Un nouveau livre de Hichem Djaït est toujours attendu avec intérêt. Encore plus lorsqu’il explore certains fondements du monde historique et de ses forces agissantes. Comme il le fait dans Penser l’Histoire, penser la Religion qu’il publie aux éditions Cérès.
«Hichem Djaït analyse d’abord la question du déplacement des hommes, des migrations et des conquêtes comme deux ressorts fondamentaux de la dynamique historique», lit-on dans la présentation de l’ouvrage. Ensuite, il s’attache à cerner les deux notions essentielles d’Occident et d’Orient à l’échelle mondiale.
Dans une deuxième partie, c’est la religion et le religieux qui tiennent la place centrale. L’auteur traite des origines et de l’évolution du christianisme, tout autant que de l’évolution de l’islam dans l’histoire et dans la pensée des théologiens et des philosophes.
Les rapports entre pensée philosophique et religion sont ici abordés durant l’époque moderne, en Occident précisément, car c’est là qu’est apparu le processus inédit de la critique de la religion qui a conduit à ce phénomène unique dans l’histoire: «la sortie de la religion».
L’auteur analyse, de manière systématique et évolutive, les lignes essentielles de la pensée qui a fondé cette critique.
Historien, Hichem Djaït s’est toujours intéressé à la philosophie sous tous ses aspects, notamment dans son lien à l’histoire.
Appartenant lui-même à deux cultures pleinement assumées, l’islamique et l’occidentale, il s’est nourri des deux, y élisant ses thèmes et exemples. Dans cet essai, l’auteur élargit les perspectives et propose des idées nouvelles, tout en poursuivant son dialogue avec les historiens et les philosophes.»
Penser l’Histoire, penser la Religion
de Hichem Djaït
Cérès éditions, 2021, 176 pages, 22 DT
A paraître incessamment, commande sur www.ceresbookshop.com
Bonnes feuilles
Évolution du Religieux
(extraits)
Il n’est pas seulement évident et clairement établi que le religieux a évolué depuis la Préhistoire jusqu’à l’époque historique dans toute sa longue durée, mais au sein même de l’Histoire avec ses civilisations, ses Etats et dans sa temporalité. Puisque le religieux est dans l’Histoire, même s’il vise l’au-delà de l’Histoire et l’au-delà du monde. Mais il évolue également de par sa logique interne, en tant que visée d’Absolu. La religion égyptienne, une des plus stables et des plus durables, a changé de l’intérieur et s’est étiolée, notamment au moment de l’occupation romaine où lentement sont apparus, mais préparés dès avant, l’hermétisme, ainsi que les mythes attachés à Hermès Trismégiste, quoiqu’ imprégnés de gnose sur le tard et d’une gnose chrétienne (documents de Nag Hammadi).
A un moment donné et à partir de l’âge axial, les vieilles religions ont disparu et se sont ainsi constituées de nouvelles religions. En fait, l’âge axial de Jaspers décrit l’apparition d’une pensée philosophique nouvelle au premier millénaire. Il ne parle pas du yahvisme, mais des prophètes, il ne parle pas des religions grecques et romaines mais de la philosophie grecque, pas davantage de la religion chinoise paysanne antique, mais de Confucius, du Tao-Té-King et de Tchouang-Tseu, pas davantage du védisme évoluant en hindouisme, perceptible déjà dans les Upanishads. Jaspers était un philosophe et non un penseur de la religion et pas davantage un historien. S’il parle des prophètes, c’est parce que les prophètes étaient des penseurs qui voulaient spiritualiser le yahvisme ancien, s’il invoque Confucius et Lao-Tseu, c’est parce qu’ils étaient des philosophes.
Mais il reste vrai que ces philosophies ont évolué en religions, qu’on perçoit toujours un lien à partir d’un moment donné entre pensée et religion, entre intellectuels et religion, à des degrés divers selon l’aire culturelle.
C’est un fait qu’après l’âge axial, préparateur du neuf, est apparu un autre âge lui succédant où non seulement la pensée a continué à évoluer, mais où des religions ont apparu ou se sont constituées, sur la base de l’apport de l’âge axial, ou ont pris forme, se sont cristallisées, ou divisées. C’est le cas de la philosophie grecque aussi, qui a évolué et s’est maintenue jusqu’au Ve siècle, c’est aussi l’apparition du christianisme, du judaïsme rabbinique, de l’islam, du bouddhisme chinois mahayana et de la structuration du bouddhisme Therâva, de l’intellectualisme indien. Âge qui va jusqu’à nos jours, soit deux millénaires, nés du millénaire précédent, et qui a balayé l’acquis des deux premiers millénaires où le monde historique s’était constitué. Non seulement plus de religion égyptienne, babylonienne, mais aussi plus de religions constituées par l’apport indo-européen.
Le continent européen s’est christianisé lors du Ier millénaire après J.-C. ; une très grande partie de l’Asie occidentale et centrale s’est islamisée ; confucianisme et taoïsme se sont progressivement constitués en religions, déjà au départ avec les Han ; le bouddhisme a pris place en Chine avec force jusqu’au IXe siècle et s’est maintenu plus faiblement par la suite et de même il s’est répandu au Japon sous la forme Chan. On parle aujourd’hui de fin des religions, mais c’est un phénomène qui n’a commencé sérieusement en Occident qu’au XVIIIe siècle, en rapport avec le phénomène Modernité. René Girard nous fait remarquer que l’islam et l’hindouisme se maintiennent bien encore, quoique avec difficulté, car en se politisant ces deux religions sortent de la sphère du religieux pur, de l’ordre de la foi.
