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Le culte des saints au Proche-orient (partie 3)

Au Proche-Orient, l’héritage pré-islamique n’est pas seulement judéo-chrétien. Ainsi la célébration chiite de la mort d’al-Husayn évoque pour certains auteurs l’ancien mythe persan dont le héros était Siyavosh (1). D’autre part, les sectes issues de l’Islam qui ont trouvé refuge, après la domination sunnite, dans les régions montagneuses y développèrent un culte des saints dans lequel affleure un substrat religieux ancien. En pays alaouite, il existe plusieurs sanctuaires dédiés à « l’imam ’Ali » ; cette appellation générique est donnée à tous les saints dont la population ignore l’identité, et qui sont vraisemblablement antérieurs à l’Islam. Soulignons au passage que les Alaouites remplacent le pèlerinage à la Mecque par celui qu’ils effectuent aux mausolées des guides de leur doctrine (2). De même, la vénération des Yézidis pour le cheikh ’Adi b. Musafir (m. vers 555 / 1160) les a amenés à prier en direction de sa tombe ; ils y accomplissent de plus la circumambulation (tawaf) (3). Dans la montagne kurde, le sunnisme lui-même reste fortement teinté d’un culte de la nature, qui donne vie à un panthéon d’esprits ayant peu de liens avec la religion musulmane.

Les divers rites thérapeutiques et propitiatoires effectués lors des ziyarat – et attestés dans l’ensemble du Proche-Orient – témoignent à l’évidence de la survivance d’un vieux fonds de croyances. Ainsi, l’Islam n’autorise en théorie que les voeux (nadr, pl. nudur) conclus avec Dieu (4) ; pourtant, les populations de notre région en contractent fréquemment avec les saints défunts, leur promettant de faire lire un mawlid à leur attention si leur requête est exaucée, ou de donner de l’argent, des bougies ou autre au maqam. Notons toutefois qu’une certaine sobriété caractérise ces pratiques dans les villes syriennes, en comparaison de l’exubérance que l’on constate chez les chiites irakiens et les Alaouites. Les pèlerins espèrent retirer la baraka du contact physique qu’ils établissent avec les objets des sanctuaires, en s’appliquant sur le corps des morceaux de l’étoffe recouvrant la tombe, ou des pierres trouvées dans le périmètre du mausolée ; ils nouent également des pièces de tissu aux arbres environnants, pour créer un lien privilégié entre le saint et eux. Or ces coutumes, auxquelles Ibn Taymiyya assigne une origine pré-islamique (5), se rencontrent plus souvent en milieu rural, et dans les zones chiites et alaouites. On peut difficilement en conclure que l’influence du censeur syrien s’est prolongée jusqu’à nos jours, mais il est certain que la retenue de la ville syrienne provient en grande partie de la mainmise qu’y exerçaient les ’ulama’ sur la vie religieuse.

3 – La personnalité des saints.

Dans le cadre de ce travail, l’identification des prophètes précédant Muhammad ne présente pas d’intérêt (6). Il faut par contre souligner le rôle central que tient Muhammad dans l’économie des relations entre anbiya’ et awliya’. Nous avons déjà évoqué le fait que, selon l’enseignement soufi, les seconds n’héritent des premiers que par l’intermédiaire du Prophète. La pratique populaire concorde sur ce point avec la doctrine spirituelle. Les femmes de Damas, par exemple, font lire un mawlid lorsque le voeu qu’elles ont contracté avec le Nabi Yahya a été exaucé ; or ce mawlid est toujours celui du Prophète, et remémore sa naissance ainsi que les signes miraculeux qui l’ont accompagnée. La seule fête de mawlid que connaisse la Syrie est celle de Muhammad, contrairement à l’Egypte où les fêtes des saints rivalisent avec le mawlid nabawi. A Damas, les festivités durent deux mois (rabi’ al-awwal, rabi’ al-tani) et donnent l’occasion aux nombreux groupes de chant religieux de se produire dans tous les quartiers. Par ailleurs, la langue dialectale contient jusqu’à nos jours beaucoup d’expressions évoquant le Prophète ; cette référence revient constamment dans toutes les circonstances de la vie quotidienne, et témoigne à sa façon du « culte » dont le Prophète est l’objet. S’il repose à Médine, du moins apparaît-il bien vivant dans les nombreuses visions qu’ont de lui les soufis mais également les gens simples. On ne saurait trop insister sur le fait que, aux yeux des musulmans, la lumière des saints s’estompe face à celle du Prophète.

