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Qu’est-ce qu’un musulman ? (partie 1/3)

Réflexion sur la pluralité théologique et juridique musulmane à partir de la question de l’appartenance à l’islam.

Définir l’ être musulman procède à la fois de la simplicité et de la complexité. Simplicité dans la mesure où l’acception générale de l’attestation de foi, ou chahâdah, – la reconnaissance de l’unicité divine et de Muhammad en qualité d’ultime Prophète – est tout à fait intelligible au commun des gens. Complexité due au fait que, à l’issue de la Révélation coranique et de la disparition du Prophète, les théologiens musulmans ne seront jamais unanimes sur la définition du musulman, ni sur le statut du croyant ayant prononcé la chahâdah sans accomplir les actes du culte.

La question de la définition de l’appartenance religieuse s’est donc posée aux théologiens musulmans dès les débuts de l’expansion islamique. A la base, si c’est bien à partir d’un nombre circonscrit de versets coraniques et de hadiths que seront définis les contenus de l’affiliation à l’islam, c’est dans des contextes socio-économiques et culturels particuliers, et sur fond de polémiques politico-religieuses que se constitueront les principales écoles de théologie musulmane.

Complexité également par le fait que la définition des critères et des contenus de l’appartenance à l’islam va avoir des incidences très fortes sur les rapports que les musulmans ont historiquement entretenus et entretiennent encore entre eux, dans leurs différentes sensibilités théologiques, juridiques ou idéologiques, avec des périodes de polémiques et de conflits parfois assez violents, qui tendent à resurgir aujourd’hui sous certaines formes particulières dans le contexte européen, suivant en cela l’évolution problématique des pays d’islam.

A travers une immersion succincte dans les premiers siècles de l’islam, nous proposons de mettre en évidence les principales dimensions des débats théologiques islamiques qui ont largement été conditionnés par les univers politiques, économiques et culturels des grands foyers civilisationnels de l’Empire musulman.

Cet éclairage historique nous aide à comprendre les dessous des polémiques actuelles sur l’identité musulmane dans le monde contemporain, qui voient musulmans de sensibilités et de courants idéologiques divers s’affronter sur la scène publique dans une surenchère à propos de l’ « islam vrai » ou du « vrai musulman ».

Les trois éléments clefs de l’appartenance à l’islam

Dans la théologie musulmane, il n’existe pas de définition unique de l’appartenance religieuse. Pour répondre à la question du « qui est musulman ? », les principales écoles théologiques[1] ont chacune développé une approche originale de la question.

Dans le débat, trois critères fondamentaux ont fait l’objet d’une argumentation polémiste autour de l’expression de la foi, ce sont :

 –  l’adhésion intérieure aux dogmes fondamentaux de la croyance et de la pratique cultuelle (tasdîq al qalb) ;
 –  l’expression verbale, consistant en une formule précise que le croyant prononce pour manifester sa foi (taqrîr al-lisân) ;
 –  l’accomplissement des actes cultuels prescrits (at-tatbîq bil-‘amal).

Au plan historique, la plupart des positions théologiques prennent leur source dans les deux premiers siècles de l’islam, période de vaste extension de l’aire musulmane.

Outre l’évolution politique de l’Empire, qui verra les non-arabes supplanter définitivement les dirigeants issus de la péninsule arabique, c’est également la période de classification des textes relatifs aux dire et propos du Prophète, communément appelés hadiths[2], et de la formation des principales écoles de droit musulman (madhâhib).

D’un point de vue sociologique, un élément nous intéresse particulièrement : dès les premiers temps de l’expansion territoriale de l’islam, les contextes politiques et sociaux des régions conquises vont influencer nettement la façon dont les théologiens traiteront la question de l’adhésion à l’islam.

Les données de la foi, mentionnées de façon éparse dans les textes canoniques, étaient vécues dans un rapport d’immédiateté par les membres de la communauté primitive. C’est par la suite qu’elles vont être formalisées par les partisans d’une conception « inclusive » ou « exclusive » de l’appartenance, chacun s’efforçant de procéder à une codification présentant ce qu’il pense représenter comme étant « La » bonne lecture des textes.

L’impact culturel des régions conquises se manifestera aussi bien dans l’élaboration des fondements du droit musulman que dans la réflexion théologique. De même, le contact quotidien avec les non-musulmans, dans les régions périphériques de l’Empire, va influencer nettement la façon même de se penser comme musulman, de sélectionner et d’articuler les éléments fondamentaux du dogme avec le contexte sociétal.

