in ,

La République et le culte musulman : le faux pari de l’importation identitaire

Dans le marché identitaire mouvementé de l’islam, la dimension cultuelle semble être sacrifiée tout comme la dimension philosophique ou spirituelle. La perception du culte musulman est désormais parasitée par l’inflation de l’esprit de la propagande qui nourri l’image de l’islam ou son image opposée. La guerre de l’image apologétique ou diabolisatrice monopolise le discours autour de l’islam et ses potentiels de représentativité. Ce sont les deux extrêmes les plus visibles dans l’expertise « laïque » de l’islam ou dans la fatwa sectaire et fanatique, souvent politisée. C’est dans ce contexte enflammé et manipulé que les problèmes du culte musulman sont abordés. Ainsi, le culte est figuré au travers de l’argumentaire de défense communautaire ou sectaire contre les dangers de l’islamophobie et de l’exclusion. Face à cette logique contestataire, les tenants d’un islam moderniste et libérateur des contraintes des traditions et des pesanteurs du patrimoine, font apparaître la question du culte dans le registre strictement personnel par analogie avec le statut du culte tel qu’il est construit dans la mémoire collective « occidentale ». Dans ce débat idéologique acharné, les spécialistes du culte musulman, à savoir ses « théoriciens » théologiens et ses « praticiens » imams semblent être les plus absents et les moins impliqués, aussi bien du côté musulman ou non musulman. De par leur exclusion, ils sont un peu « les harkis de l’islam » qu’on cite à la troisième personne pour justifier une quelconque thèse ou demande en rapport avec le culte musulman.

L’identité du culte

La question cultuelle dans l’histoire de l’islam est née au cœur du débat doctrinal, dogmatique, éthique et juridique. La diversité qui existe aujourd’hui dans la manière de pratiquer le culte musulman appartient à une vieille et longue diversité dans les écoles de pensée. Il n’est donc pas concevable de dissocier la pratique du culte de son identité théorique. Plusieurs écoles théologico-juridiques ont contribué à l’édification de l’esprit ou de la philosophie de la pratique cultuelle en islam. Des deux grandes tendances sunnites et chiites ont émergé des doctrines mystiques, rationalistes, littéralistes, fatalistes ou pleinement croyante en l’homme et ses potentiels de responsabilité. Le débat autour du statut de l’humain dans le divin, ou du profane et du sacré est à l’origine des divergences autour de la part de l’intervention humaine, historique et spatiale dans la pratique du culte. Le niveau de liberté du croyant face aux exigences des règles normatives ainsi que le degré de son anonymat dans la communauté, sont fixés sur la base d’une conception globale de la foi dans la vie de l’homme.

Depuis l’achèvement des premières écoles dogmatiques et juridiques dans les quatre premiers siècles de l’islam, l’ijtihad ou la créativité en matière de conception cultuelle semble cesser d’évoluer. Cependant, bien que son évolution ne soit pas suffisamment perceptible par le commun musulman ou les « experts » investigateurs des faits apparents des sociétés musulmanes qui revendiquent le statut de « sociologues de l’islam », la créativité intellectuelle musulmane ne cesse d’évoluer mais lentement en matière d’adaptation du culte musulman aux temps nouveaux et l’adaptabilité des nouvelles générations musulmanes aux principes immuables du culte. Certes, le débat théologico-juridique aujourd’hui est moins fondamental qu’à ses débuts, portant plutôt sur le choc avec les civilisations modernes, et les multitudes de contraintes à la fois théoriques et pratiques que rencontrent le croyant musulman aujourd’hui. Mais les néologismes dans les discours doctrinaux islamiques de nos jours ne portent pas uniquement sur la forme de l’expression ou l’aspect terminologique provenant de l’ère moderne. Ils touchent aussi au renouveau dans les thématiques et les méthodes d’analyse.

