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Qu’est-ce que la France au XXIème siècle ?

Qu’est-ce que la France au XXIème siècle ? Voilà une question lancinante, capable d’hystériser le débat public. En témoigne la violence avec laquelle Eric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon se sont opposés lors d’une récente émission téléviséei.

S’invectivant sans cesse l’un l’autre, les deux candidats à la magistrature suprême y sont apparus en total désaccord sur les contours à donner à l’identité nationale, et donc à la définition de la France. Le constat de leur absolue division est tout sauf une surprise. Il aurait néanmoins mieux valu, pour guider les Français dans leurs réflexions sur ce qu’est ou doit devenir leur pays, qu’ils abordent ce sujet d’une façon plus éclairée, plus calme, plus respectueuse de l’adversaire.

Car l’actuelle percée dans le champ politique de ce même Eric Zemmour nous impose à tous de nous poser sérieusement cette question. La réponse que nous y donnerions pourrait se manifester dans le rétrécissement des lignes de faille culturelles qui fracturent la société. Et même favoriser leur disparition, afin d’éviter le risque d’une libanisation de la France, pour provoquer en retour l’éclosion de ce que nous sommes loin de connaître collectivement, et qui se résumerait en l’adage suivant : « l’acceptation de tous par tous ».

L’unanimité sur la question de la définition de la France est certes hors de portée. Peut-être d’ailleurs le restera-t-elle pour toujours vues les discordes internes qui ont émaillé à plusieurs reprises sa longue histoire.

La situation de la France, à la perspective potentiellement explosive, ne nous laisse cependant guère le choix. Si l’on se réfère aux derniers sondages sur l’élection présidentielle à venir, l’extrême-droite a réussi à convaincre près d’un tiers des électeursii des dangers de l’immigration extra-européenne (qui serait la cause immédiate d’une guerre civile jugée probableiii, voire déjà existante selon Eric Zemmouriv, l’un des deux candidats de ce courant avec Marine Le Pen).

Face à cela, il y a ce fait massif, incontournable, engageant l’avenir de la nation, que nous devons tous garder en mémoire : d’après les chiffres de l’INSEE, plus de 6 millions de personnes habitant en France en 2018 étaient issus de l’Afrique (soit nées directement ou bien possédant au moins un parent venu au monde dans ce continent)v. Ce qui représente près de 10% de la population totale, cette proportion ne prenant pas en compte ceux à partir de la troisième génération qui auraient au minimum un ancêtre africain.

La possible polarisation de la société française entre des camps irréconciliables nous force la main. Selon les mots de Frantz Fanon : « la chose publique doit être la chose du public »vi. En appliquant cette devise, la pensée que nous nous proposerions d’énoncer sur la question nationale serait donc le résultat d’une action citoyenne. Nous devons alors nous mettre en mouvement. Et reprendre notre première interrogation en l’approfondissant quelque peu.

Qu’est-ce que la France au XXIème siècle ? Pour réussir à élaborer des pistes nous aidant à répondre à cette question, il nous faut la compléter en l’accompagnant d’autres plus précises, à même de nous indiquer la direction que prendrait ce travail d’éclaircissement national que nous nous engagerions à produire.

Comment définir ce pays qui s’est autoproclamé voici plus de deux siècles « patrie des Droits de l’homme » ? A l’heure de la crainte exprimée par beaucoup du déclenchement d’un conflit identitaire sanglant, est-il possible d’établir une synthèse utile en ce qu’elle participerait de la pacification des esprits ? Comment cette synthèse doit-elle rendre compte de la nécessité de l’actualisation dans notre présent de notre riche histoire ? Et de l’inscription de la France dans les circuits complexes et perturbants de la mondialisation en cours d’accentuation, phénomène historique dont elle fut, et est toujours, un acteur prépondérant ?

Afin de nous prémunir de digressions improductives pour le propos recherché, nous ne détaillerons pas les discordances d’ordre culturel qui existent en France et qui mériteraient plus d’un article. Pour la même raison, il ne convient pas non plus de reproduire ici une histoire complète du concept de nation en France. Nous préfèrerons nous en tenir aux trois traits d’importance qui en constituèrent comme une ossature et qui expliquent la situation actuelle de l’identité dans le pays. Ce seront la nation elle-même, la laïcité, l’immigration.

Par souci de clarté, nous les présenterons distinctement, nonobstant le fait qu’ils se renforcèrent mutuellement selon des processus historiques complexes. La manière non-exhaustive avec laquelle nous les évoquerons, qui se caractérise par un essai de dégagement de la logique de leur surgissement dans l’histoire, nous assistera pour proposer l’ébauche d’une définition de la France du XXIème siècle, en remodelant celle du peuple français que fit en son temps le Général de Gaulle. Nous le verrons, il nous faudra au préalable nous arrêter sur le travail effectué par l’historien Yuval Noah Harari, grâce auquel nous savons que les fictions que se donnent les hommes pour coopérer entre eux sont les moteurs principaux de l’histoirevii.

