratique du sermon (wa’z), quant à elle, présente un caractère beaucoup plus spontané ; elle est liée au don d’élocution et à la faculté de séduction d’un auditoire, non à une fonction officielle. C’est le charisme qui fait le sermonnaire (wâ’iz), non la charge. Il faut ici encore distinguer entre les sermonnaires ambulants, hauts en couleurs, sortes de bouffons populaires qui abusent de la crédulité publique, et les savants reconnus, appartenant souvent aux milieux du soufisme, qui tentent de distiller à leur public un enseignement religieux attrayant mais aussi de bonne tenue 6.

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Appartient également au monde des ’ulamâ’ le muhtasib. En charge de la hisba, il a pour mission de « commander le bien et d’interdire le mal », selon un précepte coranique bien connu. Lui incombe le contrôle de la moralité publique – dans des lieux tels que les marchés, les bains ou les cimetières -, la surveillance de la pratique religieuse extérieure (l’assistance à la prière du vendredi, par exemple) ou encore l’application des prescriptions relatives aux “gens du Livre”, juifs et chrétiens. Mais la fonction perd à cette époque son caractère proprement religieux, pour se concentrer sur la police des marchés : le muhtasib veille à la régularité des transactions commerciales, à la qualité des produits, à la valeur des monnaies, etc 7.

Enfin, il ne faut pas oublier la masse des fonctionnaires religieux “de base”, attachée au culte rendu dans les mosquées et les autres établissements religieux : l’imâm des cinq prières – qui peut être d’ailleurs un savant réputé -, le lecteur de Coran (qâri’), les prédicateurs des petites mosquées…

Polyvalence des ’ulamâ’ et cumul des charges

La formation éclectique que reçoivent les étudiants explique la polyvalence des ’ulamâ’. Un savant musulman peut maîtriser plus particulièrement une discipline, mais il en connaît généralement d’autres qu’il met à contribution dans l’enseignement ou dans l’écriture. L’ “honnête homme” doit pouvoir écrire dans les domaines les plus divers du savoir ; c’est l’anti-spécialisation. En découle assez directement la pratique du cumul des charges. Un même savant peut dispenser des cours dans plusieurs madrasa, être prédicateur, muhtasib ou encore supérieur d’une khânqâh ou “couvent” pour soufis, tout en occupant la charge de grand cadi. En outre, au cours de l’époque mamelouke, l’imbrication des charges administratives et religieuses se précise. Beaucoup de ’ulamâ’ occupent des fonctions d’intendance ou de contrôle (nazâra) des divers services de l’Etat. Le grand cadi Ibn Bint al-A’azz (m. 1267) exerça ainsi conjointement jusqu’à quatorze fonctions8. Les revenus de tels savants étaient évidemment très substantiels.

Notes de lecture :

1 Cf. l’article de J. Cl. Garcin, « Le sultan et Pharaon », p.270.

2 Prenons, par exemple, le cas de Zakariyyâ al-Ansârî, pauvre orphelin issu du monde rural, que sa mère confie encore enfant au Caire, à un cheikh qui veillera sur son éducation religieuse : il deviendra un des plus grands savants de son époque et, grâce à sa longue vie, formera trois générations de savants de rite chaféite ; cf. E. Geoffroy, Le soufisme en Egypte et en Syrie sous les derniers Mamelouks et les premiers Ottomans : orientations spirituelles et enjeux culturels, Damas, 1995, p. 145 notamment.

3 L. Pouzet, Damas au VIIe / XIIIe siècle, Vie et structures religieuses dans une métropole islamique, Beyrouth, 1988, p.112.

4 Ibid., p.107.

5 Ibid., p.131-132.

6 Ibid., p.136-141 ; E. Geoffroy, op. cit., p.156-163.

7 On trouvera une description assez complète des taches du muhtasib chez L. Pouzet, op. cit., p.141-148.

8 Ibn Kathîr, Al-Bidâya wa l-nihâya, Le Caire, 1932-1939, XIII, p.250.

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