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La renaissance est-elle encore possible ?

L’idée de la renaissance chez Malek Bennabi (2/2)

Le déclin de l’Occident

 Le déclin de l’Occident a préoccupé certains écrivains, surtout dans l’entre-deux-guerres. On peut citer : Oswald Spengler Le déclin de L’Occident(1918) ; Paul Valéry : Variété I(ou la crise de l’esprit) ; G. Ferrero : La vecchia Europa e la nuova(1918) ; Henri Massis : Défense de l’Occident (1927) ; Nicolas Berdiaev : Un nouveau Moyen-Age1928) ;  René Genon : La crise dumonde moderne(1928) ; Drieu La Rochelle : Le jeune Européen(1928) ; Ortega Y Gasset : La Révolte des masses(1930) ; Edouard Herriot : Europe(1930) ; Sigmund Freud : Le malaise de la civilisation(1930) ; Jules Romains : Pour que l’Europe soit(1931) ; Karl Jaspers : La situation spirituelle de notreépoque(1931).

L’entre-deux-guerres sera donc une période de remise en cause des significations traditionnelles de la culture et de la civilisation ainsi qu’un sentiment de décadence sur les plans politique et économique. Pour Bernanos, cette civilisation européenne est une contre-civilisation « ou l’arrêter, ou périr », c’est la « liquidation générale de la Civilisation humaine par l’homme despiritualisé » écrit-il en 1947.

Mais l’Occident de déclinera pas, et "le mouvement d’occidentalisation est d’une force terrifiante principalement par la science la technique et la raison, et cette dernière selon Jan Patocka est à l’origine du développement de la science et qui distingue la culture européenne des autres cultures du monde  : « seule parmi toutes les cultures du monde est une culture de la raison où, dans toutes les questions essentielles de la vie, aussi bien sur le plan de la connaissance que sur le plan pratique, la raison jour le rôle déterminant.»

La continuité historique et culturelle de l’Europe demeure profondément liée à ses valeurs idéologiques, sociales, technologiques et  morales et ce qui «  aujourd’hui lui donne son visage d’une longue tradition dans ses manières de vivre, de penser, de juger. Mais si l’Europe peut s’enorgueillir d’avoir été le berceau de la civilisation et ses valeurs prétendre à l’universalité, il n’en demeure pas moins, comme l’a fait remarquer Edgar Morin : « les gens disent : nous jouissons d’une culture merveilleuse mais c’est au prix du matérialisme, du colonialisme et de ce que nous faisons subir aux autres.»

L’Occident  « asservit les économies du tiers-monde. Il affame les deux tiers de l’humanité. Il continue grâce à ces contrats iniques, à la loi du marché international, à la réglementation unilatérale des prix, au jeu des droits de douane, à rapiner toutes les richesses des peuples qui se croient libérés, mais restent dépendants financièrement, économiquement.» (Jaques Ellul, Trahison de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1975, p.14). Romain Rolland revient sur ce problème capital en condamnant la civilisation occidentale : « bâtie sur la violence, la ruse et le mensonge  »

Quelle est alors l’alternative pour que la civilisation humaine continue sa marche ? Rolland se tourne vers L’Orient : « Les déclarations de la faillite, écrivait-il le 2 mai 1918, seront nombreuses en Occident. Qu’il ne se laisse pas accabler ! Qu’il regarde vers l’Orient ; c’est toujours de ce côté que se lèvera le soleil de demain.» Mais cette crise est considérée par J.-M. Domenach  comme un phénomène naturel et dans la logique de la vision du monde et  « le génie de l’Europe réside dans son pouvoir alterné de déstructuration et de restructuration ». Il écrira aussi ces passages qui semblent être un défi : « Cette Europe dont vous évoquiez le déclin n’a jamais été aussi forte dans les esprits. (…) Le monde s’occidentalise à toute allure et à ce moment-là ou bien nous sombrons avec lui, ou nous proposons un autre modèle.»

La civilisation et la cruauté

Il convient d’abord de constater avec Nietzsche que la «  civilisation ne s’aurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés.» Dans son livre Le fil de l’épée, de Gaulle écrit que : « la perfection évangélique ne conduit pas à l’Empire. L’homme d’action ne se conçoit guère sans une forte dose d’esquive, de dureté, de ruse »  Voilà qui est pour nous renseigner sur la nature des empires et leurs fondements.

