L’existence est une mer sans cesse agitée par les vagues. De cette mer, les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues. Vois comme des profondeurs d’innombrables vagues apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée sous les vagues.
Jâmî
(Mystique et poète iranien du XVe siècle)
L’islam pourra à nouveau féconder l’Occident contemporain lorsque les musulmans auront redécouvert le pluralisme constitutif de leur religion. Au cours de ces derniers siècles, la culture islamique était globalement en position de repli. Plus l’hégémonie matérielle de l’Occident s’affirmait, plus cette culture devenait frileuse. Les musulmans, se sentant agressés, se fermèrent aux autres cultures et aux autres religions. Une conception figée et monolithique de la norme islamique prévalut alors, restreignant la dimension universaliste de l’islam.
Parallèlement, le territoire de l’islam se fractionnait, se compartimentait, et les musulmans, ne pouvant guère désormais se déplacer à l’intérieur de ce vaste espace, assimilèrent souvent leur religion à des coutumes et à des particularismes locaux. L’ampleur de vue et l’esprit de découverte qui caractérisaient la civilisation de l’islam classique avaient disparu. Une telle position de repli ne sied plus aujourd’hui, à l’heure où il faut, de façon urgente, donner une âme à la mondialisation.
Cette réappropriation par les musulmans de l’islam plénier qui est, peut-être, déjà en oeuvre – ne peut survenir sans une prise de conscience radicale : celle de l’action conjuguée de l’Unité et de la multiplicité en islam et, au-delà, dans toute la création. Avons-nous, à ce jour, d’autre alternative que de percevoir simultanément, comme l’ont perçu les gnostiques de l’islam, l’Unité dans la multiplicité et la multiplicité dans l’Unité ? Sans cette vision enrichie, nous amputons le regard que nous portons sur le monde, sur l’islam, sur Dieu même. Si nous nous unifions, individuellement et collectivement, autour de l’axe du tawhîd, de l’adhésion intime à l’Unicité divine, nous nous sentons assez forts, assez structurés pour dialoguer avec le monde, pour nous frotter aux autres en toute sécurité. Les premiers musulmans vivaient cette axialité intérieure, qui leur a permis de porter l’islam jusqu’aux confins de la terre.
I. A toutes les échelles de l’être, dans toutes les dimensions de la vie, l’unité s’impose à nous à travers la multiplicité des formes et des apparences. L’islam exprime d’abord cette réalité au niveau métaphysique. La multiplicité ne se déploie t-elle pas graduellement à partir de l’Unicité divine, par une succession ininterrompue de théophanies (tajallî ; pl. tajalliyât) prenant des formes innombrables ?
Le monde ne subsiste t-il pas grâce à cette ’ création sans cesse renouvelée ’, le khalq jadîd évoqué dans le Coran ? Dieu ne Se manifeste t-il pas à nous par Ses différents noms, qui expriment les aspects illimités de Sa création ? ’ Par l’unicité de la multitude, nous dit Ibn ’Arabî, nous pouvons connaître l’unicité de l’Unique ’ . ’ Il n’y a pas deux fleurs, deux flocons de neige, deux humains identiques. Chacun de nous est unique, à l’image de l’Unique ’, nous rappelle le cheikh Bentounès.
Dans la métaphysique islamique, l’Être n’appartient qu’à Dieu ; les créatures ne bénéficient que d’une existence adventice, empruntée à l’Être de Dieu. Derrière la nature changeante du monde réside donc une réalité permanente qui le transcende ; c’est pourquoi les gnostiques appellent Dieu al-Haqq, le Réel, le seul Réel. L’art islamique, en reproduisant à l’infini des formes fugitives, suggère l’unicité de leur origine (Titus Burckhardt parlait de ’profusion dans l’Unité ’ ).
Les savants traditionnels de l’islam eux aussi ont perçu d’emblée cette unité complexe du cosmos. Ils ont observé dans divers champs d’application l’interdépendance de tout ce qui existe. Leur réflexion sur les multiples ’ signes ’ divins (âyât) présents dans la création les renvoyait sans cesse à la contemplation de l’Unique. Loins du savoir moderne, qui parcellise autant la conscience que le champ d’étude, ils appréhendaient l’unité primordiale des sciences, et étaient donc à la fois poètes, mathématiciens, astronomes, médecins, etc.