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Pour ce qui est de l’islam qui, lui, a correspondu à la formation d’un empire, il se trouve que l’empire n’a pas cherché à islamiser les territoires conquis et ne cherchera jamais à le faire. Le califat était l’affaire des Arabes musulmans mais en évoluant avec l’ouverture aux peuples conquis, l’islam a pénétré de fait dans le monde iranien.
Néanmoins, l’islamisation en profondeur du monde iranien se fit lentement, par la double attraction d’une religion neuve appuyée sur l’écrit, d’une civilisation commune en train de se constituer, et du fait de la non-intervention de l’État dans l’ordre du religieux et de sa diffusion, sauf exceptions. Bien que l’islam fût la religion de l’État, califat ou États successeurs, le développement religieux se fit par l’entremise de la société, des juristes au départ, des porteurs de la Tradition du Prophète ensuite ou concomitamment, des théologiens, des «hérésies» multiples et diverses.
Un flot immense de spéculateurs, aux embranchements multiples, traversa le monde de l’islam en sa période classique (IXe-XIIe siècles), cependant que le christianisme se caractérisant alors et même dès avant par le sens de l’organisation, pénétrant par la prêtrise et une hiérocratie les tréfonds du monde social, se faisant coiffer par un magistère, une autorité, l’institution pontificale et l’Église, dispensatrice de la grâce, et institution structurée de salut.
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Dans le monde musulman, l’islam était la religion de l’État unifié et de la masse des combattants arabes au départ, mais il a pris pied chez les Perses qui ont été associés à la gestion de l’empire, devenu arabo-iranien. Il a montré une attractivité chez les peuples polythéistes ou animistes, intégrés à l’empire ou y pénétrant, comme les Turcs et les Berbères. Les chrétiens ont été plus réticents à entrer dans l’islam, puisque reconnus dans la validité de leur foi. Mais leur apport intellectuel a été décisif, notamment dans l’ordre philosophique, par les traductions des œuvres grecques. Et de même, les autres religions de l’Orient ont pénétré l’islam dans les spéculations théosophiques et l’élaboration du shi‘isme, à l’origine purement arabe toutefois.
Dans le monde de l’islam, l’orthodoxie a été représentée par le sunnisme, qui s’est élaboré lentement et de manières diverses, qui n’a pris conscience de lui-même comme orthodoxie, c’est-à-dire comme la voie juste et majoritaire, qu’assez tardivement et dans un parcours complexe. Deux pôles religieux l’ont défini : le pôle juridique et cultuel, celui de la sharî‘a, élaboré par quatre écoles aux VIIIe-IXe siècles, donc assez tôt, le pôle théologique, celui des qadariyya, des jabriyya des murji’a, puis des mu‘tazila d’un côté, celui des traditionnistes de l’autre, attachés aux hadîths du Prophète et à ce qu’ils considèrent comme sa Sunna, c’est-à-dire l’exemplarité de sa conduite, et ceci, là aussi, dès les VIIIe-IXe siècles, puis au Xe siècle avec l’ash‘arisme, théologie de plus en plus considérée comme orthodoxe. Les modernes ont tendance à porter leur intérêt sur la théologie et ses querelles, à projeter donc sur elle la séparation entre orthodoxie et hétérodoxie. Dans la réalité effective, ce sont les écoles de droit, intégrant déjà le hadîth c’est-à-dire la Sunna, qui ont joué le plus grand rôle dans la vie des musulmans dans la mesure où la justice cadiale a été essentielle dans la société au quotidien. D’ailleurs, ce qui est resté aujourd’hui, une fois disparues les querelles théologiques, c’est la sharî‘a dont on demande fortement l’application, quelquefois intégrale, ce sont bien les commandements cultuels et juridiques du Coran, du hadîth et des écoles de jurisprudence.
Mais sur le plan de l’histoire des idées, reliée par ailleurs à l’histoire politique, ce qui a agité le monde intellectuel de ce temps et même les masses bagdadiennes, c’était bien la théologie, les positions à ce sujet du sunnisme et de ce qu’il considérait comme hétérodoxie, aussi bien l’i‘tizâl que les différentes formes de shi‘isme. Il est frappant qu’à l’époque classique, ce n’étaient pas les juristes qui sont entrés dans l’historicité des luttes mais les ahl al-hadîth, les gens du hadîth donc de la Tradition qui tenaient le haut du pavé, et notamment les hanbalites, porte-paroles du sunnisme, entendu comme la Tradition, et devenus mouvement populaire. Mais avec le temps, le hanbalisme combatif, voulant incarner la Tradition, hostile au rationalisme, a versé dans l’excès, le sunnisme devenant de plus en plus modérantiste. Ici, il convient d’attirer l’attention sur l’importance de l’historicité de l’islam primitif considérée comme sacrée, à cause de la Discorde du califat premier. L’histoire entre dans le religieux comme élément constituant et établissant les divergences entre sunnisme et shi‘isme, sunnisme et khârijisme.
Le sunnisme admet la légitimité des quatre califes «bien-guidés», le shi‘isme celle de ‘Alî seul, les khârijites celle des deux premiers califes.
Sur ce point, le califat abbasside se proclame sunnite, admettant la légitimité historique des quatre premiers califes, point fondamental, et la légitimité juridique des quatre écoles primitives et notamment du hanafisme.
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