in ,

Comment travaillent les journalistes

Le Syndicat national des Journalistes, qualifié de « premier syndicat français de journalistes, a publié sur son site (http://www.snj.fr/) diverses chartes, dont celle des « devoirs professionnels des journalistes français », datant de juillet 1918 et révisée en janvier 1938, dans laquelle on peut lire :

« Un journaliste digne de ce nom
« … tient la calomnie, les accusations sans preuves, l’altération des documents, la déformation des faits, le « mensonge pour les plus graves fautes professionnelles ;
« … tient le scrupule et le souci de la justice pour des règles premières ;
« ne confond pas son rôle avec celui du policier. »

Un autre texte sur le même site est intitulé : « Déclaration des devoirs et des droits des journalistes », adoptée à Munich en 1971 ; on y trouve les affirmations suivantes :

« Déclaration des devoirs :

« … 1) respecter la vérité, quelle qu’en puissent être les conséquences pour lui-même, et ce en raison du droit que le public a de connaître ;
« … 8) s’interdire le plagiat, la calomnie, les accusations sans fondement… »

Voilà de bien nobles principes, auxquels chacun peut souscrire ; malheureusement, il semble que certains journalistes ne soient pas membres du SNJ, ou, s’ils le sont, ont un peu oublié ces textes…

Voici quelques semaines, un autre chercheur et moi-même avons été contactés par une journaliste de France Soir, Anne Herriot, qui nous a dit vouloir rédiger un article sur une confrérie musulmane, la Naqchbandiyya, qui a ouvert en décembre dernier un institut de formation dans les Vosges. Elle nous a dit ne rien connaître des confréries – ce qui n’a rien de choquant en soi – et souhaitait avoir des explications, tant générales sur les confréries que spécifiques à la Naqchbandiyya.

Comme ses premières questions étaient de savoir si c’était une secte et si celle-ci était « intégriste », nous lui avons expliqué, à tour de rôle, que l’on pouvait comparer, mutatis mutandis, les confréries musulmanes aux ordres contemplatifs chrétiens, que leur pratique, essentiellement quiétiste, était aux antipodes des l’islam radical – qui n’est qu’un habillage religieux de revendications politiques ; nous avons abordé également la question de l’autofinancement de la confrérie, comparable en cela à la pratique des églises en France, la question des cadres qui allaient être formés dans cet institut… Je lui ai notamment dit à ce propos que ce n’était pas un centre de formation d’imams, que les loges/couvents des soufis n’étaient pas des mosquées, etc…

Après nous, la journaliste en question prendra ensuite l’attache des membres de la confrérie, qui lui feront visiter les locaux de l’institut et répondront également à ses questions.

Les résultats de cette « enquête » allaient se révéler étonnants.

Nous les retrouvons dans la livraison de France Soir du 26 février dernier avec un gros titre en première page : « Quand les imams passent par la Lorraine » avec la mention « exclusif ». Deux pages sont consacrées ensuite au sujet sous le titre « Un centre de formation d’imams soufis en plein cœur des Vosges »…

Les choses commencent mal… Non seulement il est faux d’affirmer que les informations sur l’institut Buhara – c’est son nom – sont exclusives, puisque “l’Est Républicain” en a déjà parlé voici deux mois, mais l’auteur des articles semble n’avoir pas compris que l’on ne formerait pas là des imams, quoi qu’on lui en ait dit… L’un des autres titres du reportage s’étale en grosses lettres : « Un financement suspect »…

Je vous propose de comparer la réalité de cette confrérie avec les propos que nous trouvons dans le journal. Les distorsions entre la réalité de terrain et l’habillage journalistique sont une triste illustration de la manière dont se fait l’information sur l’islam en France.

Il se trouve que je connais depuis 1999 la confrérie en question, qui est l’un des groupes sur lesquels je travaille, travail qui devrait faire prochainement l’objet d’une publication. C’est dire que j’ai eu le temps de connaître ce groupe, tant en France qu’en Allemagne ou en Turquie ; j’ai eu le temps d’en connaître les membres, les organisations, la philosophie… Je précise enfin à toutes fins utiles, que les propos que j’ai tenus à la journaliste, lorsqu’elle m’a interrogé au téléphone, ont été tenus devant un témoin.