Le personnage de Hadir, « le Verdoyant » (al-Hadr al-Ahdar en Palestine et au Liban), constitue un autre intermédiaire privilégié entre prophétie et sainteté ; en effet, les débats séculaires qu’il a suscités font état de sa participation à ces deux statuts, et si certains fuqaha’ le considèrent comme étant mort avant même la période islamique, ses apparitions aux soufis et aux ’ulama’ de tous les siècles attestent à leurs yeux de la vitalité de « l’initiateur des saints » (7). La vox populi rencontre ici encore l’expérience mystique, à en juger par le nombre de villages portant son nom au Proche-Orient, et par celui des maqam-s qui lui sont dédiés (8).

En milieu palestinien et libanais, ainsi que chez les Druzes et les Alaouites, Hadir est identifié à Saint Georges, martyr chrétien du IVe siècle que la légende dépeint terrassant le dragon. Les Alaouites vont ainsi visiter le couvent de Saint-Georges (dayr Mar Girgis), qui fut fondé au VIe siècle et se situe au pied du Crac des Chevaliers, en Syrie (9). Les musulmans palestiniens vont prier à l’église de Hadir, dans le village du même nom qui se trouve près de Bethléem (10) ; de même, ils participent à la fête chrétienne qui a encore lieu à Lod en l’honneur du saint. En outre, ils sont nombreux à posséder chez eux une icône de Saint-Georges, chose inconcevable dans une autre ambiance sunnite. Les deux communautés prêtent serment en son nom, au même titre qu’en Jésus (wa haqq al-Hadr al-Ahdar…), et lui attribuent la faculté de guérir les troubles mentaux et nerveux (11). La vénération que lui portent ces populations est justifiée par la tradition islamique, qui le fait habiter à Jérusalem (12). Hadir représente donc un point important de convergence entre le christianisme et l’islam palestiniens.

Sa présence est attestée dans d’autres régions du Bilad al-Sam, notamment à Damas (13) et à Alep (14). Mais, alors qu’il est assimilé en Irak à Elie (le Ilyas coranique) (15), les sunnites syriens se bornent à voir en lui l’interlocuteur de Moïse, et réservent à quelques saints contemporains le privilège de sa rencontre. Soulignons enfin le lien de « celui qui a bu à la source de vie » avec l’élément aquatique : les marins de la côte syrienne l’invoquent encore en cas de tempête, mais ne vont pas – comme c’est le cas en Inde du Nord – jusqu’à l’ériger en divinité protégeant tous les métiers de l’eau (16).

Quittons la sphère de la prophétie pour aborder celle des awliya’ de l’Islam. De nos jours, la ferveur religieuse ne se dirige plus guère vers les nombreux Compagnons de Muhammad enterrés dans l’ensemble du Proche-Orient, si l’on excepte le cas du chef de l’armée musulmane Halid b. al-Walid à Homs. On ne sait trop si Bilal, le muezzin du Prophète, est enseveli à Alep, à Damas ou à Médine, et les Damascènes ne semblent pas s’indigner outre mesure de la vindicte chiite s’abattant sur la tombe du calife omeyyade Mu’awiya, Compagnon lui aussi.

