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Géopolitique et identité

Le 24 avril 1915 est commémoré comme une date tragique par les Arméniens de France et d’ailleurs. Nous avons voulu, à cette occasion, quel que soit le nom que l’on donne aux atrocités qui commencèrent ce jour là, reproduire une communication publique de Rochdy Alili sur l’Arménie et les Arméniens, publiée en 1994 dans le n° 6 de la revue « Ani, cahiers arméniens ». Nous le faisons avec l’aimable autorisation du Centre de Recherches sur la Diaspora Arménienne auquel ces cahiers peuvent être commandés, à l’adresse [email protected].

Mesdames, Messieurs, ce que je vais me permettre de faire devant vous est une sorte de méditation historique autour du destin de l’Arménie et des Arméniens, qui me paraît exemplaire à bien des égards. Vous voudrez bien me pardonner de rappeler des faits de votre histoire que vous connaissez tous, je ne le fais que pour en tirer des éléments de réflexion depuis un point de vue extérieur et je vous remercie de bien vouloir écouter ce point de vue extérieur.

Ce qui me paraît intéressant dans le cas de l’Arménie, c’est le phénomène géopolitique qu’elle représente et la manière dont ce phénomène géopolitique détermine la nature de la migration des Arméniens.

Il n’y pas de hasard dans un fait migratoire. On se déplace dans des conditions et pour des raisons précises. On se déplace d’un endroit donné qui a ses caractéristiques vers un autre endroit qui a également ses caractéristiques. Ce sont des individus ou des groupes précis qui se déplacent et ces individus et ces groupes ont également leurs particularités. Si l’on ne prend pas garde à toutes ces données on risque de rendre assez confuse la réalité de la migration et d’appréhender en termes de valeurs, qui n’ont rien à faire dans l’écriture de l’histoire ni dans la compréhension des migrations, des évolutions et des itinéraires différenciés.

Pour les migrations d’Arméniens comme pour toutes les autres migrations, il ne peut être question d’aborder le problème sans savoir d’où l’on est parti et qui est parti. Ici la réponse est simple, ce sont des Arméniens qui sont partis d’Arménie.

Or c’est ici qu’il faut se demander ce qu’est l’Arménie et ce que sont les Arméniens, et c’est ici que nous nous trouvons dans une problématique tout à fait particulière et intéressante, une problématique qui s’articule autour d’un fait majeur qui est un fait essentiellement géopolitique.

Dans ce fait géopolitique, il y a d’abord la géographie physique, il y a ensuite les réalités de l’histoire et de la politique régionale, il y a enfin des faits de culture et de société, tout cela étroitement imbriqué. A la base, le fait essentiel est que l’Arménie est depuis toujours au centre de contacts et de menaces et qu’elle possède en même temps la capacité géographique de résister à ces menaces.

En effet, au plan régional, l’Arménie est au centre d’un isthme, c’est-à-dire d’une région resserrée entre deux entités géographiques. Ces entités géographiques sont ici la mer Noire et la mer Caspienne mais surtout l’Asie Mineure anatolienne et l’ensemble Mésopotamie Iran. De ce fait, l’Arménie se trouve depuis des millénaires au contact de deux grands ensembles qui ont pratiquement toujours été rivaux, quelles qu’aient été les civilisations ou les forces politiques qui les ont dominés. De ce fait l’Arménie oscille toujours entre assimilation et négociation et toujours la négociation de sa propre existence face à une domination souvent oppressive a constitué un élément fondamental de son histoire.

Mais si cette négociation est possible et j’entends par négociation tous les actes politiques qui permettent de se préserver, si cette négociation est possible, c’est d’abord parce que le pays arménien est ce qu’il est, c’est-à-dire un plateau élevé protégé à la fois par l’altitude des chaînes qui le bordent et par les vallées qui le divisent.

C’est donc de cette dialectique entre menace et capacité de résister à la menace que se fonde l’entité arménienne, une dialectique qui s’articule aussi entre contact et résistance à l’assimilation, entre ouverture et force identitaire.

Il y a donc déjà un substrat qui est géographique, qui rend possible une histoire et sur ce substrat se sont construits d’autres éléments de ce phénomène géopolitique particulier qui sont des éléments culturels.

