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Les Frères musulmans dans l’impasse

Les islamistes, que ce soit en Tunisie ou en Égypte, ont remporté, démocratiquement, les élections de l'ère post Ben Ali et Moubarak. Nul ne le conteste, sauf les nostalgiques invétérés des régimes autoritaires ou les culturalistes, qui jugent les Arabes toujours aussi immatures pour la démocratie. L'Histoire est en train de se faire, la construction d'un ordre politique démocratique est toujours lente, contradictoire et douloureuse, l'Occident devrait s'en souvenir.Mais, faut-il pour autant renoncer au "consensus par confrontation" pour reprendre la terminologie du philosophe français Jean-Marc Ferry, lequel insiste à juste raison sur la dimension régulatrice et éthique de la discussion publique et ouverte ?

En effet, la démocratie ne saurait se résumer à l'acte de vote, sauf à vouloir privilégier la démocratie électorale, qui équivaudrait, faussement, à donner quitus ou un blanc-seing, y compris à un pouvoir pourtant élu temporairement. Au contraire, dans les cas tunisien et égyptien, la démocratie continuée suppose ou présuppose que le débat contradictoire, porté par tous les acteurs sociaux, quels qu'ils soient, puisse se poursuivre, au-delà d'une prétendue dichotomie manichéenne et trompeuse islamistes versus laïques.

Cependant, les premiers ont une responsabilité morale et politique supplémentaire par rapport aux seconds, dans la mesure où ils sont en grande partie en charge de l'État et à la tête d'un gouvernement de transition, par définition fragile, qui a donc besoin de l'avis du plus grand nombre d'acteurs du champ social. Ne tombons surtout pas dans le piège en tant qu'observateurs ; il ne s'agit certainement pas d'un conflit religieux, qui opposerait, de façon aussi fantasmatique que fallacieuse, croyants tunisiens ou égyptiens et incroyants.

Comment expliquez-vous le vote pour les islamistes d'une partie de la population?

Pour commencer, il existe deux types de vote: le vote rétrospectif, qui consiste à sanctionner les "sortants", et le vote prospectif, qui parie sur l'avenir, et se traduit, par une adhésion à un projet ou à un programme politique. Pour expliquer, ou tenter d'expliquer, le vote "islamiste", nous devons avoir à l'esprit ces deux paramètres. 

D'abord, si une partie de l'électorat a voté pour les islamistes, en Égypte ou en Tunisie par exemple, c'est parce que ces derniers furent, par le passé, parmi ceux qui ont le plus essuyé la répression des régimes autoritaires; ensuite, ils jouissent, ou ont joui, d'une forme de virginité politique (dans le cas des Frères musulmans égyptiens) ou d'entière virginité politique, dans la mesure où les islamistes tunisiens n'ont jamais pu exercer le pouvoir, fût-il parlementaire. 

Enfin, comme le rappelle à juste titre le sociologue Lahouari Addi dans Algérie. Chroniques d'une expérience postcoloniale de modernisation (Alger, Éditions Barzakh, 2012, p. 131-148), "les partis islamistes véhiculent une idéologie qui correspond aux représentations collectives de la population (…) C'est précisément l'inhumanité de ce système brutal (ndla l'autoritarisme, la dictature, etc.), qui pousse à rêver d'un État idéal, investissant dans un monde imaginaire gouverné par des dirigeants bons, pieux et donc craignant Dieu. Cette utopie est celle des islamistes qui promettent d'assurer la justice divine au profit des plus pauvres et des plus faibles". 

Quels sont les fondamentaux idéologiques des Frères musulmans?

D'abord, il est indispensable de rappeler l'immense dette idéologique de l'ensemble des mouvements islamistes contemporains, de l'Indonésie à la Mauritanie, à l'égard du fondateur de la Confrérie des Frères Musulmans, Hassan Al-Banna (1906-1949). Ensuite, tous les acteurs de l'islam politique ou islamistes, arabes en particulier, que j'ai rencontrés la reconnaissent, sans rechigner, et vouent, à cet égard, une véritable admiration, voire une fascination inoxydable pour "l'imam martyr", en sorte que je n'ai jamais entendu, de leur part, la moindre critique explicite ou directe de son héritage.