L’Irak détient le privilège d’avoir été le berceau de la civilisation classique de l’Islam, et Bagdad d’avoir alors abrité les personnalités les plus éminentes dans les domaines religieux et spirituel. Les sunnites honorent encore deux fondateurs d’école juridique, les imams Abu Hanifa (m. 150 / 767) et Ahmad Ibn Hanbal (m. 241 / 855), que les savants postérieurs autant que la vox populi ont agrégé à la communauté des saints musulmans (17). Abu Hanifa est perçu comme un « intellectuel », nous a dit un Irakien ; en effet, des cours en sciences religieuses sont donnés dans la mosquée attenante au mausolée, et une faculté de théologie (kulliyat al-Sari’a) se trouve à proximité ; l’imam n’en est pas moins très visité. Quant à Ibn Hanbal, le calife dut faire garder le cimetière où il était inhumé « tant y étaient intenses les manifestations de dévotion des pèlerins » sur son mazar (18).

Juste de l’autre côté du Tigre, les chiites vénèrent d’autres « imams », évoqués plus haut : Musa Kazim et son petit-fils Muhammad Taqi al-Gawad. Il faut noter que les sunnites s’associent à cette dévotion, d’autant plus que les soufis considèrent le premier comme un maître spirituel, qui apparaît d’ailleurs dans les chaînes initiatiques du tasawwuf. Les sunnites visitent de même Najaf et Kerbela, et les Damascènes se rendaient à Sitt Zaynab – la fille de ’Ali – jusqu’à ce que les Iraniens prennent possession du lieu. Relevons la grande place que réserve la croyance populaire chiite à Abu l-’Abbas, le demi-frère d’al-Husayn, qui est enterré dans un mausolée autonome à quelques centaines de mètres de celui-ci. Bien qu’il ne s’intègre pas dans la procession des Imams duodécimains, le petit peuple lui sait gré d’avoir, dit-on, étanché la soif des compagnons d’al-Husayn, durant la bataille de Kerbela, en puisant de l’eau dans l’Euphrate. Il fait l’objet de serments et de voeux, et beaucoup de surnoms héroïques lui sont attribués (19).

A Bagdad, la prolifique école soufie des IIIe et IVe siècles a laissé des noms illustres qui s’inscrivent encore dans la pierre, mais L. Massignon écrivait avec raison à leur sujet, en 1908, que « le mouvement des pèlerins se restreint » (20). Selon les sources anciennes en effet, la tombe de Ma’ruf al-Karhi (m. 200 / 815), un des quatre patrons de la ville, était très prisée (21) : elle avait « la réputation d’être un tiryaq (thériaque, panacée), parce qu’un grand nombre de maladies y ont trouvé leur guérison » (22). Mais il n’y a plus guère désormais que les soufis et les étrangers pour le visiter, lui et d’autres maîtres comme Gunayd et Hallag. Al-Gilani et ses disciples ont évincé en grande partie leurs prédécesseurs. En Syrie, les seuls mystiques de la première époque retenant l’attention de la population sont Abu Sulayman al-Darani (m. 215 / 830), encore visité à Daraya près de Damas (23), et Ibrahim Ibn Adham (m. 162 / 778), le fameux prince du Hurasan converti à l’ascèse, dont le maqam se trouve à Jéblé sur la côte syrienne. Rabi’a al-Samiyya, souvent confondue avec Rabi’a al-’Adawiyya de Basra, est, à Damas même où elle repose, beaucoup moins connue que sa célèbre homonyme irakienne (24).

La position de glacis qu’occupa le Bilad al-Sam face aux envahisseurs mongols et francs a suscité beaucoup de vocations de « combattants pour la foi » (mugahidun). Leur présence remonte à vrai dire à la conquête musulmane, si l’on se fie au maqam appelé Saqa Sulayman, non loin de Homs, du nom d’un soldat qui aurait abreuvé (saqa) l’armée de Halid Ibn al-Walid. Durant le mandat anglais en Palestine, la population avait fréquemment des visions dans lesquelles les saints les plus divers intervenaient miraculeusement contre les kuffar, et l’on imagine que ces visions n’ont pas dû s’interrompre (25).