Le premier élément, c’est le christianisme. Chacun sait qu’il pousse vers l’Arménie dès le lIe siècle mais bien entendu, l’évangélisation réelle est l’œuvre de saint Grégoire l’Illuminateur au IVe siècle : Cette christianisation va être l’outil de résistance à la force de l’Iran sassanide tout proche et va commencer à modeler une particularité arménienne. Au Ve siècle, c’est une construction culturelle originale qui est mise au point et que tous les Arméniens connaissent, c’est l’invention de l’alphabet arménien par Mesrop Machtots. Cet alphabet institue l’arménien comme langue écrite permettant la traduction de textes sacrés et une expression liturgique originale affranchissant du grec et du syriaque qui étaient jusqu’alors les langues de la liturgie. Enfin, au VIe siècle, l’Eglise d’Arménie adopte une position particulière dans le cadre des débats sur la nature du Christ : le monophysisme. Cela lui permet de se distinguer cette fois du monde byzantin.

Ce qui s’est donc progressivement construit sur la base de la spécificité géographique de l’Arménie, c’est une culture de l’identité minoritaire apte à la fois à l’ouverture et à la résistance. C’est là. une donnée qu’il convient de retenir lorsque l’on aborde la question des migrations arméniennes qui déplaceront toujours des individus et des groupes porteurs d’une culture capable de négocier sa spécificité face à de grands ensembles assimilateurs.

Minorités religieuses et commerce international

Les plus anciennes de ces migrations dont on puisse avoir une idée sont des migrations marchandes ; elles s’effectuent dans le cadre de l’ensemble musulman constitué progressivement à partir du VIle siècle, un ensemble dans lequel l’Arménie sera plus ou moins englobé sans être réellement annexée.

Ces migrations marchandes ne déplacent pas de populations, elles sont le fait de caravaniers, de négociants, elles sont importantes parce qu’elles s’articulent sur un réseau diasporique et la manière dont ce réseau fonctionne dans l’ensemble musulman est extrêmement éclairante pour comprendre ce qu’ont été les diasporas dans ce monde qui était alors le centre économique de la planète, avec ses échanges et sa périphérie. Pour être simple, disons qu’à l’époque comme aujourd’hui, les échanges commerciaux étaient basés sur la confiance, sur le crédit que l’on accordait à quelqu’un. Or à qui accorder sa confiance dans une région lointaine avec qui l’on souhaitait faire des échanges ? La réponse était claire pour beaucoup : à des gens avec qui l’on partageait une foi, une croyance commune. Et cette confiance était encore plus grande entre des gens qui faisaient partie de minorités religieuses au sein d’un ensemble dominant.

C’est de cette manière que les minorités religieuses ont très tôt joué un rôle important dans les grands échanges internationaux. C’est de cette manière que des migrations commerçantes ont pu s’effectuer sur les voies et les étapes de ces échanges.

Au VIle siècle, la conquête arabe musulmane va avoir un certain nombre d’effets décisifs. Le premier de ces effets sera, après la constitution d’un espace homogène, de connecter de grandes zones qui avaient été cloisonnées jusqu’alors. Ces grandes zones sont celles du monde iranien, des provinces asiatiques et africaines du monde grec et celles de l’Occident barbare, essentiellement en Espagne et en Afrique du Nord. Le second de ces effets va être de remettre en circulation du numéraire et d’accélérer les échanges en créant de grands pôles urbains de consommation. Or, dans cet ensemble ouvert et homogène, ce sont les minorités religieuses qui vont offrir, dans le cadre de la solidarité qui les unit, le réseau le plus efficace des échanges.

Depuis le premier et le second exil, l’on sait que la diaspora juive couvre l’ensemble de l’Empire romain. Par la suite l’anti-judaïsme latent du monde perse sassanide, du monde grec byzantin et de l’Occident barbare a encore contribué à une plus grande dispersion des communautés juives, en particulier vers des lieux qui constitueront des zones périphériques de l’espace musulman comme le nord et le sud de la Caspienne, l’Asie centrale, les pays de la mer Rouge, la frange nord du Sahara, la Crimée et l’Ukraine et même l’Inde. Connectées aux anciens établissements de l’Egypte, de la Gaule, de la Sicile et de l’Italie, ces communautés vont être les pôles d’une circulation d’hommes, d’idées et de produits. Le réseau de solidarité et d’échange est même double chez les Juifs puisque la solidarité rabbinique classique se renforce d’une solidarité parallèle, celle des Juifs caraïtes dans la seconde moitié du VIlle siècle. Ces minoritaires au sein de la minorité seront d’autant plus unis et efficaces qu’ils ne sont pas orthodoxes.

