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Les dérives d’Erdogan

En 2002, la victoire électorale du Parti de la justice et du développement (AKP ou, Adalet ve Kalkinma Partisi) a ouvert un nouveau chapitre dans l’histoire moderne de la Turquie. Dans un contexte économique et financier difficile, les réformes mises en place par la formation islamiste, ou islamo-conservatrice, ont contribué à doper la croissance et à améliorer le niveau de vie général au point qu’elles sont devenues une référence à suivre pour d’autres pays émergents. Dans le même temps, cette prospérité a été accompagnée par d’importants changements, l’un d’entre eux étant le retrait progressif de l’armée du champ politique. Les dirigeants de l’AKP ont ainsi tiré profit des négociations, certes difficiles, en vue de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) pour moderniser une partie des structures politiques et économiques de leur pays. Enfin, forte d’un prestige retrouvé, Ankara renouait, de manière spectaculaire, avec le monde arabe, Recep Tayyip Erdogan évoquant, alors, un retour de « l’Histoire à son cours normal ».
Treize ans plus tard, la donne a complètement changé. Le « modèle turc » – peut-être trop vite consacré comme source d’inspiration possible, pour les pays arabo-musulmans – est en train de battre de l’aile miné par un autoritarisme, de plus en plus, inquiétant. En décidant de mettre fin au processus de paix avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK ou Partiya Karkerên Kurdistan) et en étendant, aussi, la répression contre de multiples forces politiques turques, pourtant légales, Recep Erdogan vient de démontrer qu’il ne reculera devant rien pour renforcer son pouvoir personnel. En effet, la principale grille de lecture des récents événements, en Turquie, concerne, avant tout, la politique intérieure de ce pays. Pour mémoire, le 7 juin dernier, l’AKP, bien que vainqueur du scrutin législatif, n’a pu obtenir la majorité absolue à la Grande Assemblée nationale de Turquie. Un revers de taille pour Erdogan dont l’un des objectifs est d’étendre ses prérogatives, en tant que président de la République. Un changement qui passe par une révision constitutionnelle que l’AKP ne peut mettre en place qu’en disposant du contrôle des deux tiers du Parlement.
Le 7 juin, l’ambition démesurée d’Erdogan a été contrée par deux faits majeurs. Le premier est la montée, en puissance, du Parti d’action nationaliste (MHP ou Milliyetçi Hareket Partisi), fondamentalement, opposé au processus de paix, entamé en 2012, entre Ankara et le PKK, via des négociations avec le leader kurde emprisonné Abdullah Öcalan. Le second est l’émergence du Parti démocratique des peuples (HDP ou Halklar?n Demokratik Partisi) qui a fait son entrée, pour la première fois, au Parlement. A l’origine pro-kurde, cette formation progressiste, très populaire au sein de la jeunesse turque, entend représenter toute la société y compris ses minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses voire sexuelles. S’inscrivant dans la foulée du mouvement protestataire de l’été 2013, cette coalition de plusieurs partis et associations de gauche est souvent qualifiée de « Syriza turque ».
En s’en prenant au PKK mais, aussi, au HDP, Reccep Erdogan entend, donc, faire coup double. D’abord, il envoie un message de séduction aux nationalistes, en leur assurant qu’il n’y aura jamais d’Etat kurde et que même une autonomie du sud-est du pays, dans le cadre d’une décentralisation telle que souhaitée par le PKK, n’aura jamais lieu. Ensuite, il se débarrasse d’une formation politique, en l’occurrence le HDP, qui lui a coûté de précieuses voix. Car le scénario qui est en train de se dérouler est clair comme de l’eau de roche. Assuré de l’inertie complice de ses alliés occidentaux – lesquels ont besoin de la Turquie dans la lutte contre l’Organisation de l’Etat islamique (EI) et contre le régime de Bachar al-Assad -, Erdogan entend faire interdire le HDP et ses composantes et les empêcher, ainsi, de se présenter aux législatives anticipées qui vont, certainement, avoir lieu à l’automne prochain.
Des législatives qui, si elles donnent la majorité absolue à l’AKP, ouvriront, donc, la voie à la mise en place d’un régime présidentiel… Selahettin Demirtas, président du HDP ne s’y est, d’ailleurs, pas trompé en déclarant que le seul délit de son parti « c’est d’avoir fait 13% [des suffrages] aux dernières élections ».
La répression, car c’en est une, contre le HDP s’explique, aussi, par le fait que ce parti représente tout ce qu’Erdogan déteste, en terme de valeurs et d’orientations politiques. Idées de gauche, engagement écologique (comme lors de la défense du Parc Gazi à Istanbul, en 2013), défense des minorités, et opposition à l’alliance avec l’Organisation du Traité atlantique (Otan) et les Etats-Unis : tout cela ne correspond pas à la vision conservatrice et religieuse d’Erdogan. Pendant longtemps, le leader de l’AKP a donné l’impression d’être partisan du pluralisme et de la démocratie même si, à propos de cette dernière, il a déclaré, un jour, qu’elle était « comparable à un bus qui finit toujours par s’arrêter quelque part ». Aujourd’hui, il reste, tout de même, à savoir si cette dérive autoritariste est soutenue par les membres de l’AKP ou si elle est le résultat d’une ambition personnelle dévorante.
Cette mise en perspective, en matière de politique interne turque, permet, donc, de mieux appréhender l’autre « virage » récent de la Turquie autrement dit sa décision de s’attaquer (enfin) à l’Organisation de l’Etat islamique. Bombardements aériens et création annoncée d’une « zone protégée » avec le concours des Etats-Unis ont donné à penser qu’Ankara considère, désormais, que la priorité n’est plus la chute du régime d’Assad mais bien la lutte contre l’EI.
Autant le dire, la réalité de ce recentrage reste peu convaincante. Jusqu’à présent, la stratégie turque a, surtout, consisté à empêcher que les Kurdes de Syrie, alliés au PKK, ne contrôlent de trop grands territoires cela quitte à « ménager » l’EI jugé, il y a, encore, quelques jours, comme indispensable pour l’affaiblissement d’Assad. Officiellement, c’est l’attentat suicide, dans la ville de Suruç qui, le 20 juillet dernier, a coûté la vie à 32 personnes (dont de nombreux jeunes de gauche, engagés dans un mouvement de solidarité avec la population de Kobané ou Ayn el-Arab), a changé la donne et mis fin à l’indulgence (coupable) de la Turquie à l’égard de l’EI. Mais seul le temps confirmera ce changement. En attendant, la Turquie s’en retourne à pas rapides, vers les périodes de fer, celles où la gauche et les mouvements kurdes étaient, impitoyablement, persécutés.
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