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La mystique musulmane d’après l’œuvre de Muhammad Hamidullah (2/2)

Dans la première partie de cet article, nous avons vu les distinctions effectuées par M. Hamidullah concernant les différents domaines de l’autorité exercée par le Prophète : politique, cultuel et enfin spirituel. Ce dernier domaine est précisément celui de la mystique. Comme dans la première partie, nous ferons une grande place aux citations de M. Hamidullah.

Un des premiers points qu’il convient d’évoquer lorsque l’on traite de la mystique est celui de la diversité des prédispositions et des vocations :

« La conception de Dieu diffère selon les individus : un philosophe ne L’envisage pas de la même manière que l’homme de la rue. Le Prophète Muhammad admirait la ferveur de la foi des gens simples, et donnait souvent l’exemple de ‘‘la foi des vieilles femmes’’, inébranlable et pleine de conviction sincère. La jolie petite histoire de l’éléphant et du groupe d’aveugles est bien connue : Ils n’avaient jamais entendu parler d’un éléphant. A son arrivée, un jour dans leur village, chacun d’eux s’approcha de l’étrange animal.

Quelqu’un parvint à mettre la main sur sa trompe, l’autre sur son oreille, un autre sur sa patte, un quatrième sur sa queue, etc. Au retour, ils échangèrent leurs impressions et chacun décrivit l’éléphant à sa façon et selon son expérience personnelle, à savoir que l’éléphant était comme une colonne courbée (trompe), comme une aile (oreille), comme une pierre polie (défenses), mince et cylindrique (queue)…Chacun avait raison mais aucun ne savait toute la vérité, laquelle était au-delà de leurs capacités perceptives.

Si nous remplaçons les aveugles de cette parabole par les chercheurs du Dieu invisible, nous pouvons facilement nous rendre compte de la véracité relative des expériences individuelles. Un certain mystique du début de l’Islam remarquait : ‘‘Il y a une vérité sur Dieu connue des hommes de la rue, une autre connue des initiés, une autre propre aux prophètes inspirés, et une autre, enfin, connue de Dieu seul.’’

Dans l’exposé donné plus haut, attribué au Prophète Muhammad, il y a assez d’élasticité pour satisfaire aux besoins des différentes catégories d’hommes, des gens instruits comme des ignorants, des intelligents comme des simples, des poètes, des artistes, des juristes, des théologiens et de tout le reste. » (Initiation à l’Islam, § 135)

La parabole de l’éléphant et du groupe d’aveugles – citée par Ghazâlî et Rûmî entre autres – souligne la relativité de la connaissance humaine. Dans ce paragraphe, M. Hamidullah invite donc son lecteur à prendre conscience des limites de sa connaissance et a fortiori de sa connaissance de Dieu. Dans ce domaine, les hommes sont diversement disposés et le Prophète a clairement établi une hiérarchie spirituelle entre eux :

D’après Ibn ‘Abbâs : « Le bas monde est illicite pour les gens de l’Au-delà, l’Au-delà est illicite pour les gens du bas monde, et les deux – bas monde et Au-delà – sont illicites pour les gens de Dieu. »
(Cité par Daylamî. Hadith valide)

De même, le Coran[1] établit une hiérarchie équivalente en distinguant trois catégories d’hommes :

 –  ‘‘les gens de la gauche’’ (ashâb al-mach’ama) qui sont voués à l’Enfer : ils sont « nombreux parmi les premières générations et nombreux parmi les dernières générations. » 
–  ‘‘les gens de la droite’’ (ashâb al-maymana) lesquels sont promis au Paradis : ils sont « nombreux parmi les premières générations et nombreux parmi les dernières générations. »
–  ‘‘les Précesseurs’’ (al-sâbiqûn) dont le Coran nous dit qu’ils sont les ‘‘Rapprochés de Dieu’’ (al-muqarrabûn) : ils sont « une multitude parmi les premières générations et rares parmi les dernières générations. »
Les initiés dont parlent M. Hamidullah sont les mystiques de l’Islam et ils sont désignés dans le hadith précédent par l’expression ‘‘gens de Dieu’’ (ahl Allâh) et dans le Coran par ‘‘Rapprochés de Dieu’’.