Ainsi la question du cadre de l’islam minoritaire dans l’espace public laïc s’est vue intégré dans l’agenda de la réflexion religieuse musulmane aujourd’hui. Le recours aux outils des sciences sociales tels que les statistiques, les questionnaires, et les études du terrain, est largement accoutumé à la différence des idées reçues, bien qu’il soit partiel et pragmatique plutôt que s’inscrivant dans une dynamique interdisciplinaire et de complémentarité des savoirs. La nécessité de l’évolution de la religiosité dans ses pratiques quotidiennes s’appuie sur une large conscience collective. Cependant, l’image du cultuel médiéval persiste, et la réalité des retards et décalages accumulés entre le culte et ses réalités évolutives prend le dessus. Néanmoins, que ce soit dans l’esprit des pratiquants ou des spécialistes musulmans, l’identité du culte demeure intimement liée au sens théologico-juridique et à la vocation spirituelle personnelle. C’est cette vocation qui révèle toute la finalité du culte, à savoir élever l’esprit du croyant confessionnel vers l’excellence, la profondeur et la générosité. Elle revoie ainsi au statut intime du cultuel, loin de toute appartenance sociale.

Le lieu de culte est l’espace d’anonymat par excellence, puisqu’il permet le rassemblement et la visibilité de l’intimité cultuelle de tout croyant. Mais le revers de cette intimité est l’ensemble des acquis et convictions débattus dans le cadre d’une formation bien déterminée. Ainsi émerge la visibilité de l’orientation collective au travers d’un lieu de culte quelconque. L’influence de l’enseignement religieux et de la transmission spirituelle peut donner une orientation collective à un lieu de culte, sans toutefois anéantir l’individualité, dans son aspect nécessaire de marginalité et de distinction. L’appartenance ethnique peut véhiculer un impact sur les formes et interprétations culturelles du culte sans intervenir dans son aspect fondamental doctrinal. Certes, il faut reconnaître l’importance de la culture doctrinale mais aussi sociale dans l’élaboration de l’identité cultuelle individuelle et collective. Les références doctrinales d’une identité cultuelle quelconque évoluent dans la confrontation incessante avec la réalité, pour ainsi définir la nature de la religiosité à un instant donné. Il n’y a pas de religion et de discours religieux sans religiosité réelle, et nulle réalité religieuse sans ses références au Texte et ses commentaires. A défaut de cette dynamique, nous serons amenés à reconnaître des identités fictives et virtuelles reniant les textes et leurs contextes, et le doctrinal et l’intime, au seul profit des intérêts limités aux pactes nationaux ou activistes.

Importation identitaire : Nationalisme et islamisme

L’art de la politique se résigne souvent au possible. Le possible suppose et prévoit une volonté et une détermination pour changer les sociétés, afin de rendre possible ce qui jadis était inaccessible à l’intelligence humaine. Cependant, la République semble avoir cédé à la fatalité de l’islam de la propagande au grand détriment de l’intelligence et de la diversité de la réalité des musulmans. Un esprit de propagande a été greffé sur une réalité de croyants natifs et profondément citoyens de plus en plus aspirant à une islamité propre à leur histoire et à leur environnement dans lequel ils ont évolué.

Une catégorie de migrants pratiquants et évoluant dans le militantisme islamiste s’est déplacée notamment vers le monde occidental avec le désir de divulguer et de propager son message de religiosité. L’idée cultuelle islamiste s’est davantage enfermée, radicalisée, et engouffrée dans les canaux de la contestation, notamment lorsqu’elle a été confrontée à la réalité de l’islam traditionnel, encadré souvent par les pouvoirs des pays d’origine, et marqué par l’idée de la discrétion et de la non implication dans les problèmes auxquels les musulmans et l’ensemble de la société sont visés. Rattrapée et poussée par cette nouvelle aspiration contestataire, étrangère à la nature intime du cultuel, l’orientation traditionnelle nationale a été amenée à quitter sa neutralité complaisante pour ainsi rejoindre la course de la représentativité publique de l’islam. Dès lors le culte musulman est devenu otage des enjeux de pouvoir au détriment de la majorité silencieuse des fidèles, qui continue à se conformer à ses vieilles traditions doctrinales, et aux nouvelles cultures locales occidentales.