Enfin, les fondamentaux idéologiques des Frères musulmans, et de ceux qui, à l'heure actuelle, se réclament de leur héritage doctrinal, sont au moins au nombre de trois, outre les velléités de contrôle social étroit de la société, à savoir : l'instauration de l'État islamique, l'application intégrale de la sharî 'a, entendue comme "Loi positive" et non comme "voie", et construction, à terme, d'un califat. À cette aune, certains idéologues actuels de l'islam politique imaginent un tel califat sur le modèle de l'Union européenne ou des États-Unis d'Amérique! Au demeurant, Hassan Al-Banna ne cache pas, dans son oeuvre, que "Les Frères croient que le califat est le symbole de l'unité islamique" (al-wahda al-islâmiyya). 

Vous affirmez que les islamistes proches de la nébuleuse des Frères musulmans ont la même référence idéologique que les salafistes dont pourtant ils cherchent à se démarquer?

Absolument. Seulement, les Frères Musulmans, pour apparaître plus modérés et distingués par rapport aux salafistes (il faudrait, un jour, déconstruire étymologiquement et grammaticalement le vocable ou expression arabe al-salâfiyya), n'hésitent pas, publiquement tout du moins, à s'en prendre vertement à ces derniers, alors que, in fine, ils s'abreuvent à la même source idéologique ou doctrinale.

En effet, quand on lit L' Ensemble des Épîtres (majmû'at al-rasâ'il) de Hassan Al-Banna, à plusieurs endroits, ce dernier inscrit résolument son action et celle de ses disciples dans la continuité de celle, réelle ou supposée, des  "pieux prédécesseurs" (al-salaf al-çâlih) ou des "premiers prédécesseurs" (al-sâbiqûn al-'awwalûn). D'ailleurs, dans la section intitulée "Notre islam" (ce qui présuppose au passage qu'il est différent de l'islam des "autres" musulmans), Hassan Al-Banna affirme: "Notre apostolat est "islamique/islamiste" (islâmiyya)"; il s'appuie, en cela, sur "Le Livre de Dieu, la Sunna de son Envoyé (Muhammad), et la vie des pieux prédécesseurs parmi les musulmans (…)" (sîrat al-salaf al-çâlihîn min al-muslimîn). 

Ainsi, si vous comparez les écrits des salafistes contemporains à ce qu'écrit le fondateur des Frères Musulmans, vous concéderez aisément qu'il y a de nettes convergences idéologiques; d'autres diraient théologiques. En effet, les deux mouvements, malgré la diversité qui les caractérise par ailleurs en termes de références et d'organisation, nourrissent le même désir de revenir à une stricte observance de la norme coranique et prophétique, en privé et en public, espérant qu'un État, et des agences spécialisées, puissent, un jour, en garantir l'entière application.

Toutefois, les islamistes, confrontés à l'exercice concret des rapports de force politique, ont fait des concessions que les salafistes eux-mêmes feront s'il devaient entrer dans l'arène politique. C'est inéluctable! Le réel finit toujours par vous imposer ce que vous refusiez, y compris en passant par des stratégies de légitimation ex post.

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En Tunisie comme en Egypte, les islamistes sont confrontés à la réalité du pouvoir. Ils éprouvent les pires difficultés à appliquer  cette  "solution islamique" censée régler   les principaux   problèmes socio-économiques de ces pays? 

C'est dire, même certains islamistes, qui ont rapidement dû déchanter à l'exercice de mandats politiques ou publics, critiquent aujourd'hui cette formule qu'ils estiment creuse, sans le dire ainsi ou aussi ouvertement. Car, en effet, la politique est l'empire de l'imagination, de l'innovation, du pragmatisme et de la négociation permanente avec les différents acteurs sociaux, sans garantie de succès de sa propre ligne, et surtout, de la "pureté" idéologique de départ.