* * *

A la lecture du paragraphe précédent, on peut s’interroger sur la nature de la proximité de Dieu dont parlent le Coran et le Hadith :
« Les questions de ce domaine sont du ressort du mysticisme[2]. L’équivalent de ce terme en Islam a plusieurs synonymes :
–  Ihsân : Le Prophète l’a défini dans les termes suivants : ‘‘L’Ihsân (ou embellissement de tout) est que tu adores Dieu comme si tu le voyais…’’
–  Qurb : ou rapprochement avec le Seigneur.
–  Tarîqa : ou chemin du voyage vers Dieu.
–  Sulûk ; ou voyage vers Dieu.
–  Tasawwuf : qui signifie étymologiquement ‘‘se vêtir de lainage’’. Ce dernier terme est devenu on ne sait pourquoi le plus courant.

Il est exact que les mystiques musulmans – tout comme ceux d’autres civilisations – n’aiment pas divulguer leurs pratiques et leurs particularités en dehors du cercle restreint de leurs disciples ou confrères. Non pas qu’il y ait là des secrets scandaleux, mais probablement parce que les gens du commun ne comprennent pas pourquoi on se donne de la peine, « inutilement », en renonçant à bien des choses délicieuses de la vie, et aussi parce qu’ils n’ajoutent pas foi aux expériences personnelles mystiques. Donc, mieux vaut cacher tout cela à ceux qui n’ont pas la capacité de l’apprécier. Incidemment, il arrive que le secret et le mystère entourant une chose la rende plus chère aux yeux de ceux qui, tout en l’ignorant, la cherchent. »
(Initiation à l’Islam, § 201-202)

L’attitude des mystiques de l’Islam est celle que recommanda le Prophète lorsqu’il enjoignit les Compagnons à ne pas dépasser les capacités de compréhension de leur entourage :  

D’après ‘Alî b. Abî Tâlib : « Parlez aux gens en fonction de leur connaissance : aimeriez-vous que l’on traite Dieu et Son Envoyé de mensonge ? »
(Cité par Bukhârî. Hadith authentique)

La connaissance spirituelle dont jouissent les mystiques n’est évidemment pas le fruit d’une étude ou d’un apprentissage : elle résulte d’une inspiration que Dieu octroie au cœur qui, s’étant purifié, est devenu capable de recevoir une lumière divine :

« Il y a aussi l’ilham, que nous pouvons traduire par ‘‘inspiration divine’’. Des choses sont suggérées au cœur (esprit) d’un homme dont l’âme est suffisamment développée dans les vertus de justice, de charité, de désintéressement, de bienveillance envers autrui. Les saints de toutes les époques, de tous les pays ont joui de cette grâce. Lorsque quelqu’un se consacre à Dieu et cherche à s’oublier, il y a des moments, de très courte durée certes, où la présence divine brille comme un éclair, état dans lequel on comprend sans effort ce qu’aucun effort n’aurait réussi à faire comprendre. L’esprit humain – ou son cœur, comme disaient les anciens – est ainsi éclairé et, par conséquent, il a un sentiment de certitude, de contentement et de prise de conscience de la vérité. C’est Dieu qui le guide et le contrôle dans ses pensées tout comme dans ses actions… »
(Initiation, § 141)

Pour tenter de définir simplement en quoi consiste la voie mystique en Islam, Hamidullah s’exprime en dans termes suivants :

« Faute d’un meilleur terme, on peut dire que le mysticisme est la méthode du meilleur comportement individuel : la façon dont on acquiert le contrôle de soi-même, la sincérité, la réalisation de la présence constante de Dieu dans nos actes comme dans nos pensées, un effort pour aimer Dieu, toujours davantage. »
(Initiation,§ 207)