Ils savaient aussi que la science doit être subordonnée à la sagesse, ce que l’Occident a dramatiquement oublié. L’écologie de l’islam a un fondement coranique essentiel : l’être humain a certes la précellence sur les autres créatures mais, en tant que ’ représentant de Dieu sur terre ’ (khalîfat Allâh fî l-ard), il est responsable des règnes animal, végétal et minéral qui lui sont subordonnés. À ce titre, il devra répondre de sa gestion de la planète. Le Prophète n’affirmait-il pas que ’ la création toute entière est la ’famille’ de Dieu ’ (al-khalq ’iyâl Allâh) ?
Abordons maintenant les domaines de la dogmatique et du droit musulmans. Il n’y a pas en islam d’autorité suprême, de magistère définissant le dogme et fixant son interprétation une fois pour toutes. C’est pourquoi coexistaient dans le giron de l’islam autant de groupes religieux (firaq), qui rendaient la frontière entre orthodoxie et hétérodoxie très fluctuante. L’intolérance et l’ostracisme, certes, dominaient souvent les rapports entre ces groupes, mais l’on remarque que ceux qui brandissaient facilement l’anathème (al-takfîr) n’étaient pas des grands savants. Ces derniers ont toujours eu tendance à inclure dans la sphère de l’islam les tenants des divers courants théologiques, et non à les exclure. Ils mettaient en garde contre l’esprit d’inquisition, qui a aussi sévi, parfois, en islam médiéval. L’école chafiite fut, sur ce point, exemplaire. Un de ses plus illustres représentants, Ghazâlî, affirmait : ’ Tu dois retenir ta langue à l’égard des gens qui se tournent vers la qibla ’, c’est-à-dire qui effectuent la prière de l’islam .
Le pluralisme interne et l’esprit de tolérance apparaissent surtout dans le domaine du droit musulman. Envisageons, au préalable, la Sharî’a pour ce qu’elle est : un vaste réseau d’injonctions et de règles que l’on peut situer sur une circonférence, mais dont l’ensemble converge vers un centre unique. Nous comprenons mieux, de la sorte, pourquoi le droit musulman a véritablement consacré le principe de la divergence d’opinion. Les deux sources scripturaires, le Coran et le hadith, on le sait, ne sont pas toujours explicites, et réclament ainsi une exégèse.
La seule orthodoxie, en définitive, sur laquelle se fonde l’islam sunnite historique consiste dans le consensus des savants (ijmâ’) à propos de ce que les deux sources scripturaires n’ont pas stipulé. Cette notion, en essence plurielle puisqu’elle repose sur l’accord de différentes parties, contient donc en son sein celle de la divergence (khilâf ou ikhtilâf) . Durant les premiers siècles, au moment où s’élaboraient les diverses sciences islamiques, les différences d’opinion étaient en effet considérées comme un phénomène naturel, dû précisément aux problèmes de l’interprétation des données scripturaires .
Par ailleurs, pour les savants de l’islam, Dieu seul sait la vérité, et ceux qui interprètent Sa parole ne saisissent nécessairement que des reflets partiels, subjectifs, de cette vérité. Apocryphe ou non, le hadith selon lequel ’ les divergences d’opinion dans ma communauté [celle du prophète Muhammad] sont une source de miséricorde ’ , est révélateur de cet esprit d’ouverture à l’autre et a déterminé une certaine ’ éthique du désaccord ’ qui était la règle parmi les premiers savants. Ne vit-on pas l’imam Mâlik refuser au calife al-Mansûr que son célèbre ouvrage al-Muwattâ’ soit imposé comme référence unique du droit dans le monde musulman d’alors ? Il était nécessaire, à ses yeux, que se maintienne une pluralité de sources et d’interprétations.
La même approche a prévalu dans d’autres domaines de la science islamique. Prenons l’exemple de la mystique, de ce soufisme dont le cheikh Ahmad al-Zarrûq, au XVe siècle, affirmait qu’il ne cesserait de bien se porter tant que ses membres auraient des positions divergentes . Il faisait sans doute allusion, notamment, à l’extrême richesse des tempéraments spirituels au sein du soufisme, qui préserve ce dernier de toute uniformité. Etre mystique en islam, c’est suivre la Voie muhammadienne (al-tarîqa al-muhammadiyya), qui fédère toutes les voies particulières, c’est-à-dire tous les ordres soufis, ou confréries.
