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Entretien avec Jean During, auteur de «Musique et Extase, l’audition mystique dans la tradition soufie»

Fin connaisseur des différentes musiques sacrées du Moyen-Orient, Jean During, directeur de recherche émérite au CNRS, ne pouvait que se passionner pour l’étude de la musique soufie, source d’extase. Sous sa plume éclairée et inspirée, il nous en révèle la dimension hautement spirituelle dans « Musique et Extase, l’audition mystique dans la tradition soufie » ( Les éditions du Cerf), un livre à mettre entre toutes les mains : des spécialistes de la voie mystique de l’islam, des mélomanes comme d’un public cultivé.

Cet iranologue distingué et musicien prolifique, qui a composé une cinquantaine de CD et signé une douzaine d’ouvrages, s’est plongé avec exaltation dans la culture soufie, où l’audition de musique s’avère des plus vivifiantes pour l’âme. A l’occasion de la parution de son ouvrage, il a accepté de lever un coin du voile sur la notion essentielle de Samâ’ sur Oumma.

Quelle est la définition exacte du mot arabe Samâ’ dans la terminologie soufie ?

Samâ’ signifie audition, et plus précisément l’audition, l’écoute de musique, et par extension un concert. Dans le lexique soufi, il signifie une séance de dévotion plus ou moins ritualisée, dans laquelle la musique a une place importante.

En quoi l’audition du Coran constitue-t-elle le premier samâ des fidèles musulmans, aussi bien dans la chronologie historique que dans la hiérarchie spirituelle?

On considère comme spirituelle une écoute qui contribue à appréhender un plan divin. Elle ne porte pas nécessairement sur de la musique, mais aussi sur un texte sacré ou un sermon éloquent qui nous rappelle notre statut d’infime créature face au Créateur. La psalmodie du Coran a cet effet, et plus encore, lorsqu’elle est mélodieuse.

Pourquoi, dans la tradition islamique, le Samâ’ était-il désapprouvé par les docteurs de la loi ? Est-ce lié au fait qu’ils y voyaient une résurgence de pratiques païennes ? 

Comme les doctrines des mystiques dépassent généralement les vues des docteurs de la loi, certaines de leurs activités ou de leurs idées sont tenues en suspicion. 

Le samâ’ apparaissait à certains comme une innovation sans base doctrinale. Mais selon ce principe, il faudrait bloquer l’évolution de la société au stade où elle était au premier siècle de l’Hégire dans le Hejaz. Cela dit, les cultes des religions monothéistes reconnues par l’Islam laissaient la belle part à la musique. Il n’y avait aucune raison de désapprouver cette coutume.

Concernant la position des soufis, vous écrivez qu’ils pouvaient être tentés de « confondre les Samâ’ avec des formes profanes de concert très répandues à cette époque, considérée comme l’âge d’or de la musique arabo-persane ». Pouvez-vous être plus précis à ce sujet ? 

Dans la littérature ancienne, samâ’ a le sens global de séance musicale. La musique et le chant peuvent susciter de puissants effets de nature psychique et physique, ainsi que des émotions esthétiques. 

Dans les cultures de cette aire et de cette époque, ces affects étaient très valorisés. En comparant, de nos jours, l’effet de certaines traditions musicales qui ont à la fois un versant profane et un versant spirituel, on constate une différence d’intensité qui tient à l’intentionnalité, à la ferveur, à l’investissement des participants, à la concentration des musiciens, et d’autres facteurs. A l’époque où le samâ’ s’est développé, il s’agissait de bien marquer la différence, d’autant que les mélomanes, même non musulmans, aimaient bien assister à des samâ’. 

Remarquez que c’est encore le cas de nos jours avec les concerts donnés par les Mevlevi, les Qavvali ou autres, où le sacré se dilue dans le profane pour l’agrément des amateurs.

Vous déplorez que l’importance de la préparation psychologique du samâ ne soit jamais mentionnée dans les écrits. Comment expliquez-vous cette omission ? 

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 Cette préparation est implicite, car les traités soufis sur le samâ’ s’adressent à des lecteurs très avertis, ou à des personnes déjà engagées dans la voie spirituelle, qui savent donc orienter leur intention et leur attention à l’écoute de paroles, de chants et de mélodies porteurs d’un message et chargés d’émotion. 

Néanmoins, beaucoup d’écrits contiennent des recommandations destinées aux novices afin que, dans le samâ’,’ ils dépassent le niveau de la délectation sensible, qu’ils chassent toute pensée parasite, et soient unis de coeur.

Du point de vue de la mystique musulmane, l’audition spirituelle représente-t-elle le meilleur moyen de se rapprocher du divin, loin devant la contemplation ? Y a-t-il une suprématie de l’un sur l’autre ? 

Si on la prend dans son sens premier d’ “entendement”, l’écoute a une préséance sur la contemplation, car elle sollicite la raison saine (‘aql salim). C’est par le Verbe, le Logos, les enseignements divins, que les humains sont guidés, tandis que la contemplation, elle, relève de l’adoration. 

Quant à la musique, son message n’a pas la précision du verbe, sauf parfois dans son association avec la poésie, aussi son écoute équivaut à la contemplation, mais n’a pas un statut de guidance.

Enfin, pour conclure : quel est le statut le statut de la musique dans l’islam ? On constate, à cet égard, que les points de vue divergent selon les différentes écoles, mais aussi entre les docteurs de la loi musulmane.

Concernant la musique, elle n’a d’autre “statut dans l’islam” que celui que les docteurs décident de lui attribuer. D’abord, la désapprobation de la musique n’était que le fait d’une infime minorité de religieux. Ensuite, elle ne porte que sur des éléments annexes à la pratique musicale. 

Tout ce qui se dit sur cette question concerne non la musique elle-même, non le chant, les instruments ou les rythmes, mais les conditions dans laquelle elle se fait, les paroles chantées, ou ce qui lui est éventuellement associé, notamment des comportements critiquables. 

Il y a neuf cent ans déjà que Ghazali, un des plus grands docteurs de l’islam, a parfaitement argumenté et éclairci le débat, mais il y en a toujours qui persistent à faire la sourde oreille.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

« Musique et Extase, l’audition mystique dans la tradition soufie » (Les éditions du Cerf)

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