Il y a en effet une évidente corrélation pendant le moyen âge entre hétérodoxie religieuse, solidarité diasporique et circulation d’hommes, de biens et d’idées. Ainsi la minorité musulmane des Kharijites constituera elle aussi, entre la rive nord du Sahara maghrébin et l’Afrique noire un très efficace réseau de commerce, comme d’autres Kharijites, entre l’Oman et l’Afrique orientale.

Le cas arménien

Quant aux Arméniens, ils sont comme l’on sait sur une plaque tournante des échanges entre la Caspienne et la mer Noire, entre Bagdad et Constantinople. Impliqués depuis des siècles dans les conflits entre la Perse et les Greco Romains, ils se sont vus occupés, partagés et engagés par la lutte des deux grands ensembles. L’histoire paradoxale qui leur fait partager les intérêts de l’un ou l’autre des protagonistes ou se révolter en conduit sur les champs de bataille, le plus souvent du côté byzantin, ou dans des soulèvements. Ils sont de cette manière des militaires en Asie Mineure ou des exilés déportés jusque dans les Balkans par les Byzantins à la suite de leurs rébellions. Il y a donc très tôt une diaspora arménienne issue des tensions politiques et des répressions. Dans le cadre de l’espace homogène créé par les conquêtes musulmanes, les membres de cette diaspora vont commencer à jouer leur rôle dans les échanges commerciaux et se connecter à un réseau qui avait déjà son importance avant les conquêtes arabes, le réseau des minorités chrétiennes, monophysites ou nestoriennes, que les marchands dénommés Syri utilisaient pour leurs échanges.

Les chrétiens devenant une minorité dominée dans l’espace musulman, ils vont également, de l’Arménie à la Haute Egypte, dans les anciennes provinces monophysites de l’Empire byzantin, constituer un réseau diasporique. Les Arméniens plus particulièrement vont bâtir une diaspora commerçante entre le nord de la Caspienne, Constantinople et l’Egypte et ce seront de véritables migrations d’individus et de groupes qui installeront des Arméniens dans le nord de la Syrie à Alep, à Antioche et dans la région qui sera plus tard la Petite Arménie, en particulier dans le port d’Ayas. Glissant le long de l’Euphrate, ils aboutiront à Bagdad où ils constitueront une grande communauté.

Du côté byzantin également se produit une migration de militaires, de négociants ou d’artisans tandis qu’en Egypte l’on trouve des Arméniens dans les armées et dans le commerce. Cette présence arménienne se traduira au plus haut niveau de l’Etat puisque l’empereur Basile 1er, qui fonde en 867 la dynastie byzantine des Macédoniens, est en fait d’origine arménienne. Deux siècles plus tard, au Caire, le vizir du Calife fatimide, Badr El Jamali, est un Arménien, généralissime des armées et doté des pleins pouvoirs. Il s’entoure d’une garde exclusivement composée d’Arméniens et invite dans la capitale égyptienne de nombreux artisans et de nombreux commerçants de son pays d’origine.

On le voit, la diaspora arménienne n’est pas quelque chose qui date d’hier. C’est une réalité ancienne, c’est un mouvement qui s’est d’abord construit dès le moyen âge dans deux directions naturelles, l’espace musulman et l’espace byzantin, vers les deux zones que touche géographiquement le réduit arménien.

S’il faut donc faire le point à ce stade de la réflexion et se demander à propos des Arméniens, qui part et comment l’on part, il est possible de répondre d’abord que les gens qui partent d’Arménie sont avant toute chose des gens qui sont porteurs d’une culture spécifique forgée dans des conditions tout à fait particulières que j’ai tenté de caractériser. Et cette culture spécifique est en elle même une culture minoritaire efficace dans la mesure où elle s’est construite dès l’origine comme une culture de défense et de lutte contre des pressions assimilatrices.