Toutefois, des saints ayant pratiqué le gihad ont réellement existé. Cheikh Arslan est sans doute passé à la postérité grâce à la protection du prince Nur al-din Zanki (m. 569 / 1174), et à la vénération que ce dernier lui vouait (26). Le souverain lui-même a été intégré dans la sphère de la sainteté, notamment pour la lutte implacable qu’il a menée contre les Francs. Perçu comme le « champion de la Sunna », il est jusqu’à nos jours appelé sahid (« héros militaire », ici, plutôt que « martyr ») par les Damascènes, et certains voient en lui le sixième « calife juste », après les quatre successeurs du Prophète et le calife omeyyade ’Umar b. ’Abd al-’Aziz. Il voyait fréquemment, dit-on, l’Envoyé en rêve, et sa réputation de prince intègre lui vaut d’être sollicité plus spécialement pour la libération des prisonniers politiques syriens. Lorsque leur voeu est exaucé, les gens font brûler des bougies près de sa tombe ; celle-ci se situe dans la madrasa Nuriyya, où se tiennent régulièrement des séances de dikr soufi. Le célèbre Saladin ne jouit pas d’une telle aura : peu visité, il n’est pas considéré comme un wali par les sources (27) ; la même remarque s’impose à propos d’un autre « sauveur de l’Islam » enterré à Damas, le sultan mamelouk Baïbars.

Le culte des saints en milieu sunnite prend une grande extension à partir du VIe / XIIe siècle, avec l’émergence des voies initiatiques, qui se cristalliseront bien plus tard en « confréries ». La ziyara au sanctuaire du maître éponyme – à défaut d’être souvent le réel fondateur – matérialise une dévotion qui se manifeste également par une abondante production hagiographique. Ces faits sont connus, mais il faut noter que l’absence de grands « fondateurs » en Syrie a entraîné la diffusion dans cette aire des voies irakiennes. Le rôle majeur qu’y joue ’Abd al-Qadir al-Gilani provient de l’implantation très rapide de descendants directs du saint à Hama notamment, et du prestige des Maqadisa palestiniens, qadiris autant que hanbalites. La Syrie connaît bien une variante locale de la tétralogie des Pôles spirituels (al-aqtab al-arba’a), mais y apparaît pourtant la dette de la Syrie envers l’Irak : à côté de M. al-Karhi et d’al-Gilani, figurent Hayat al-Harrani (m. 581 / 1185) et son disciple ’Aqil al-Manbigi (la date de sa mort est incertaine) (28). La version répandue, depuis sans doute le XVe siècle, des « quatre Pôles » mentionne les deux Irakiens al-Rifa’i et al-Gilani, ainsi que les deux Egyptiens Ahmad al-Badawi et Ibrahim al-Disuqi. Cette carence de la Syrie explique en partie qu’on n’y célèbre pas de mawlid de saint, alors que la Palestine, avec ses nombreux mawsim-s, suit le modèle nilotique. Dans le domaine initiatique, l’influence de l’Egypte sur cette région est d’ailleurs beaucoup plus manifeste que sur le reste du Bilad al-Sam (29).

Si populaire que soit « sidi Muhyi al-din » à Damas, les gens ont conscience que leur ville ne fait qu’abriter cet hôte illustre : par la portée universelle de sa doctrine, Ibn ’Arabi (m. 638 / 1240) ne leur appartient pas, et ils ont plutôt vu en cheikh Arslan le saint patron de la cité ; celui-ci n’est pas plus damascène que le maître andalou (il vient de Qal’at Ga’bar, sur l’Euphrate), mais son histoire personnelle est étroitement liée à celle de Damas à l’époque des Croisades. Les relations entre la ville et le Cheikh al-Akbar ont d’ailleurs été capricieuses, oscillant entre l’opprobre complet jeté par les fuqaha’ et la vénération sans bornes des Ottomans, entre une tombe maintenue en friches et servant de dépotoir, et le mausolée élevé par le sultan Sélim sous sa propre direction, en 923 / 1517 (30). Le détracteur principal d’Ibn ’Arabi, Ibn Taymiyya (m. 728 / 1327), n’en a pas moins été inhumé au « cimetière des soufis » (31). Nous savons que sa tombe était visitée au début de l’époque ottomane, ce que confirme un texte hagiographique de cette période faisant de lui un wali gratifié de miracles (32). La tombe subsiste toujours au sein de l’université de Baramké, ancienne caserne ottomane bâtie sur la maqbarat al-sufiyya, mais le cheikh n’est plus sollicité ; en effet, comme nous le disait un cheikh damascène, « les soufis voient en lui un mécréant (kafir) (33), et les réformistes salafis [qui ont adopté ses idées] s’interdisent toute visite pieuse… ».