Cette façon de s’exprimer est très proche de ce qu’a dit Ghazâlî[3] de la voie mystique :

« Je suis resté en retraite dix ans : j’eus, durant cette période, le dévoilement de choses innombrables. Il me suffira de déclarer que les Soufis cheminent dans la seule Voie qui mène à Dieu le Très-Haut : leur chemin est le meilleur des chemins et leur voie la meilleure des voies. Ils se comportent de la manière la plus pure…

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Leurs actions comme leur repos, intérieurement comme extérieurement, sont tirés de la source de la lumière prophétique ; il n’y a point d’autre lumière à la surface de la terre pour s’éclairer. »
(Munqidh, p.100)

Afin de saisir ce que peut être une ‘‘illumination intérieure’’, Hamidullah cite Walî Allâh al-Dihlawî (m. 1762)[4] :

« Parlant des ‘‘secrets de la prière’’, le grand mystique Wali Allah ad Dihlawîy s’exprime ainsi :

« Sache que l’homme est parfois enlevé comme un éclair auprès de l’enceinte de la sainteté (présence divine), et se trouve adhérent, avec le plus grand attachement possible, au seuil de Dieu. Là, descendent sur cet homme des transfigurations divines, qui dominent son âme. Il y voit et sent des choses que la langue humaine est incapable de décrire. L’état-éclair une fois passé, l’homme revient à sa condition précédente, et se trouve tourmenté par cette perte de l’extase.

Il essaie donc de rejoindre ce qui lui échappait, et il se met dans sa condition d’ici-bas, la plus proche de la condition d’absorption dans la connaissance de Dieu. C’est la condition du respect, du dévouement et de la conversation presque directe avec Dieu, condition qu’accompagnent les gestes ainsi que les paroles appropriées. La prière consiste essentiellement entre trois éléments : d’abord le sentiment d’humilité devant la présence majestueuse de Dieu, ensuite la reconnaissance de cette supériorité divine et humilité humaine, par des paroles convenables, et enfin l’adoption pour son corps et tous ses organes de la posture de respect nécessaire…

Pour rendre hommage à quelqu’un, on se lève et l’on se tourne vers l’objet de son respect et de son invocation. Plus respectueux encore, l’homme s’incline et baisse la tête par révérence… le faîte et le sommet de l’humilité est de baisser la tête – qui concentre, en son plus haut degré, le « moi » de la conscience – si bien qu’elle touche le sol devant l’objet du respect… Comme l’homme n’atteint l’apogée de son évolution spirituelle que graduellement, il est évident qu’une telle ascension doit traverser ces trois étapes : une prière complète comportera les trois postures à savoir : rester debout, s’incliner et poser le front sur le sol en présence de Dieu – tout cela pour acquérir l’évolution nécessaire de l’âme, en vue de sentir la sublimité divine et l’humilité devant Dieu  » (Hujjatallah al-Bâlighat, tome 1, § Secrets de la prière). »
(Initiation, § 165)

Pour conclure la section qu’il consacre à la mystique M. Hamidullah donne cette définition reprenant l’essentiel des idées qu’il a développées : « Le mysticisme ou la culture spirituelle en Islam se propose la diminution du Moi et la réalisation toujours grandissante de la présence divine. » (Initiation, § 222)

On l’aura compris à la lecture des extraits cités dans cet article, M. Hamidullah privilégiait la simplicité dans le discours sans jamais être superficiel : il abordait les domaines les plus profonds de l’Islam tout en restant accessible. On a parfois reproché à ses écrits une certaine lourdeur stylistique. C’est oublier, d’une part, que le français n’était pas sa langue maternelle, et, d’autre part, qu’il cherchait à être compris du plus grand nombre : en lui, l’érudit n’étouffait jamais le pédagogue.

Finalement, son œuvre est à son image : à la fois discrète et profonde. Gageons que ses ouvrages continueront encore longtemps à éclairer des lecteurs soucieux à la fois d’érudition mais aussi d’authenticité.