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Quant à la nature du mouvement migratoire des Arméniens, nous pouvons l’assimiler à une typologie très claire, c’est un glissement, une coulée progressive au long de réseaux diasporiques qui s’enrichissent au fur et à mesure des arrivées. Ces réseaux sont des réseaux de solidarités religieuses minoritaires qui ont offert le cadre de très riches échanges. Cependant, si ces réseaux ont joué pour les Arméniens et si une solidarité de minorité religieuse a permis de bâtir les pôles d’une diaspora, il ne faut pas oublier non plus que l’Arménie a été aussi une entité étatique et que cette entité a connu des expansions et qu’il a existé ce que j’appellerai des migrations de compétence, c’est-à-dire une migration d’individus et de groupes qui offraient aux structures de pouvoir, aux économies qui les accueillaient des services signalés et précis.

La puissance du fait turc

Seulement cette entité politique relativement autonome qu’était le bastion arménien disparaît en tant que telle à partir de 1064, l’année où tombent les villes d’Ani et de Kars. Cette disparition est la conséquence d’un événement majeur où ont été conjugués une conquête territoriale et un mouvement massif et continu de migrations.

Le déplacement de tribus nomades venues de la Mongolie et de l’Altaï est un phénomène ancien. La poussée de ces tribus passant soit au nord, soit au sud de la Caspienne a déterminé l’ébranlement d’autres peuples et contribué d’une certaine manière aux grandes invasions qui ne cesseront dans l’Occident chrétien qu’à partir de l’an mil.

A cette époque, la pression des tribus turques est celle des tribus Oghouz installées depuis des décennies en Asie centrale, aux confins de l’espace musulman. Ces tribus ou du moins certains de leurs chefs sont en voie d’islamisation et à partir du XIe siècle, les Oghouz vont se répandre au sud de la Caspienne vers l’Iran et l’Asie Mineure où ils s’islamiseront progressivement. Cette poussée des Turcs de la confédération Oghouz est à considérer comme une invasion pour l’espace musulman et elle est un moment d’une migration constante, massive qui a déjà installé des Turcs de la Chine au Danube et va continuer à en installer en Iran, en Inde, en Asie Mineure et dans les Balkans. En termes de migrations, les migrations turques ou turco-mongoles vers l’ouest sont un événement majeur de l’histoire et la prégnance de l’élément turc sur l’Asie est à situer comme un phénomène de première grandeur et de très longue durée, et c’est dans le cadre de cette turquisation de l’Asie que vont désormais devoir survivre les Arméniens.

L’implication avec l’Europe et le paradoxe arménien

Face à cette turquisation, le Xle siècle voit le premier épanouissement de l’Europe septentrionale qui va pousser vers le sud et l’est et impliquer les Arméniens dans ses luttes pour la conquête de nouvelles terres et de nouveaux marchés. Mais déjà de nombreux Arméniens dès le Xle siècle auront choisi l’exil vers Chypre, l’Egypte, l’Europe centrale et tout autour de la Méditerranée, contribuant à installer déjà une diaspora européenne. Par ailleurs, à. la suite de l’exil qui installera des féodaux arméniens dans cette région que l’on appelle la Cilicie, au sud de la Turquie actuelle, cette implication arménienne avec les intérêts de l’Europe prendra la forme d’une alliance du nouveau royaume arménien de Cilicie avec les Croisés latins du XIIe au XIVe siècle. Et déjà dans le cadre de cette alliance l’on relève la complexité des relations des Arméniens avec la culture occidentale et en particulier avec les Français.

En effet, l’implication des intérêts des souverains de Petite Arménie et des intérêts francs ne conduira pas à une assimilation et toutes les tentatives de francisation ou de romanisation aboutiront à de violentes révoltes des féodaux arméniens jaloux de préserver toute leur spécificité culturelle et religieuse. Pourtant c’est un Français, issu d’une famille ancienne du Poitou, Léon VI de Lusignan, roi de Chypre, qui héritera la couronne de Petite Arménie, qui la défendra contre les mamluks et qui la perdra en 1375. Comme le savent tous les Arméniens de France, Léon VI de Lusignan, dernier roi de Petite Arménie ira croupir quelques années dans les prisons d’Egypte avant de venir mourir à Paris en 1393 (1). Le roi d’Arménie d’une maison française mourant en exil au pays de ses ancêtres n’est pas un mince paradoxe. Et ce paradoxe n’est pas sans éclairer nos situations paradoxales d’aujourd’hui. A condition que nous voulions bien nous souvenir dans ce monde où l’on tente de nous imposer l’imbécillité des identités réductrices que le paradoxe est le fondement même du réel.