Des élus que j'ai pu interroger par le passé (au Maroc notamment) m'ont tous concédé que gérer une cité est différent que de "s'intéresser à la hauteur du minaret", que cela impose des compromis, des réaménagements idéologiques constants, même périphériques, et des solutions concrètes qui ne se trouvent ni dans le Coran, ni dans la Sunna, ni dans les livres de "jurisprudence" ou fiqh. 

Quels sont les rapports entre la gauche laïque et les islamistes?

D'une part, contrairement à ce que l'on peut entendre parfois dans la bouche de certains acteurs, aussi bien sur la rive nord que sur la rive sud de la Méditerranée, la ligne de partage entre laïques et islamistes ne ne situe pas tant au niveau de l'adhésion spirituelle ou non à l'islam, à la civilisation islamique, etc., tant s'en faut. En effet, la laïcité n'est pas une religion sauf pour les laïcistes et islamistes…Il y a des militants de gauche laïque qui sont musulmans convaincus, en Tunisie et en Égypte, et qui, cependant, voient une vertu politique dans la séparation entre les Églises (la hiérarchie religieuse) et l'État.

D'autre part, il faut savoir aussi, selon de nombreux témoignages concordants, que les anciens détenus des geôles de Habib Bourguiba défendaient bec et ongles les détenus, y compris islamistes, malgré leurs divergences idéologiques, et se battaient pour que les filles puissent avoir la liberté de porter le foulard, malgré les désaccords sur cette question vestimentaire! En revanche, la réciproque n'était pas forcément valable, les islamistes accusant souvent leurs codétenus d'athéisme. Cela est, au demeurant, parfaitement vérifiable. Toutefois, il peut y avoir, et il y en a, même si elles ne sont pas forcément évidentes, des relations ou des transactions idéologiques saines et décrispées, quoique poussives, entre les islamistes et la gauche laïque, notamment sur le caractère impérieux de la liberté de conscience, de la liberté de pensée, de l'autonomie morale, etc.

Enfin, rappelons également que dans les années 1970, les régimes arabes issus de l'indépendance ont largement utilisé la ferveur religieuse des jeunes générations "islamistes" pour combattre sans merci la gauche qui, très souvent, était, sans l'idéaliser outre mesure, en avance sur les questions démocratique et de justice sociale, ce qui gênait outrageusement, par exemple, le pouvoir monarchique marocain de Hassan II.

C'est pourquoi,  nous rejoignons Vincent Geisser lorsqu'il considère l'islamisme comme "un sous produit de l'autoritarisme nationaliste". Le politiste écrit, à ce sujet, dans Renaissances arabes (Paris, Éditions de l'Atelier, 2011, p. 143) : "L'islamisme s'est très largement nourri de l'autoritarisme des régimes politiques arabes à la fois pour le combattre mais aussi pour les imiter et, parfois, coopérer avec eux: les responsables ont entretenu de nombreuses transactions collusives avec les autorités officielles et les services de sécurité quand il s'est agi de taper sur la gauche laïque et séculariste ou de réduire l'influence des syndicats d'étudiants d'obédience marxiste et nationaliste sur les campus universitaires des grandes métropoles arabes (Alger, Casablanca, Tunis, Le Caire, etc.)."

Les islamistes turcs sont -ils un modèle de pluralisme?

Les islamistes turcs, avant de former un nouveau parti et de se retrouver finalement dans l'AKP (Parti de la Justice et du Développement officiellement fondé en 2001) au début des années 2000, ont essuyé, comme leurs homologues arabes, la répression et les dissolutions imposées par l'Armée, au nom de la laïcité. Ils ont, pas à pas, intégré le pluralisme et davantage encore intériorisé leur rapport à l'islam, à cause (de) ou grâce à la laïcité kémaliste qui a été un véritable booster aux révisions idéologiques des islamistes turcs, passant, dans la douleur, du rêve du califat à l'acceptation et à la valorisation de l'État-nation kémaliste et laïque. D'ailleurs, Erdogan, lors d'une visite en Égypte en septembre 2011, n'a-t-il pas encouragé, suscitant à cette occasion un vaste tollé, les Égyptiens en général, et les islamistes en particulier, à adopter "une Constitution laïque"?

A suivre…

Propos recueillis par la rédaction

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