Le « chapeau » du premier des deux articles est ainsi rédigé :

« Un centre de formation de religieux soufis musulmans va ouvrir dans les Vosges, près de Raon – l’Etape. L’institut Buhara, créé par la confrérie Naqchabandi [sic], dispensera-t-il ici un islam radical ou plutôt modéré ? Le lieu serait en tout cas sous la haute surveillance des services du ministère de l’Intérieur ! »

Si nous passons sur l’orthographe et les accords, ainsi que sur la tautologie que constitue l’expression « soufis musulmans » – car personnellement je ne connais pas de soufis qui soient autre chose que des musulmans – la question sur la nature radicale ou modérée de l’islam qui sera enseigné est étrange, compte tenu des réponses qui ont été faites à Anne Herriot par mon collègue et moi-même. Redisons-le donc ici : de façon générale, le soufisme privilégie une pratique dite quiétiste, un travail d’introspection et de perfectionnement de soi, par la récitation de formules communiquées par un maître spirituel, appelées « zikr » en turc[1], dans le but d’arriver à la connaissance de Dieu.

Nous sommes donc là très éloignés des principes et pratiques de l’islam radical, qui est en réalité, comme je le disais plus haut, un discours politique repeint aux couleurs de l’islam, enrobé d’une phraséologie musulmane, mais qui n’est pas à proprement parler « religieux ». En outre, depuis neuf ans que j’observe cette confrérie en particulier, je n’ai jamais entendu, chez aucun de ses membres, de discours de ce type ; j’y ai même vu écarter fermement des « visiteurs » qui n’étaient venus là que dans le but de tenir ce genre de discours. J’ai visité de nombreux « tekke »[2], les centres de recherches et maisons d’éditions de la confrérie ; j’ai eu accès, pour mes recherches, aux dossiers de sa branche française, qui m’ont été communiqués avec la plus grande facilité, jamais, je le répète, je n’ai pu entendre ou lire quoi que ce soit qui permette de semer le doute, comme le fait la question posée, sur le caractère « radical » supposé de la confrérie.

Quant à la « haute surveillance des services du ministère de l’Intérieur ! » il y a de quoi sourire… Cette association, car cela en est une, est, comme toutes les associations musulmanes de France, en contact avec les services des Renseignement généraux et le sous-préfet chargé de l’islam dans la région, ne serait-ce que parce qu’elle a participé aux deuxièmes élections des Conseils Régionaux du Culte Musulman… En outre, ses responsables ont fait la démarche volontaire de prendre contact avec les autorités préfectorales en vue de l’organisation du pèlerinage à la Mecque. Rien que de très normal donc, qui ne saurait justifier l’étrange point d’exclamation qui ponctue la phrase et laisse planer des doutes laissés à l’imagination du lecteur…

Le second article, « Un financement suspect », est encore plus étonnant. Il se trouve que j’ai assisté à la genèse du projet d’institut : j’ai vu la S.C.I. qui allait acheter les locaux se constituer, les travaux se réaliser effectivement sur la base du bénévolat, etc… Il est vrai que je n’ai pas examiné les comptes de la S.C.I. en question… Cependant, comme tous les chercheurs qui sont sur le terrain, j’ai pu vérifier, ici comme ailleurs, à quel point les dons faits par les fidèles dans les lieux de prières turcs sont important ; si l’on ajoute à cela une organisation quasiment prussienne – sourions un peu -, il n’est pas étonnant de voir les lieux de culte turcs pousser plus vite et mieux que beaucoup d’autres… Mais c’est vrai, il faut être sur le terrain pour le constater… Certes, je n’ai pas mis mon nez dans les comptes de l’association, je le répète. Mais pourquoi l’autofinancement pratiqué par les différentes églises serait-il interdit à une fédération nationale d’associations musulmanes ?

Que dit le corps de l’article ?

« Seulement voilà, comme il nous fut annoncé une scolarité très savante, quant on visite les lieux on cherche des salles de cours et la bibliothèque… en vain. On comprend qu’ici le savoir se distillera dans l’immense et splendide salle de prière. »

Publicité
Publicité
Publicité

Ce qu’Anne Herriot semble n’avoir pas compris, c’est que les locaux sont tout simplement en cours d’installation, ce qui est pourtant bien visible : de fait, les aménagements intérieurs sont terminés, mais l’on ne peut pas dire que les locaux soient déjà « opérationnels ». Les livres ne sont effectivement pas encore là, mais il aurait été honnête de préciser pourquoi. Ne pas le faire et ajouter que le savoir « se distillera dans l’immense salle de prière » est donc une affirmation sans fondement.

L’affirmation selon laquelle, d’après l’un de mes collègues, les lieux seraient « presque en contradiction avec l’objectif plutôt mystique des Naqchabandi (sic) » est étrange : est-ce la qualité de la restauration des locaux qui pose un problème ? Pour penser que les « tekke » sont des lieux misérables – et pourquoi devraient-ils l’être ? – il faut ne pas connaître la qualité architecturale traditionnelle de ces lieux en Turquie.