Et qui mieux que les Arméniens, qui mieux que les immigrés venant porter aux évidences la part de contradiction qui les transforme en paradoxe, sait ce qu’il y a de paradoxal dans l’expression de ce que De Gaulle appelait le sentiment national et ce qu’il y a de destructeur et de diabolique dans le nationalisme ?

Parce que c’est ce nationalisme destructeur, cette éradication du caractère paradoxal de l’identité, cet appauvrissement du sentiment national qui ont conduit et continuent à conduire à l’horreur.

La logique historique qui mène à cette horreur commence à l’époque même où le dernier roi de Petite Arménie meurt à Paris.

Les Turcs de la puissance au repli identitaire

Pendant ces années, grandit en Asie Mineure la puissance d’une famille turque, celle des descendants d’un petit émir de la ville de Brousse, un certain Uthman, et bientôt les descendants de ce Uthman, les Ottomans, auront étendu leur puissance sur l’Asie Mineure, les Balkans et au-delà.

Dans le cadre du nouvel Empire, les Arméniens tentent de trouver la voie de leur survie et certains y parviennent tandis que d’autres émigrent, renforçant une diaspora qui s’étend vers la Perse, l’Inde et la Chine.

Un moment première puissance de l’Europe, au XVIe siècle, l’Empire ottoman commence à s’affaiblir et à reculer sous les coups des Européens. Parmi ces derniers, les plus intéressés à son recul sont l’Autriche-Hongrie dans les Balkans, la Russie vers le Caucase et la Crimée et enfin l’Angleterre toujours soucieuse de contrôler ce qui se passe autour de la route de Indes. De la sorte, un ensemble d’alliances va se nouer avec les diverses minorités de l’Empire multiethnique et multi confessionnel qu’était l’Empire ottoman. Chaque puissance en fonction de ses intérêts, de ses sympathies, de sa proximité géographique, du moment où elle arrivera sur le terrain, se posera en protectrice de l’une ou l’autre des minorités de l’Empire ottoman, éveillant son sentiment national, cultivant ses particularismes, la poussant à des revendications, voire à la révolte. Pour ce qui concerne les Arméniens, la Russie tsariste est le protagoniste principal de l’affaire. Depuis le début du XIXe siècle, les Russes ont entrepris une conquête systématique du Caucase, et dès 1828 ils sont en Arménie au contact direct des Turcs.

De ce moment les Arméniens se trouvent au centre d’enjeux qui les dépassent largement dans le cadre idéologique d’une époque où domine de plus en plus l’idée nationale avec tout ce qu’elle a de réducteur et d’univoque.

Du côté turc, le sentiment d’un dépeçage est très net et l’on passe progressivement de l’empire multiethnique à une conception nouvelle de l’identité turque, une conception nationale articulée autour de l’islamité et du fait turc. De la sorte, dans le cadre de régimes autoritaires militaires à tendances parfois fascistes, avec le sentiment que la puissance turque va devoir se replier inexorablement sur l’Anatolie, il s’élabore une manière nouvelle de concevoir l’identité et l’organisation collective, la manière nationale réductrice et uniformisante, celle qui conduit à des conceptions étriquées de l’intégration des individus, celle qui conduit à ce que l’on appelle aujourd’hui des purifications ethniques. Cette conception, le sultan et calife Abdulhamid II l’exprime très bien à la fin du XIXe siècle en disant « Dans l’Anatolie, il nous faut rester seuls. Dieu soit loué que nous ayons encore gardé ce dernier refuge pour nos frères en religion, repoussés de tous côtés ». Cette conception est cohérente avec l’expérience historique de tout le siècle puisqu’aux yeux des Ottomans, toutes les régions chrétiennes de l’Empire ont été travaillées par les puissances de l’Occident pour les affaiblir.