Qu’on songe à l’empire romain, sa barbarie, sa violence, ses massacres spectacles, ses supplices, l’esclavage à grande échelle. «  Les Romains ont conquis le monde, écrit Simone Weil, par le sérieux, la discipline, l'organisation, la continuité des vues et de la méthode ; par la conviction qu'ils étaient une race supérieure et née pour commander ; par l'emploi médité, calculé, méthodique de la plus impitoyable cruauté, de la perfidie froide, de la propagande la plus hypocrite, employées simultanément ou tour à tour ; par une résolution inébranlable de toujours tout sacrifier au prestige, sans être jamais sensibles ni au péril, ni à la pitié, ni à aucun respect humain ; par l'art de décomposer sous la terreur l'âme même de leurs adversaires, ou de les endormir par l'espérance, avant de les asservir avec les armes ; enfin par un maniement si habile du plus grossier mensonge qu'ils ont trompé même la postérité et nous trompent encore. Qui ne reconnaîtrait ces traits ? »

La civilisation Grecque, égyptienne, perse, précolombienne, n’étaient pas différentes. Pourquoi donc la civilisation se confond elle presque toujours avec la cruauté et la violence. La guerre ce« plaisir pour les méchants » selon Saint-Augustin est au cœur de tous les empires. Dans le courant du XIIe siècle s’élabore la doctrine de la guerre juste (Décret de Gratien).Pour Norbert Elias, la violence et la cruauté de la société médiévale, par exemple, s‘expliquent par le fait que les hommes à cette époque étaient dominés par leurs passions et exprimaient leurs émotions de manière incontrôlée. L’Etat moderne, produit de la civilisation est  « une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé (…) passe donc pour l'unique source du droit à la
violence.»

Dans son ouvrage Guerres justes et injuste, Michael Walzer écrit : « Les guerres justes sont des guerres limitées, menées conformément à un ensemble de règles destinées à éliminer, autant qu’il se peut, l’usage de la violence et de la contrainte à l’encontre des populations non-combattantes »  et il voit la nécessité de la guerre : « le monde de la guerre n’est pas moralement satisfaisant. Et pourtant on ne peut s’y soustraire en l’absence d’un ordre universel dans lequel la vie des nations et des peuples ne s’en trouverait jamais menacée » et maigre consolation : « la limitation de la guerre est le début de la paix » nous dit Walzer.

 Pour Bennabi « Le rôle salutaire de l’Européen depuis deux siècles apparaît clairement dans la marche de l’histoire ». Mais il condamne cette Europe avec sa culture empire : « C’est la culture maternelle même, qui pèche en Europe et fausse chez l’individu, dès son enfance, sa conception du monde et de l’humanité »  le « flambeau de la civilisation, entre les mains e l’Europe, est devenu la torche incendiaire » écrit Bennabi. Le colonialisme sous-jacent à la civilisation occidentale est qualifié  « d’immense sabotage de l’histoire »un « drame qui a totalisé la plus grande somme de douleur humaine au cours de l'histoire »  mais il reconnaît que « l’entreprise coloniale, quand on cesse de la regarder sous l’angle moral, n’aura pas été en fin de compte tout a fait dénué d’intérêt humain »

Elle a obligé le colonisé à «  se repenser, à reprendre conscience de sa personnalité et, dans certains cas, à penser et à agir « socialement» pour la première fois en l’arrachant à des structures primitives et l’intégrant à un genre de vie nouveau, l’exposant par là même à de nouvelles difficultés sociales, à de nouvelles épreuves d’adaptation, à de nouveaux tests intellectuels…» Il écrit dans Le Problème des idées dans le monde musulmanque ce sont « précisément les pays, comme le Yémen, qui n’ont pas fait face au défi colonialiste qui sont les plus arriérés.»