Parmi les saints proprement syriens, ’Adi b. Musafir, déjà mentionné, a eu un destin spirituel étrange puisque ce cheikh au sunnisme bien tempéré, loué par Ibn Taymiyya, est encore l’objet, de la part des Yézidis, d’un réel « culte » allant parfois jusqu’à la déification (34) ; mais nous sortons là de la sphère islamique… Sa’d al-din al-Gibawi (m. sans doute à la fin du VIe / XIIe siècle) représente un authentique maître de voie initiatique, laquelle trouve son origine dans la Rifa’iyya. Alors qu’il s’adonnait au brigandage, il fut plongé dans un profond état de torpeur et, à l’instar du Persan Fudayl Ibn ’Iyad (m. 187 / 803), se convertit à la vie spirituelle. Il s’installa à Giba, à une trentaine de kilomètres de Damas, et le Mont Hermon voisin s’appellerait Gabal al-sayh (“la Montagne du cheikh”) parce qu’il s’y serait réfugié après avoir été saisi par « l’attraction divine » (gadb). Sa’d al-din et ses successeurs étaient réputés pour guérir de la folie, et l’on peut encore voir, dans la zawiya de Giba, l’endroit où officiait le cheikh. La construction récente d’une grande mosquée attenante au mausolée témoigne de la vitalité de l’endroit et de l’importance du flux de pèlerins venant de l’étranger (notamment des Balkans, où la voie est bien implantée).

Damas a abrité à l’époque ottomane ’Abd al-Gani al-Nabulusi (m. 1143 / 1730), savant et soufi dont l’oeuvre variée a eu un grand rayonnement ; il a expliqué et défendu la doctrine de son « voisin » de Salihiyya, le Cheikh al-Akbar. Par la suite, et ceci dans l’ensemble du Proche-Orient, furent vénérés comme awliya’ des soufis revivifiant une ancienne voie initiatique et créant un rameau autonome ; citons les cas notoires de « Mawlana Halid » al-naqsbandi à Bagdad puis Damas, et du sadili ’Ali al-Yasruti, déjà évoqué, en Palestine. En outre, les populations agrègent à la communauté des saints des ulama’ qu’aucune aura particulière ne signale, si ce n’est qu’ils ont résisté avec acharnement à l’occupant français ou anglais : nous retrouvons ici le thème du gihad.

Le grand saint de Damas au XXe siècle, Ahmad al-Harun (m. 1962), a activement participé à la lutte contre les Français, mais la walaya que tout un chacun lui reconnaît a une autre source. Il incarne en premier lieu un type spirituel assez rare dans le tasawwuf : celui du cheikh « illettré » (ummi), dont la science ne procède pas de l’acquisition mais de l’inspiration divine. Ce tailleur de pierres au Mont Qassyoun n’a en effet appris à lire qu’à un âge avancé ; il a pourtant laissé des milliers de pages – dictées – dans les sciences profanes les plus diverses, et éclairait les cheikhs les plus avertis sur le sens des textes soufis (35). Sa popularité inentamée parmi les Damascènes provient du rôle social éminent qu’il jouait dans la société, toutes classes confondues, grâce à l’assistance de la « faveur divine » (karama) : ses miracles, spectaculaires, étaient généralement orientés vers la guérison d’autrui, et les soufis contemporains affirmaient qu’il avait hérité sur ce point de Jésus (maqam ’isawi) car il aurait ressuscité des morts (36).