Le tekke (mevlevi) de la rue Galip Dede à Istanbul (actuel Musée de la littérature de Cour) en est un bel exemple : la qualité et l’élégance de l’architecture, la qualité des matériaux employés ne semblent pas non plus en « contradiction » avec l’objectif « plutôt mystique », c’est le moins que l’on puisse dire, de cette autre confrérie… La question que l’on peut ici se poser est de savoir pourquoi, précisément, elle se pose. Certains auraient-ils du mal à admettre que l’islam, sortant des caves dans lesquelles on lui a souvent reproché de se développer, se voie maintenant reprocher de s’exercer au grand air, dans des locaux convenables.

C’est ici le refus de la visibilité sociale de l’islam qui s’exprime et le souhait de voir appliquer à cette religion un droit d’exception, en contradiction avec les principes républicains auxquels on somme par ailleurs les musulmans de se conformer.

La réaction du maire de la commune est à ce propos intéressante : il aurait été trompé, n’aurait pas su « que ce serait un institut destiné à former des théologiens musulmans ». Voilà une formulation bien étrange : est-ce à dire que s’il l’avait su il s’y serait opposé ? Sur le fondement des règles de l’urbanisme qui seules, éventuellement, auraient pu fonder un refus d’accorder le permis de construire ? Si la loi a été violée, la municipalité a-t-elle fait un recours en annulation devant les tribunaux ? Sinon, pourquoi ?

Il serait intéressant d’avoir ces précisions. Le souci de vérité et de soin dans l’enquête de la journaliste ne va pas jusque là… En toute hypothèse, la liberté de religion pose-t-elle un problème, plus précisément quand elle s’applique à l’islam ? Il serait intéressant de poser la question aux pouvoirs publics. J’invite à ce propos – le Conseil Français du Culte Musulman aurait pu le faire s’il avait été vivant… – le nouvel Observatoire de la laïcité, qui vient d’être créé par décret du 25 mars dernier, et qui, « à ce titre, […] réunit les données, produit et fait produire des analyses, études et recherches permettant d’éclairer les pouvoirs publics sur la laïcité » à se saisir de la question et à étudier les cas dans lesquels des droits sont refusés à des particuliers ou des associations en considération de leur étiquette confessionnelle.

Lorsque l’on sait que certains « responsables » ont déclaré publiquement – et sans aucune réaction à leur encontre – qu’ils tenaient des fichiers en considération de l’origine ethnico religieuse des acquéreurs de leur commune, nul doute que la moisson de l’Observatoire, pour être longue, n’en serait pas moins fructueuse. A moins que l’on considère que les atteintes à la laïcité ne puissent venir que des musulmans…

Tout cela n’est en réalité que des broutilles, même si elles sont déjà graves. Ce qui l’est le plus est le prétendu témoignage du « jeune homme d’origine turque » fait « sous le sceau de l’anonymat car ils ont peur. » Aux termes de ce témoignage, cette confrérie serait une « secte », infiltrée au plus haut niveau, puisque Necmettin Erbakan, « ancien chancelier » (sic) en aurait été membre ; en faire partie « c’est la garantie de s’enrichir et d’avoir le pouvoir »

Que signifie ce galimatias ? Tout d’abord, être jeune et Turc, rappelons le, n’est pas un diplôme ; avoir fait « sciences po. » ne donne pas non plus, en soi, de compétence spécifique sur l’islam. Il est consternant d’avoir à le rappeler. L’absence de compétence de ce « témoin » opportun se révèle tout d’abord dans l’utilisation du terme « secte ».

Il aurait été honnête, de la part de la journaliste, dont les questions essentielles et réitérées étaient de savoir si elle avait à faire à une secte ou à des « intégristes » de préciser qu’elle m’avait également posé la question, et que je lui avais expliqué que ce n’était pas le cas, comme je le disais plus haut. Mais ma parole est sûrement suspecte, puisque je ne suis pas Turc… Cette attitude est hélas très fréquente chez les journalistes et les « décideurs » ; il est contradictoire, en adoptant celle-ci, de fustiger ensuite là le communautarisme, ici les risques d’atteinte à la laïcité, si seuls les Turcs (pour faire simple…) peuvent parler de façon pertinente de l’islam ou de mouvement turcs. Mais nous avons l’habitude des ces contorsions intellectuelles…

Redisons le donc ici, une confrérie musulmane n’est pas une secte ; elle ne l’est ni dans son recrutement, ni dans son fonctionnement, les controversés rapports parlementaires sur le sujet ne les mentionnant d’ailleurs jamais. Utiliser ce vocabulaire ne peut donc procéder que d’une intention de stigmatisation, d’autant que l’un des trois sous titres de l’article est intitulé « Une secte pour certains ». Le « pour certains » étant une précaution d’écriture dont le but évident est d’éviter une affirmation qui serait diffamatoire, mais dont l’effet est d’instiller le doute chez un lecteur non averti, conforté ensuite par le témoignage de l’opportun « jeune homme d’origine turque ».