 


[1] Voir sourate 56, v. 27-40.

[2] M. Hamidullah ne fait pas de distinction entre ‘‘mysticisme’’ et ‘‘voie initiatique’’, mais il a clairement conscience du caractère initiatique du soufisme (tasawwuf).

[3] Selon Hamidullah, le mérite de Ghazâlî (m. 1111) est d’avoir été un « grand théologien et mystique dont l’esprit clair montra quel genre de philosophie est compatible à la fois avec l’Islam et la raison. »

[4] Il le présente ainsi : « Célèbre savant du Hadith. Ce mystique est le père de la renaissance musulmane chez les Musulmans indo-pakistanais. »

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3 commentaires

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  1. @Cémwé. Voilà qui mérite un débat. Comment sont jugés les enfants qui meurent en bas âge sans avoir agi ? Vont ils au paradis alors même qu’ils n’ont pas prononcé la profession de foi ? Comment sont jugés les malades mentaux qui tuent ? Vont ils en enfer alors qu’ils ne sont pas tenus responsables de leurs actes par les hommes ? Comment sont jugés ceux qui tuent au nom de toutes sortes de raison, la protection des leurs, des autres, la défense de leur patrie, … ? Au final, est on jugé sur le fait d’agir ou de ne pas agir, sur l’intention ou le résultat de son acte ?
    J’ai toujours pensé que les religions abrahamiques étaient incomplètes, voire injustes car elles ne rendent pas responsables de sa propre naissance qui explique pourtant bien souvent tout un parcours de vie. La loi du karma associée à la réincarnation voilà qui est complet et juste. Elles expliquent ces différences de départ entre les hommes que vous niez d’ailleurs en moquant les capacités mystiques qui ne diffèrent pourtant pas des capacités intellectuelles.
    On ne naît pas égaux. Même l’existence de vos prophètes en attestent. Certains hommes ont un destin qui se détachent de celui de la plèbe qu’ils conduisent et dont vous faites partie que vous le vouliez ou non. Allahu aqbar ni signifie-t-il pas Dieu est plus grand ? Pourtant Mahomet n’est il pas aussi plus grand que vous ? Pourquoi donc des mystiques ne vous seraient ils pas supérieurs dans la compréhension de Dieu et sa proximité avec lui ? Le mysticisme relève de sciences cachées en Occident, ésotériques. Voilà surtout ce qu’il faut interroger. Est-ce parce que les gens comme vous les rejettent et qu’elles doivent donc se protéger ? Ou est-ce parce qu’elles excluent en cultivant le pouvoir d’une élite ? Quoiqu’il en soit, je vous parie que vous serez incapable de démontrer à un maître soufi qu’il est plus égaré que vous sur le chemin de Dieu, en vous appuyant sur le Coran.

    • Vous ne connaissez pas l’islam et vous mélangez les choses avec le christianisme …qui n’est pas le message de Jésus mais celui d’être humains ayant transformé le message de Jésus. L’islam sait que tout être humain a sa fitrah (sa prime nature) qui le rend pur à sa naissance car c’est l’étincelle divine qui est en tout homme et qui ne peut être corrompue qu’avec une mauvaise éducation, une déformation. Un enfant ou un malade mental est donc pur puisque sa raison ne l’a pas (encore) amené à commettre consciemment un péché. Il n’est donc pas amené en enfer. Ce sont seulement les hommes conscients et qui malgré cela cèdent à leurs passions négatives qui sont jugés responsables et qui seront jugés. Mais Dieu est miséricordieux et personne ne peut savoir qui sera épargné. Tout est une question de foi et d’intention, à la fois. Il n’y a pas besoin de vivre cinquante vies, une seule suffit pour décider la voie que l’on a pratiqué. Et chaque péché peut être pardonné si on a la foi et qu’on regrette ce qui a créé des torts.

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