La haine du paradoxe et les massacres

De là à envisager une purification ethnique le pas a été vite franchi et bien avant 1915 puisque dès les années 1870 des massacres d’Arméniens sont perpétrés. Ils sont le fait d’ailleurs très souvent d’autres minorités, comme les Kurdes, que les autorités turques encouragent pour pouvoir, dans une vision uniformisatrice, modifier les populations et éliminer des spécificités inassimilables. L’intervention des Russes qui prétendent protéger les Arméniens de Turquie, tout en opérant une slavisation violente des Arméniens de Russie ne contribue pas à apaiser les rancoeurs. D’ailleurs, pour les grandes puissances, l’intérêt pour les minorités est éminemment hypocrite. Ce qu’elles défendent sont leurs intérêts et leurs intérêts, ce sont des positions territoriales, ce sont des accords économiques, ce seront bientôt des concessions pétrolières. De cette manière l’année même où le traité de San Stefano contraint les Turcs à protéger les Arméniens, le traité de Berlin qui lui fait suite, n’en parle pratiquement pas (2). Il faut donc être conscient du fait qu’aucune puissance n’a protégé une minorité que dans la mesure où elle avait un intérêt direct à la chose.

C’est pourquoi les Arméniens n’ont été depuis le XIXe siècle qu’un enjeu pour chaque puissance européenne qui entendait défendre ses intérêts directs. Cela dans le cadre d’une conception nationale de l’Etat et de la collectivité publique, c’est-à-dire de manière réductrice et uniformisante.

Or ce danger, ce danger que fait courir à toute minorité le nationalisme réducteur, les Arméniens ne l’avaient jamais connu, même face aux grands empires assimilateurs, même face aux violences et aux massacres de toute leur histoire. C’est pourquoi dans le cadre de la nation turque l’Arménie et les Arméniens ont disparu.

Peut-être une nation arménienne eut-elle pu naître de la volonté des grandes puissances après la guerre, comme une nation kurde d’ailleurs, mais les velléités du Traité de Sèvres n’ont pas tenu devant la volonté d’Ataturk de ne pas laisser humilier la Turquie, et cette Turquie nouvelle suffisamment forte et fiable pour contenir sur le Caucase la nouvelle Union Soviétique et suffisamment faible pour ne pas revendiquer trop puissamment son vilayet de Mossoul où les Anglais savaient un jour trouver du pétrole, cette Turquie-là était un pion géopolitique trop intéressant pour les Britanniques maîtres de l’heure au Proche-Orient.

Ainsi l’Arménie a été assassinée, elle a été assassinée à la fois par l’hypocrisie des puissances européennes et par l’expression d’un nationalisme que l’on peut qualifier de pré fasciste. Seule issue pour les Arméniens, les pôles d’une diaspora où s’exprime l’antique capacité de négocier son paradoxe. Seule issue, la survie dans une nation d’au-delà du rideau de fer, une survie étouffée mais une survie quand même dans un empire multiethnique comme en avaient connu souvent dans l’histoire les Arméniens. Et cette survie même, dans le temps où s’écroule cet empire multiethnique, se trouve à nouveau menacée par des nationalismes réducteurs et voraces.

Voilà Mesdames, Messieurs, le parcours que je souhaitais faire autour de cette longue histoire des Arméniens. C’est une histoire qu’il convient de considérer comme exemplaire parce qu’elle nous ramène à des questions qui sont des questions cruciales d’aujourd’hui. Des questions sur lesquelles il faut que nous ayons les uns et les autres des positions claires.

Notes :

1. Léon VI est enterré à Saint-Denis dans la basilique où sont rassemblés les tombeaux de la plupart des rois de France. On peut y voir aujourd’hui encore son gisant.

2. Le traité de San Stefano du 18 février 1878 fait suite à l’intervention militaire russe dans les Balkans pour imposer à la Sublime Porte l’autonomie de la Bulgarie, de l’Herzégovine et de la Bosnie. Il aboutit à la formation d’une principauté bulgare indépendante. Les protestations de l’Angleterre et de l’Autriche Hongrie amènent le tzar à accepter la révision de ce traité au Congrès de Berlin en juin juillet 1879. Ce Congrès, arbitré par Bismarck, consacre le démembrement de la puissance turque dans les Balkans et se trouve à l’origine de multiples crises dont la première Guerre Mondiale. Il faut noter entre autres que c’est à ce Congrès que la ville de Kars et une partie de l’Arménie sont attribuées à la Russie.

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