Remarquons enfin que si la dévotion commune « crée » des prophètes qui n’ont sans doute jamais existé – nous en avons eu l’exemple en Palestine -, elle matérialise également des saints imaginaires ou en personnalise d’autres à l’identité oubliée. Tel semble être le cas du « cheikh Uways Abu Tasa », que les Alépins sollicitent pour se débarrasser des mauvais djinns ; ce cheikh a t-il une quelconque réalité historique, alors qu’on ne lui connaît aucun maqam, et que la tasa désigne le récipient dans lequel on provoque une réaction chimique à base de plomb, censée expulser le djinn ?

Prophètes, Compagnons, grands juristes, Imams du chiisme, soufis anciens et modernes, mugahidun, hommes de pouvoir… ainsi se déroule la longue procession des saints. Au Proche-Orient, la walaya parcourt le cycle complet de l’humanité, et assume les formes les plus diverses qu’offre la tradition islamique.

A suivre…

1. Y. Richard, op. cit., pp.132-133.

2. Cf. Ja’far al-Kange, Isma’iliens, Nusayrites et Druzes en Syrie, thèse de doctorat IIIe cycle, Strasbourg, 1983, pp.48-49.

3. Ce qu’IbnTaymiyyaa bien sûr dénoncé ; cf. R. Lescot, op. cit., p.41.

4. Tous les ouvrages de droit musulman consacrent un chapitre aux nudur ; cf. par exemple ’Ala’ al-din ’Abidin, Al-Hadiyya al-’ala’iyya, Damas, 1978, p.202.

5. Il évoque la Gahiliyya ; cf. K.. al-ziyara, p.51.

6. Relevons au passage que les Baha’is considèrent également la Palestine comme la terre des prophètes ; ils ont en effet enseveli le « Bab » Sayyid ’Ali Muhammad sur les pentes du Mont Carmel dominant Haïfa, en Israël. Celui-ci fut le précurseur de Baha’ Allah, qui se prétendit prophète en Perse au siècle dernier et contredit donc l’enseignement islamique selon lequel Muhammad est le dernier prophète.

7. Sur ces débats, voir notre thèse, dont l’édition est prévue à l’Institut Français d’Etudes Arabes de Damas : Le soufisme en Egypte et en Syrie : implications culturelles et enjeux spirituels. Fin époque mamelouke – début période ottomane, sous la direction de MM. J. Cl. Garcin et D. Gril, Aix-en-Provence, juillet 1993, pp.413-418.

8. En ce qui concerne les villages, cf. Description de la Syrie du Nord, traduction annotée par Anne-Marie Eddé-Terrasse des A’laq al-hatira d’Ibn Saddad, Damas, 1984, p.27 ; T. Canaan, op. cit., pp.14-15.

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9. Ils voient même en lui une des nombreuses réincarnations divines que compte leur doctrine ésotérique.

10. Les chrétiens nomment en effet ce personnage tantôt Hadir, tantôt Mar Girgis.

11. T. Canaan, op. cit., pp.120-122.

12. E.I. 2, IV, 938. Muhammad al-Suyuti le fait accomplir la prière du ’asr dans cette ville, et décrit son maqam situé près du Dôme du Rocher (cf. Ithaf al-ahissa, pp.199-201).

13. J. Sourdel-Thomine évoque ses différents maqam-s en cette ville dans Les anciens lieux de pèlerinage, p.76.

14. Parmi les lieux qui lui sont consacrés, celui de Bab al-Nasr est certainement le plus honoré à ce jour : dans l’espoir de faire disparaître leurs verrues, certains Alépins placent leur main dans la cavité – qui moule en creux les doigts et le pouce – d’un mur proche de cette porte.