La préséance historique de l’Etat sur la nation

Le premier de ces traits saillants est relatif à la préséance historique de l’Etat sur la nation en France, contrairement à ce qu’a connu l’Allemagne par exemple. Dans sa quasi-totalité, la communauté historienne adhère au principe selon lequel c’est l’Etat qui a forgé la nation, précisément depuis la Révolution de 1789, et principalement par un triple phénomène d’éducation des masses, de démocratisation du peuple et de francisation de sa langue. Non que le sentiment national fût absent pendant l’Ancien Régime (on le repère, par exemple, à la manière avec laquelle le peuple répondit avec ferveur à l’effort de guerre réclamé solennellement par Louis XIV en 1709 afin de sauver le royaume lors de la Guerre de Succession d’Espagne, ce qui déboucha sur la bataille décisive de Malplaquetviii).

Seulement la domination des parlers patois dans le territoire du royaume, l’analphabétisme généralisé de la population, bien qu’il allât en s’amenuisant pendant le XVIIIème siècle, et la division en ordres inégalitaires de la société n’autorisaient pas le développement de l’idée de Nation dans la pleine mesure qui fut la sienne une fois enclenché le processus d’assimilation, dans les mentalités comme dans les lois, des valeurs véhiculées par les Droits de l’Homme.

Or, ce processus, qui s’effectua sur une longue durée, ne se déploya véritablement qu’à partir de la Révolution, même s’il tira sa source des Lumières qui irradièrent le mouvement philosophique européen durant les XVIIème et XVIIIème siècles. De ce fait, il prit dès le début un caractère politique. Il connut des arrêts, des retours en arrière et des accélérations au gré des guerres, des changements de régime, des conséquences dans la vie sociale des Révolutions industrielles. Et par certains aspects, il demeure vivace (comme le montre la controverse sur l’adoption du Traité de Lisbonne en 2008, d’après laquelle le peuple souverain fut bafoué dans ses droits alors qu’il avait rejeté la Constitution européenne lors du Référendum de 2005).

La dialectique qui, pour pérenniser l’idée de nation au sein de l’Etat français, fit de sorte que les Droits de l’Homme furent érigés en valeurs universelles dans le cadre d’un pacte politique qui fonde encore notre République, pourrait nous amener à qualifier la France de « nation des Droits de l’Homme » plutôt que de « patrie des Droits de l’Homme ». Cela serait sans doute plus juste au regard de l’histoire nationale.

La préséance historique de l’Eglise sur la laïcité

Le deuxième trait saillant nous rappelle que de même que l’Etat eut la préséance historique sur la nation, de même le catholicisme comme religion d’Etat eut une identique préséance sur la laïcité qui gouverne depuis 1905 notre organisation administrative. Il en a d’ailleurs, en quelques sortes, préparé l’avènement, et ce, grâce à la séparation du temporel et du spirituel présente dans ses écrits fondateurs : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».

Ce principe d’organisation des pouvoirs publics, unique en son genre durant l’histoire, a également été mis en place chez les voisins européens, et même au-delà. Mais il y a pris une tournure moins radicale, se contentant, en général, de séculariser le fonctionnement et les buts de l’Etat tout en reconnaissant une ou plusieurs Eglises établies.

Au-delà de l’acerbe conflit existant entre les laïcs et les cléricaux au tournant du XXème siècle, l’une des raisons de cette exceptionnalité française est sans doute à chercher dans les déchirures traumatisantes causées par les Guerres de Religion de la deuxième moitié du XVIème siècle.

Elles trouvèrent leur résolution grâce à l’Edit de Nantes, promulgué par Henry IV en 1598. Par cet acte, l’adhésion au royaume se plaçait au-dessus des questions religieuses. Leur sécurité assurée, les huguenots étaient enfin reconnus dans leur existence.

Si l’on excepte les communautés juives qui avaient néanmoins souffert d’un antijudaïsme d’Etat répétitif à travers le Moyen-Age (jusqu’à leur expulsion définitive à la fin du XVème siècle), c’est la première fois dans l’histoire de France qu’était officialisée la possibilité de croire en une autre religion que celle du roi.

Signature de l’Édit de Nantes par le roi de France Henri IV, le 13 avril 1598. Il mit un terme aux guerres de religion entre catholiques et protestants. Rue des Archives/Rue des Archives/Tallandier

Bien qu’il fût limité dans ses applications, et rendu caduc près d’un siècle plus tard par l’édit de Fontainebleau de 1685 qui le révoqua, ce principe de tolérance institua sur un même territoire la coexistence de plusieurs confessions, d’abord selon un statut qui donnait la primauté à la religion catholique, puis, à partir de l’instauration de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1905, d’après une stricte égalité entre les cultes.