Le véritable maître, dans le soufisme, le maître des maîtres n’est-il pas le prophète Muhammad, dont les différents cheikhs sont les représentants ? Dans l’islam classique, les membres des ordres soufis avaient le sentiment d’appartenir à une seule grande famille initiatique, et cela en dépit de certaines rivalités inhérentes à la nature de l’ego humain ; cette ampleur de vue a parfois disparu à l’heure actuelle, où règne volontiers l’exclusivisme entre les confréries.
II. A l’orée de ce XXIe siècle, la dynamique unité / multiplicité en islam porte en elle des fruits que peut cueillir l’Occident contemporain. Elle est à même de susciter ici une ouverture providentielle sur les plans spirituel et civilisationnel. Ainsi, pour l’islam, il existe une seule culture humaine issue d’Adam, et à laquelle nous participons tous. Certes, Dieu nous a répartis sur terre en de multiples communautés, car il fallait que nous apprenions à nous connaître, et donc à nous respecter ( je me réfère ici au verset bien connu : ’ Ô vous les hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement ’ (Coran 49 : 13). ’ La création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues et de vos couleurs sont autant de signes divins pour ceux qui savent ’, nous dit encore le Coran (30 : 22).
Mais là réside l’épreuve évoquée dans un autre passage coranique, épreuve de la diversité et de la séparation qui ne sera levée que lors de notre résorption en Dieu : ’ Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les oeuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ’ (Coran 5 : 48). Le Coran, on le voit, lance un défi permanent à la société humaine : celui de la reconnaissance de l’autre.
Le Livre saint attire souvent l’attention sur le fait que notre conscience d’être humain est unique, bien que nous soyons entourés de multiples formes de vie. Un tel degré de conscience doit amener les musulmans à dépasser davantage le seuil de la seule fraternité islamique. L’esprit de corps qui assure la cohésion de la Umma, de la communauté musulmane, ne doit pas en estomper la vocation universaliste. ’ Cette communauté qui est la vôtre est une communauté unique, et Je suis votre Seigneur. Adorez-moi donc !… Ils s’entre-déchirèrent, mais tous, ils retourneront à Nous ’ (Coran 21 : 92) : pour certains commentateurs, le terme umma (’ communauté ’) désigne ici la communauté des hommes, et non tel ou tel groupe particulier. Dans cette perspective se comprend mieux l’appel pressant de Rûmî, ce grand mystique du XIIIe siècle : ’ Viens, viens, qui que tu sois, infidèle, religieux ou païen, peu importe. Notre caravane n’est pas celle du désespoir, viens, même si tu as rompu mille fois tes promesses ’.
En islam, la référence à Adam n’est pas un vain mot. Il représente d’abord, au niveau de la condition humaine, le passage de l’unité à la multiplicité. Gardons-nous de voir en lui, sous l’effet de telle ou telle science humaine, une sorte de mythe fondateur, car nous renierions alors la singularité qui habite chaque individu sur cette planète.
Comme le disait Tierno Bokar, le ’sage de Bandiagara’, ’ chaque descendant d’Adam est dépositaire d’une parcelle de l’Esprit de Dieu ’ . Adam est aussi le premier prophète historique, Muhammad étant le premier sur le plan cosmique et métaphysique. Il revient donc au musulman, qui considère chaque prophète comme muslim, c’est-à-dire ’ soumis activement à la volonté divine ’, de vivifier le message adamique, à l’instar des autres messages prophétiques. Le musulman prie Abraham ou Jésus comme il prie Muhammad, car ils sont autant de grains d’un même chapelet.
Ibn ’Arabî nous enseigne qu’à chaque prophète correspond une sagesse particulière que le musulman, dans les limites propres à chacun, doit actualiser . Puisque, selon le prophète Muhammad, il y a eu 124.000 prophètes, le musulman bénéficie d’un formidable patrimoine spirituel, nécessairement inclusif. Pour certains oulémas, Bouddha, Akhénaton, Zoroastre, par exemple, figurent parmi cette longue litanie des prophètes qui nous relie à Adam. Quant aux soufis, ils réalisent intérieurement cet héritage prophétique. Voici, par exemple, Ibn Hûd, maître andalou ayant vécu à Damas au XIIIe siècle.