« La puissance des Américains est devenue rapidement énorme. Cette situation les satisfait dans leur désir d’hégémonie. C’est l’éternelle histoire des hommes. Quand ils dominent, ils craignent de perdre leur domination » confie de Gaulle à Peyrefitte. Comment alors être sauvé des dangers de la puissance ? Pour Bennabi si il y a bien eu dans l’histoire une domination musulmane, il faut cependant distinguer entre « l’esprit de domination qu’on trouve incontestablement à la base de ce que fut « l’empire musulman » et « l’esprit colonialiste » qui a été jusqu’à l’extermination de races indigènes. Mais il reconnaît que si « l’Etat musulman n’a pas rigoureusement respecté le principe du Coran (sourate XVIII, 83. A.S.), ce dernier  a quelque peu limité sa « volonté de puissance ». En outre si le principe est demeuré à l’état embryonnaire et qu’il n’a pas eu « tout son développement dans l’histoire, il n’a pas perdu sa vitalité pour autant.»

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A côté de ces précisions, Bennabi rajoute : « Le musulman n’a pas besoin d’un Etat pour dominer ce monde, mais d’une conscience  pour participer au drame de ce monde. » et « quelles que soient les nouvelles qu’il pourrait emprunter, le monde musulman ne saurait s‘isoler à l’intérieur d’un monde qui tend à s’unifier. Il ne s’agit pas pour lui de rompre avec une civilisation (occidentale) qui représente une grande expérience humaine, mais de mettre au point ses rapports avec elle.»

La renaissance d’Au jour le jour

 Sans doute avec le recul, les idées de Bennabi sur la renaissance attestent l’exactitude de ses prises de vues et sa remarquable clairvoyance ainsi que sa lucidité. Ce texte écrit par Bennabi des années après Les Conditions de la Renaissance, montre sa profonde déception et son amertume : « Notre renaissance n’a pas porté, comme celle du Japon, sur une révision fondamentale de nos idées intégrées pour les réadapter, d’une part, à nos archétypes héréditaires, et pour les adapter, d’autre part, aux archétypes de l’Occident. Il n’était pas dans nos dispositions mentales héritées de la décadence, de le faire. En conséquence, notre renaissance n’a pas préludé par un débat sur les idées, mais sur les choses. Elle a commencé vaguement avec l’idée – répandue dans le monde musulman vers le milieu du XIXe siècle – que l’Europe nous dépassait avec les choses : la banque, l’usine, le laboratoire, l’école, les canons, les fusils…Nous n’avions pas compris qu’elle nous dépassait par ses conceptions, sa philosophie sociale, c’est-à-dire en un mot par la puissance du soubassement idéologique qui soutenait son monde des choses.» (1960)

Autant dire que l’échec de la renaissance est sous-entendu. La situation dès lors n’a pas changée, elle s’est même aggravée.

Même sur ce qu’on peut appeler les cycles des civilisations, le changement de sa pensée sur ce sujet est perceptible à travers ce texte qui mérite d’être cité en entier : « Le développement de la civilisation occidentale à l’échelle mondiale pose plus d’un problème, notamment dans l’ordre métaphysique. Son échelle transgresse d’abord la loi des cycles qui a été formulée pour la première fois par Ibn Khaldoun et qui a été formulée par l’Occident depuis Giovanni Battista Vico (1725) par une suite d’historiens ou de philosophes comme Montesquieu, Spengler, Toynbee. Car  la notion de cycle est inconciliable avec un phénomène de civilisation qui recouvre toute la surface de la terre.

Le cycle n’est concevable que là où il reste un champ disponible pour une nouvelle expérience, une nouvelle renaissance, c’est-à-dire pour une répétition de la naissance d’une civilisation. L’échelle mondiale de la civilisation actuelle exclut ou restreint cette possibilité. Ce fait entraîne certaines conséquences d’ordre historiques et sociologiques. Jadis, une société obscure comme la société arabe anté-islamique pouvait attendre son tour de saisir le flambea
u de la civilisation. Ce n’est plus possible.  De ce fait, l’humanité semble entrer dans une ère nouvelle, l’ère où le temps historique semble figé, où les situations relatives des sociétés semblent désormais immuables.