Une recherche historique approfondie nous donnerait des éclairages intéressants sur la façon dont la norme religieuse a pu s’élaborer et évoluer au cours du temps, ainsi que le regard porté sur les comportements considérés comme hétérodoxes. Pour ne pas investir un champ qui dépasserait de loin cette contribution, nous nous en tiendrons ici à une présentation d’ordre général.

La « Grande discorde » et l’émergence des principaux groupes musulmans

Quelques moments ont été décisifs dans l’émergence de définitions légales des contenus de la croyance et de l’appartenance à l’islam. Le premier est lié aux querelles politiques surgies lors du califat de ‘Ali ibn abî Tâlib, cousin et gendre de Muhammad, dont la légitimité sera remise en cause par une partie des musulmans.

Successeur de ‘Othmâne ibn ‘Affâne, troisième des quatre califes « bien guidés[3] » (al khoulafâ’ ar-râchidoun), mort assassiné par un groupe de contestataires de sa politique, l’accès au pouvoir de ‘Ali ne se fera pas sans remous ni contestations, lesquels aboutiront à deux conflits majeurs (harb al-jamal wa harb çiffîn), communément appelés la Grande discorde (al fitnah al Koubrah) et opposant les convertis de la première heure.

Pour mettre fin à la polémique relative au choix de ‘Ali et à la suspicion quant à son implication dans l’assassinat de son prédécesseur Mou’awiyya, son principal adversaire, lui proposera une trêve devant conduire à l’élection d’un calife unique à la tête de l’Empire naissant. A l’issue des consultations organisées par des émissaires choisis d’un commun accord par les deux parties, c’est Mou’awiyya qui accède au pouvoir en qualité de calife des musulmans.

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La question centrale qui anime les protagonistes de l’affaire, à l’époque, tourne autour de la « légitimité », à savoir : qui possède les qualités morales et religieuses requises pour guider la communauté des croyants ?

Contrairement à l’affirmation de certains auteurs, les premières polémiques théologiques en islam n’ont pas en effet été centrées sur la question de la prédestination et du libre-arbitre, mais bien sur la légitimité et l’appartenance, liées en cela aux problèmes politiques de l’époque.

Les partisans des deux tendances à l’origine du conflit vont alors argumenter leurs choix en adoptant des lectures divergentes du texte sacré. Notons ici que le texte coranique, fixé verbalement et consigné sur divers supports du vivant de Muhammad, fera l’objet de deux recensions, la première à l’époque d’Abou Bakr, et la seconde lors du califat de ‘Othmâne. Le corpus révélé, symbole de l’unité d’une communauté naissante deviendra, à partir de cette première dissension, le support des divergences doctrinales.

Le premier courant qui se distingue, et qui dominera largement ses adversaires, s’en tient à une interprétation littérale du texte coranique évoquant le principe de consultation (choûrâ), en référence aux deux passages coraniques (III, 159 et XLII, 38) dont le second se trouve dans la sourate portant le titre « La consultation ».

Les modalités de cette consultation ne sont définies ni dans le Coran, ni dans les hadiths. Le flou régnant autour de l’organisation politique et des modes de gestion de la vie sociale donnera d’ailleurs lieu, au plan historique, à plusieurs modèles étatiques, dont la plupart mettront en œuvre une gestion « séculière » du pouvoir et des affaires publiques. 

Dans tous les cas, et dans l’optique de ce premier groupe, la consultation doit aboutir à un choix majoritaire non révocable.

Ils prendront le nom de sunnites, manifestant par là leur attachement à la Sounnah du Prophète qui, dans l’acception équivalente au hadith, comprend l’ensemble de ses propos, actes, approbations, ainsi que son attitude dans la vie quotidienne. Le second groupe, englobant les partisans de ‘Ali développera, à l’issue de sa défaite politique, l’idée selon laquelle le pouvoir doit se transmettre au sein de la famille prophétique (Ahl al bayt), en vertu de la place privilégiée qu’elle occupe dans la communauté islamique.

Ils prendront le qualificatif de « partisans de ‘Ali », traduction littérale de l’expression arabe shî’at ‘Alî, d’où provient directement les termes chiisme et chiites, signifiant littéralement « ceux qui ont pris le parti de ‘Alî ». A l’origine issu de cette dissension politique, c’est par la suite que le chiisme se constituera en doctrine théologique autonome, donnant naissance au plus important groupe musulman après les sunnites.

Un troisième groupe, à l’origine en faveur de ‘Ali, se détachera de celui-ci après sa défaite consécutive à l’acceptation de la trêve, et adoptera une attitude radicale à son égard, tout comme envers le reste des musulmans.