Cette « secte » doit être bien dangereuse, pour que ce témoin ne parle que couvert par l’anonymat… « En être membre, c’est la garantie de s’enrichir et d’avoir le pouvoir », ajoute le témoin d’autant plus prolixe qu’il est anonyme. Cette remarque est particulièrement intéressante. Dans le cadre de mes recherches, j’ai eu l’occasion de rencontrer de très nombreux membres de la confrérie dans différents pays. Pour ce qui est de la branche française, en cause ici, si ses responsables sont souvent des chefs d’entreprises disposant de certains revenus – comme toute personne qui travaille – je n’en ai pas encore rencontrés qui aient le pouvoir, ni qui se soient enrichis considérablement.

Pour ce qui est de la Turquie, il aurait été intellectuellement honnête d’indiquer l’origine des différents entre les confréries (et pas seulement celle-ci) et la République turque. Interdites en 1925, leurs membres pourchassés ? Thierry Zarcone[3] parle même de période de persécution pour la période 1925 – 1945 ; aurait-il fallu que lesdites confréries se fassent les propagandistes zélées d’un régime qui tentait de les faire disparaître ? Que de tels non sens soient affirmés avec une telle assurance est révélateur de la désinformation habituelle sur ces questions. Quant à avoir le pouvoir en Turquie…

En réalité, ces propos rappellent étrangement – il serait intéressant de savoir si cela a été fait consciemment ou non – les termes du complot « judéo maçonnique » : des groupes mystérieux permettent à leur membres de s’enrichir et exercent une influence occulte, dont la puissance est d’autant plus grande qu’elle est plus occulte, ils pratiquent en outre des crimes rituels… Le serpent se mord la queue… L’utilisation de cette rhétorique, bien plus suspecte que le financement des lieux de culte, a été justement condamnée chez nous pour ce qu’elle était ; on l’a vue à l’œuvre lorsque ses tenants ont exercé le pouvoir aux heures les plus sombres du XX° siècle. La repeindre de frais aux couleurs de l’islam est d’une inconséquence grave.

Par de tels propos se distille petit à petit, jour après jours, une idéologie du soupçon qui devra trouver un jour un exutoire. Alors que cherche-t-on avec ce genre d’articles ? A faire vendre ? Si tel est le cas, on peut se dire : à quel prix ! La réaction « naturelle » de la confrérie, après un tel article, devrait être de se replier sur elle-même ; la prophétie auto réalisatrice aurait alors atteint son but : « je vous l’avais bien dit ! Ils ont donc quelque chose à cacher ! » serait alors le cri de ceux qui cherchent à provoquer ce genre de réactions.

En outre, il me parait important de rappeler que cette volonté de transparence à tout prix chez les autres est extrêmement suspecte : dans un système démocratique, ce sont les pouvoirs publics qui ont à être transparents, par les personnes privées ; inversez ce principe et vous aurez une dictature. Est-ce bien cela que l’on veut ?

Le plus étonnant dans cette histoire, reste l’irrationalité profonde de ce type d’articles. Alors que l’Occident n’a de cesse d’exciper de la Raison qui le fonde, pour s’opposer à un Orient découpé sur mesures, il semble qu’il n’ait à proposer, lorsqu’il parle de l’islam, que l’irrationalité la plus débridée. Plus que jamais, l’Autre est moi-même…



[1] Ce qui signifie à proprement parler « remémoration ».

[2] C’est comme cela que l’on appelle en turc le lieu dans lequel se réunissent les soufis ; on parle de « zaouïa » dans le monde arabe. La traduction la plus appropriée me semble être celle de « loge », d’usage plus courant chez les anglo-saxons que chez nous.

[3] In La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, 2004, 362 pp.

Publicité
Publicité
Publicité

Laisser un commentaire

Chargement…

0

José Bové : « Il faut faire de la lutte contre les discriminations de tous types une priorité nationale »

Le dernier Messager (partie 2 sur 4)