Les peuples n’attendent ou ne doivent plus attendre l’heure de leur chance : leur chance est déjà engagée dans une situation où chacun semble irrémédiablement voué à la place qu’il occupe dans le monde. Ceci est sensible en particulier du point de vue des rapports de force. Jadis, un petit peuple obscur, comme le peuple mongol, pouvait brusquement émerger du néant et bouleverser en un clin d’œil tous les rapports de force existant dans le monde. Désormais, l’épopée des nomades n’est plus possible dans un monde mécanisé et surabondamment pourvu en moyens de puissance scientifique accumulés entre les mains de deux ou trois peuples civilisés ou développés qui ne sont pas disposés à laisser entrer de nouveaux venus dans leur club. Et même s’ils ouvrent les portes, celui qui peut se présenter ne peut être qu’un parent pauvre disposant par exemple de bombes atomiques-jouets. Du point de vue sociologique, la conclusion est la même. Jadis, l’irruption d’un nouveau venu parmi les nations civilisées pouvait s’expliquer par les brèches et les lacunes que la vie de ces nations présentait. Le " barbare "pouvait s’engouffrer par une brèche pour combler de telles lacunes. En général la brèche se présentait sous forme d’une insuffisance militaire et administrative et la lacune sous forme d’un affaissement culturel particulier à une période de décadence.

Mais la brèche et la lacune qui appellent un nouvel acteur de l’histoire ne sont plus concevables dans un monde où la puissance atomique et, d’une manière générale, la puissance technique compensent toute la faiblesse morale et militaire. La bombe atomique et la machine bouchent donc les perspectives de l’humanité qui ne pourra plus se renouveler comme jadis parce que les éléments jeunes sont désormais condamnés à vivre sous la loi des vieilles nations, des nations usées mais puissantes.

La perspective d’une compensation morale ouvrant la voie à une nation-missionnaire, capable de rajeunir spirituellement le monde, devient elle-même hypothétique dans ces conditions, si bien que l’humanité semble engagée irrémédiablement dans l’ère où rien de nouveau ne peut apparaître dans son histoire, sinon banal entassement des inventions techniques qui ne peuvent plus rien changer de fondamental à son destin. On est bien obligé d’en conclure que les peuples se sont engagés dans l’ère de la civilisation apocalyptique, la civilisation de la fin des temps ainsi que l’annonçait le Prophète il y a quatorze siècles.»

Au jour le jour, le pessimisme amer de Bennabi s’accentue par la réalité du monde musulman, il ne perçoit aucune perspective salvatrice : « Seul Dieu peut changer quelque chose à cette mortelle stagnation du monde musulman due à la fois au poids écrasant des inerties officielles à l’intérieur, et aux pressions de l’extérieur. Je ne vois cependant dans le ciel aucun signe précurseur.» On peut le ressentir aussi dans ses notes personnelles en date de 1968 : « Le monde musulman n’a plus aucun moyen d’appliquer à lui-même une solution islamique capable de lui donner l’élan vers une civilisation comme il y a quatorze siècles.»

La déception de Bennabi est, à cette époque, moins alimentée que la nôtre, mais il y a bien quatorze siècles que la Révélation coranique nous a avertis : « Dieu ne change rien à l’état d’un peuple tant que celui-ci n’a pas accompli sa propre transformation  »  (Sourate 13- ayat 11).

Et maintenant…

Dieu dit dans le Coran «  Il se peut que votre Seigneur détruise votre ennemi et vous donne la lieutenance sur terre, et Il verra ensuite comment vous agirez » (Sourate 7, ayat 129). Il faut arracher le monde musulman de l’immobilité et de l’inertie, aux routines séculaires, donner un libre essor à la pensée constructive, car sans création d’idées, sans l’apport  il n’y a point de civilisation : « Une société qui, depuis six ou sept siècles, n’a pas créé d’idées mais produit seulement des tapis et des curiosités orientales, ne peut être spontanément réceptive aux idées d’une autre société et au rayonnement de ses archétypes. » écrit Bennabi.

La renaissance est-elle encore possible… ? Il est temps de réagir avec vigueur. « Dis : Œuvrez ! Dieu verra vos actions ainsi que le Prophète et les croyants. Vous reviendrez à celui qui connaît ce qui est caché et ce qui est apparent. Il vous fera connaître ce que vous avez fait  ». (Coran. Sourate 9, ayat 105).

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