Confinés dans une lecture extrême du texte coranique, ils accusent ‘Ali de s’être soustrait au jugement divin en acceptant l’arbitrage subjectif des hommes. Lors de la trêve, ils étaient persuadés de l’issue favorable à ‘Ali qu’ils soutenaient fermement, mais ils le renieront par la suite et se retireront dans l’est irakien.

Nommés kharidjites (de l’arabe al khawâridj, littéralement : ceux qui sont sortis de la communauté, qui ont fait scission) par les autres musulmans, ils se tourneront rapidement vers la violence armée et, confrontés à une répression très violente de la part des califes omeyyades, ils mèneront une guérilla sans relâche dont seul l’avènement abbasside viendra à bout.

Il est difficile de présenter une vue détaillée de la doctrine kharidjite et de ses partisans, car ils ont formé un ensemble de groupes qui n’auront jamais d’unité politique, militaire ou théologique réelle. Très fortement empreints de martyrologie, à l’instar du chiisme naissant, les kharidjites se rejoignent sur quelques points fondamentaux, notamment sur les conditions de légitimité du calife.

Prônant une égalité stricte des croyants, sans une quelconque distinction, ils considéraient que tout musulman dont la pratique religieuse et la moralité sont irréprochables pouvait prétendre au poste suprême.

On comprendra combien cette affirmation de l’égalité des croyants devant la loi, au-delà de leurs origines, suscitera l’enthousiasme des nouveaux convertis non-arabes, dont certains rejoindront leurs rangs. Parallèlement, les kharidjites prônaient cependant l’idée que le calife ayant commis une faute par rapport à la norme religieuse soit destitué sur le champ. Cette attitude, qu’ils porteront à son paroxysme, est symptomatique de leur posture extrême dans la lecture du Coran.

Cela les conduira d’ailleurs à l’intolérance pour laquelle ils seront combattus, et par laquelle ils excommuniaient l’immense majorité des croyants, allant même jusqu’à destituer leurs propres chefs. Concernant l’appartenance religieuse, les kharidjites considèrent la foi comme un ensemble immuable qui n’est pas sujet à la variation.

La foi s’acquiert et se perd globalement en fonction des actes d’obéissance ou de désobéissance accomplis. Le croyant s’étant rendu coupable d’un péché capital est alors excommunié, car ses actes de désobéissance l’ont conduit à renier sa foi.



[1] Dont trois sont reconnues comme orthodoxes. Ce sont respectivement l’école ash’arite, fondée par Abou al Hassân al Ash’arî (+ en 935), l’école Hanafite-Mâtourîdite, fondée par al Mâtourîdî (+ en 944), et l’école Hanbalite, qui remonte à Ahmed ibn Hanbal (+ 855). Nous ne nous attarderons pas ici sur le lien étroit qu’ont entretenu ces écoles théologiques avec les écoles de droit musulman ; bien que cela soit très intéressant, ce travail nous mènerait trop loin. Les quatre écoles de droit musulman les plus célèbres sont, quant à elles, l’école hanafite, fondée par l’imam Abou Hanîfa (+ 767), qui s’étend à la quasi totalité du monde musulman non arabe, l’école mâlikite, du nom de son fondateur Malîk ibn Anas (+ en 795), répandue au Maghreb et en Afrique noire, l’école shafé’ite, fondée par l’imam Mohamed ibn Idrîs ash-shâfi’i (+ en 820), l’école Hanbalite, fondée par Ahmed ibn Hanbal, appliquée dans une lecture très fermée en Arabie saoudite.

[2] Pluriel de hadîth, qui correspond aux paroles, actes, et approbations de Muhammad.

[3] Ces quatre califes sont, par ordre, Abou Bakr ibn abî Qouhâfa, beau-père de Muhammad, ‘Omar ibn al Khattâb, second beau-père du Prophète, ‘Othmâne ibn ‘Affâne, son gendre, et ‘Alî ibn abî Tâlib, son cousin et gendre. Tous les quatre se sont convertis dans les débuts de la prédication de Muhammad, et joueront un rôle essentiel après sa mort. Du premier, les historiens musulmans retiennent l’image de l’unificateur de la péninsule arabique, menant des expéditions contre les tribus qui avaient considéré le pacte les liant au Prophète comme caduque avec sa disparition, ou refusant désormais d’appliquer certaines règles cultuelles, notamment l’aumône légale annuelle. Le second sera le moteur de la conquête des régions du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Les premiers conflits politiques apparaîtront lors du califat de ‘Othmâne, et atteindront leur paroxysme lors des affrontements fratricides dont sera victime ‘Alî. Les quelques trente années de ce « califat bien guidé » sont considérées comme l’âge d’or de l’islam par les musulmans.

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georges corm

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