15. L. Massignon, Les pèlerinages populaires à Bagdad, p.645.

16. Cf. Marc Gaborieau, « The Cult of Saints in Nepal and Northern India », dans Saints and their Cults, Cambridge, 1983, pp.301-302.

17. Notons qu’Ibn Battuta évoque ces imams en même temps que les soufis (Rihla, p.220).

18. Cf. S. Ory, art. Makbara, E.I.2, VI, 121. La tombe d’Ibn Hanbal a par la suite été emportée par le Tigre, et celle que visitent de nos jours les musulmans est en fait la tombe de son fils ’Abd Allah (cf. G. Le Strange, pp.166, 350).

19. Il est « la lune des Bani Hasim », « le père des têtes brûlantes », « celui qui a abreuvé les assoifés de Kerbela », etc.

20. Les pèlerinages populaires à Bagdad, p.650.

21. Al-Qusayri, Risala, Damas, 1988, p.427 ; Al-Sulami, Tabaqat al-sufiyya, Alep, 1986, p.85 ; Ibn al-Gawzi, Manaqib Ma’ruf al-Karhi, dans la revue Al-Mawrid, Bagdad, 1981, n°4, ch. 27.

22. Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Paris, 1977, p.160.

23. Al-Harawi, p.30 ; J. Sourdel, p.82.

24. Sur elle, cf. ibid., p.83. L’obscurité qui entoure sa vie apparaît dans l’imprécision de la notice que lui consacre Yusuf al-Nabhani dans son Gami’ karamat al-awliya’, Beyrouth, 1988, II, 71.

25. T. Canaan, p.266.

26. Il se fit enterrer avec un morceau de la scie d’Arslan ; cf. notre article « L’empreinte de la sainteté », dans Damas, miroir brisé d’un Orient arabe, numéro spécial de la revue « Autrement », H.S. 65, janvier 1993, p.171. Sur Nur al-din, voir également al-Harawi, p.40 ; al-’Adawi, pp.39-41 ; J. Sourdel, p.82.

27. Al-’Adawi, pp.37-39 ; J. Sourdel, p.82, n.7. A l’époque médiévale tout du moins, le souverain ayyoubide était davantage honoré en Egypte. N. al-Aga cite le cas à Gaza d’un mugahid compagnon de Saladin dont la tombe fait l’objet de ziyara-s (op. cit., p.376).

28. Manbig et Harran sont toutes deux situées au nord-est d’Alep. ’Aqil fut le maître de plusieurs saints, dont cheikh Arslan et ’Adi b. Musafir. Les Alépins vont encore le visiter, surtout en cas de « possession » par des djinns ; sur lui, cf. Sa’rani, Tabaqat, I, 151.

29. F. De Jong dresse un constat identique pour le XIXe siècle (cf. « The Sufi Orders… », pp.149-151) ; l’Ahmadiyya et la Disuqiyya, notamment, ont eu peu d’impact en Syrie, contrairement à la Palestine.

30. Cf. sur ce point notre thèse, pp.451-452.

31. Il n’y a nul lieu de s’en étonner, car cette nécropole n’accueillait pas seulement des sufiyya ; par ailleurs, le polémiste syrien, affilié lui-même à la Qadiriyya, n’était pas globalement hostile à la mystique.

32. Al-’Adawi, p.95 ; Mar’i al-Karmi, Al-Kawakib al-durriyya fi manaqib al-mugtahid Ibn Taymiyya, Beyrouth, 1986.

33. Les causes de cette condamnation sont évoquées dans notre thèse, pp.438-439, 441-443.

34. R. Lescot, op. cit., p.40.

35. Au point que certains l’ont considéré comme le « Rénovateur » (mugaddid) de ce siècle ; cf. Muti’ al-Hafiz et Nizar Abaza, Tarih ’ulama’ Dimasq fi l-qarn al-rabi’ ’asara al-higri, Damas, 1986, II, 757, et de façon plus générale la biographie du cheikh pp.753-762.

36. Ibid., pp.759-760.

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