Publicité
Publicité
Publicité

Après avoir été mis à l’épreuve de l’échec politique dans ses pays d’origine, et contraint d’embrasser l’expérience de l’exil, l’islamisme politique a retrouvé dans le monde occidental un bon refuge pour se rétablir ou à défaut alléger ses maux et handicaps. L’expérience du culte musulman en occident lui a permis de ressaisir ses rangs et de reprendre sa vieille mission politique sous couvert de prêches et de bonnes paroles, notamment dans les lieux de culte. Bien qu’il soit justifié et bénéfique d’introduire un sens d’engagement social à la pratique cultuelle, le déficit en matière de référence doctrinale et de projet de renouveau réduit l’engagement au cadre politique, voire même au simple cadre organique, à cet ensemble de règles qui fixent et gèrent les obligations d’un islamiste vis-à- vis de sa hiérarchie et ses institutions, d’ailleurs souvent régies dans la confidentialité totale. En effet, la diversité des formations islamistes ne constitue pas pour autant une diversité de projet cultuel ni même sociétal. Car la diversité du culte reste attachée à ses références doctrinales, qui ont très peu évoluée à l’intérieur de l’islamisme, trop occupé qu’il est par son agenda et ses priorités politiques. Certes, par sa priorité politicienne, l’islamisme politique « a trahi » les appels à l’éveil de l’esprit civilisationnel du musulman contemporain et à la réforme globale de « la Oumma » que la Nahda avait lancé avec Abdou, Afghani, Kawakibi, Tahtawi et bien d’autres.

Le lieu de culte « nationalisé » est aussi bien une invention politicienne et partisane que le lieu « islamisé ». Cette invention semble fonctionner de la même façon pour les deux modèles. Elle est faussée et fictive par rapport à la réalité multiculturelle et multidoctrinale de nos lieux de culte, où se côtoient ou se distinguent en référence avec leurs tendances confessionnelles, soufis, malikites, asharites, ou hanafites. Le paramètre national a permis une nouvelle vie à l’image religieuse du pays d’origine, et une nouvelle dynamique à ses institutions religieuses. L’enjeu politique du cultuel à travers la représentativité a permis aussi de prolonger le conflit entre islamisme et pouvoirs d’origine. Ce qui implique l’importation de nouvelles tensions autour de la pratique du culte. L’enjeu politique pour les « nationaux » comme pour les islamistes cache aussi des enjeux économiques. L’enseignement de l’islam, ou l’alimentation Halal représentent des piliers de l’autonomie financière de toute fondation pieuse « Waqf » ou fondation « laïque » tout court et au bénéfice de la communauté musulmane. L’illusion de l’identité cultuelle nationale tout comme l’identité cultuelle islamiste n’a pas réussi à gommer les véritables repères identitaires ancrés depuis plus de dix siècles dans la culture religieuse du musulman.

L’autonomie financière est seule garante de la visibilité publique de l’islam. Cependant, elle impose la stricte neutralité de l’Etat conformément à l’éthique de la laïcité et à l’équité inter-religieuse dans ses applications. L’intervention de l’Etat ne doit pas dépasser le rôle de facilitateur et de modérateur, sous prétexte de détourner les risques de manipulations partisanes chez les musulmans. Car le véritable risque ici est dans la dispute du contrôle de la fondation entre les pouvoirs publics et les représentants des Etats d’origine ou de l’islamisme, au grand détriment du caractère substantiellement autonome de l’esprit de la fondation dans la culture musulmane. En effet, la fondation pieuse constitue l’ensemble des donations venant des fidèles, à connotation et finalité religieuse. La pleine autonomie se construit dans la libre gestion par voie de consultation interne. Elle signifie le respect des souhaits et vocations des donateurs, puisque leur geste s’identifie à l’adoration et à la prière.

L’illusion de l’identité cultuelle nationale tout comme l’identité cultuelle islamiste n’a pas réussi à gommer les véritables repères identitaires ancrés dans la culture religieuse et historique des musulmans.