Il y tenait des réunions oecuméniques avant la lettre. Appelé ’ le cheikh des juifs ’, il exerçait une grande influence spirituelle sur ceux-ci. A un musulman l’ayant pressé de le prendre comme disciple, il demanda s’il préférait suivre la voie initiatique de Moïse, celle de Jésus ou celle encore d’autres prophètes . En tenant ce discours quelque peu provocateur, il agissait pourtant en parfait musulman : les saints de l’islam, il faut le souligner, peuvent hériter des messagers antérieurs par l’intermédiaire de la fonction totalisante (al-jam’iyya) du prophète Muhammad. Chacun s’abreuve à ’ l’Océan muhammadien ’, pour reprendre l’expression de l’émir Abd al-Kader .
Il y a donc unité et multiplicité des Révélations, car chacune émane de la Religion primordiale (al-dîn al-qayyim). ’ À chacun de vous, Nous avons donné une voie et une règle ’ (Coran 5 : 48) : les commentateurs les plus exotéristes voient dans ce verset la justification de la diversité des traditions religieuses, lesquelles se trouvent unies, de façon sous-jacente, par l’axe du tawhîd. Là réside une des différences entre le christianisme et l’islam. Le premier a une conception linéaire du temps, qui distingue un avant et un après le Christ. Pour l’islam, le temps consiste en une multitude de cycles, chacun étant généré par la Révélation divine.
De même que chaque être dans l’univers est la théophanie d’un nom divin, chaque religion dévoile un aspect divin. Comme l’indiquait Junayd, grand maître soufi de Bagdad, ’ la couleur de l’eau n’est que la couleur qu’elle prend dans tel ou tel récipient ’ . Les mystiques ont sans doute davantage perçu cette ’ unité transcendante des religions ’ (wahdat al-adyân), qui s’impose pourtant, sans syncrétisme aucun, à tout musulman. Le Prophète ne disait-il pas : ’ Nous autres, les prophètes, sommes des frères issus d’une même famille. Notre religion est unique ’ ? Pour le musulman, bien évidemment, l’islam représente l’accomplissement du cycle des Révélations et, à ce titre, il actualise de façon optimale, pour le temps présent, l’expression de la Volonté divine ; mais chaque religion n’en est pas moins louable en soi, puisqu’elle participe du projet divin.
On mesure bien, à partir de ces quelques réflexions – que l’on pourrait étendre à d’autres domaines de l’islam -, à quel point un islam connu et appliqué dans sa plénitude pourrait battre en brèche les dogmatismes étroits, mettre fin aux querelles de clocher… ou de minaret, afin que l’homme devienne enfin mâture.
Par son pouvoir de synthèse et d’intégration, croyons-nous, l’islam peut aider l’homme moderne, qui erre plus que jamais dans le monde des apparences et de la multiplicité, à retrouver sa conscience unitive, à se recentrer. Mon être physique, psychique et spirituel est cohérent, il n’est pas balloté par les multiples vagues de la Manifestation, parce que je réalise intérieurement l’Unicité divine, qui est mon point d’ancrage.
De même, l’islam historique, unifié autour de cet axe du tawhîd, s’est-il toujours adapté aux divers contextes spatio-temporels sans rien perdre de son essentialité. C’est restreindre l’immense possibilité divine que d’enfermer l’islam dans une culture, un terroir ou une modalité déterminés. Nombre de musulmans, il faut bien l’avouer, nourrissent des représentations sur leur religion tout aussi réductrices que celles de certains médias occidentaux !
Les musulmans n’ont pourtant pas à craindre la rencontre islam-Occident, car ils sont mieux dotés que d’autres pour réaliser l’Unité au milieu du monde phénoménal. A l’heure actuelle, les oulémas et les maîtres soufis orientaux attendent beaucoup de cette rencontre. L’Occident, en effet, a touché le fond de la civilisation matérialiste : s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, il est plus que jamais en quête de l’être. Dans cet espace ouvert, où l’homme s’est affranchi, parfois de façon effrénée, de ses anciens repères psychologiques et sociaux, voire religieux, le meilleur et le pire peuvent surgir. Puisse l’islam contribuer à apporter le discernement nécessaire, le Furqân qui est un des noms du Coran.
Mais au-delà, face à cette hydre qu’on appelle la mondialisation, face aux divers périls qui menacent tant la personne que la planète, une union sacrée des croyants et des réels humanistes ne doit-elle pas voir le jour ? A tous égards, nous n’avons plus le choix : si nous voulons rester humains, il nous faut être spirituels ; si nous voulons être religieux, il nous faut être universalistes.
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