Tant que ces deux identités importées n’auront pas prouvé leurs capacités réciproques à reconnaître la diversité cultuelle, à contribuer à sa densification et sa richesse, et à se réconcilier avec son environnement natif, elles seront toujours à l’écart d’une représentativité des musulmans citoyens.

Identités émergentes

Avec l’avènement des nouvelles générations de croyants natifs évoluant dans le monde occidental et ceux qui sont convaincus de l’importance de l’expérience d’une citoyenneté plurielle dans leurs parcours spirituels, de nouvelles thématiques s’imposent au cultuel. Le statut des minorités ne semble plus répondre aux aspirations citoyennes de ces générations. Elles se sentent entièrement concernées par les questions qui traversent la société moderne. Ainsi les questions relatives aux droits de l’Homme, au statut de la femme, à la participation citoyenne, ne sont plus uniquement des objets de théorisation et de recherche de conformité avec le Texte ou le patrimoine, tel que cela apparaît le plus souvent dans les approches arabophones, mais essentiellement des problématiques réelles liées à l’engagement citoyen des musulmans.

Le cultuel, bien qu’il soit un devoir de croyant semble vouloir s’ouvrir à la perspective humaniste, probablement pour mieux nuancer son identité face aux pressions des lectures tranchantes et intransigeantes, mais aussi pour s’approprier une identité religieuse doublement différente, à la fois du modèle migrant partisan et du prototype judéo-chrétien « neutre » ou neutralisé. Il s’agit de « générations » ou décennies d’expérimentation qui n’ont pas échappé à l’encadrement des nationaux et islamistes, mais qui acquièrent de jour en jour les possibilités de l’autonomie.

Le paramètre de l’appartenance à la culture et à la civilisation occidentales s’ajoute à l’esprit de cette nouvelle identité d’expérimentation. Il propose une réconciliation entre deux cultures en conflit, dans un cadre et pour une finalité de construction identitaire cultuelle musulmane et contemporaine. Etre occidental et musulman en une même entité aujourd’hui exige un effort nouveau d’appropriation et d’évolution des traditions cultuelles dans un environnement questionnant et souvent contrariant. Le sens imaginé de la contrainte dans les sources de la jurisprudence est nécessairement éprouvé, et pourrait stimuler de nouvelles créativités, car il reste très attaché aux vieilles classifications des finalités indispensables de la charia (Dharuriyat) les reliant aux cinq domaines de la vie appartenant plutôt à l’espace individuel, celui qui préserve la vie, la religiosité, la raison, l’honneur, et les biens de chaque individu. Aujourd’hui la pratique du culte est d’avantage confrontée aux contraintes venant de l’espace public, qui devient plus large et envahissant, et moins réglementé par la vision éthique de l’islam.

Ces nouveaux questionnements peuvent conditionner de nouvelles identités cultuelles, mais ils manquent de rigueur par manque d’espaces pour l’expérience cultuelle, à savoir les lieux de culte. Ils manquent certes aussi d’enracinement cultuel par référence à l’accumulation patrimoniale. Surmonter ce double déficit nécessite une capacité importante de réception savante et un travail pertinent de légitimation. Néanmoins, une identité cultuelle ne peut se passer de ses fondements ni de son environnement. Elle est l’expression de l’intimité et de la dignité du croyant dans un cadre spatio-temporel bien déterminé. Le pari de l’identité importée demeure sans issue tant qu’il renie ses origines doctrinales et continue à bouder ses réalités. Il va à l’encontre du statut citoyen du musulman, de sa reconnaissance dans le paysage culturel pluriel, et son évolution sereine. Le pari cultuel doit s’appuyer sur le croisement complexe et complet de toutes les cultures cultuelles qui continuent à coexister au sein d’un même lieu de culte, rassemblant origines ethniques, sociales, et nationales diverses, et réunissant migrants et natifs, un peu à l’image des foyers et familles d’origine musulmane.

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

GIPHY App Key not set. Please check settings

    Chargement…

    0

    Comment le Liban peut-il sortir de la crise ?

    Géopolitique et identité