Nous vivons encore sous le régime particulier de cette loi, lequel infuse dans la nation une perception originale du réel (ainsi que le montre l’Affaire du voile qui défraie à intervalles réguliers la chronique française depuis 1989, ce qui n’est pas le cas des autres pays occidentaux qui ont, pareillement que la France, accueilli une population musulmane nombreuse).

L’immigration, un des résultats de la mondialisation en cours d’accentuation

L’immigration de peuplement qu’a connu le pays ces cent-cinquante dernières années est le troisième trait saillant que nous aimerions pointer. Organisée grosso modo en deux grandes vagues qui durèrent plus ou moins un demi-siècle, elle vit l’installation en France de millions de personnes étrangères, d’abord principalement européennes entre les années 1860 et 1930, puis extra-européennes depuis 1945, sans que ces deux vagues aient été hermétiques entre elles dans leurs composantes (des Algériens immigrent massivement en France depuis au moins les années 1920 ; une forte communauté portugaise s’est installée dans le pays lors des Trente-Glorieuses).

Ce sont des Belges, des Suisses, des Polonais, des Espagnols et des Italiens qui vinrent travailler et s’installèrent durablement durant la Première immigration. Il y eut ensuite, pour les mêmes raisons économiques et avec des effets similaires, des Maghrébins, des Portugais, des Africains subsahariens et des Turcs lors de la Deuxième immigration. Cette liste n’est pas exhaustive, demeure schématique, mais représente la plupart des pays et régions de départ. L’immigration de travail fut interrompue par une loi de 1974, tandis que le regroupement familial autorisé à partir de la deuxième moitié des années 1970 permit la continuation du flux des entrées sur le territoire.

Bien qu’il y eût des retours, la majorité des immigrés fit souche, ce qui impliqua une révolution sans pareille du tableau religieux, ethnique et culturel du pays. De manière inattendue si l’on raisonne à l’échelle des siècles, l’islam est devenu, par le truchement de ce mouvement des peuples d’envergure mondiale, la deuxième religion de France.

La vague migratoire perdure aujourd’hui mais elle est principalement le fait de regroupements familiaux, de jeunes venus étudier en France et, de plus en plus, de clandestins et de réfugiés. Nous assistons même, peut-être, au début d’une Troisième immigration, alimentée à la fois par le resserrement des liens entre les pays par le biais d’Internet, le Réchauffement climatique qui rend certains territoires moins habitables, et les guerres qui ont éclaté et éclateront sans doute encore en quelques points de l’Asie et de l’Afrique.

Pourquoi un tel déplacement de population ? Pour faire court, trois facteurs expliquent la massivité de l’immigration en France. Il fallut d’abord lutter contre les effets de la fin du dynamisme démographique que la France avait connu jusqu’au XVIIIème siècle, nés à cause des bouleversements des Révolutions industrielles (urbanisation, progrès sanitaires, éducation universelle, déchristianisation), et des saignées des guerres que le pays dut subir (Guerres de la Révolution et de l’Empire, Guerre franco-prussienne, Première et Deuxième guerres mondiales, guerres de décolonisation). Dans cette perspective, le vieillissement de la population en vigueur actuellement pourrait justifier l’utilité de l’immigration pour fournir à la nation les forces vives indispensables, entre autres, au financement du généreux système de redistribution qui s’endette de jour en jour.

Par ailleurs, la constitution d’un empire colonial qui atteignit le deuxième rang en termes de superficie dans le monde facilita le déplacement des hommes en direction de la métropole depuis les colonies (puis en provenance des Etats qui leur succédèrent et qui possédaient en leur sein des populations qui maîtrisaient au minimum des rudiments de la langue française). Cet Empire créa un espace francophone, qui aménagea une zone de circulation privilégiée toujours utilisée entre les pays en faisant partie, même si, de plus en plus, des hommes viennent de contrées qui n’ont pas connu la colonisation française (Afghans, Soudanais, Erythréens, etc.).

Enfin, il n’aurait pu y avoir une immigration aussi importante et rapide sans la mondialisation, qui s’est caractérisée à la fois par l’accélération exponentielle de la vitesse de tous les types existants de transports (de personnes, de marchandises, de capitaux, d’idées, d’informations), et par les changements induits par cette transformation, dans la multiplication des réseaux, comme dans la création d’une interdépendance accrue entre les différentes régions connectées du globe.

Après avoir occupé le rang de puissance mondiale, la France est en train de devenir, à l’instar d’un grand nombre d’autres Etats dans le monde, et sous l’effet de cette interdépendance, une nation mondialisée sur les plans économique, financier, commercial, démographique, culturel, politique, social et, même, la crise planétaire de la covid-19 nous l’apprend, sanitaire.

Maintenant que nous avons dressé le succinct tableau qui a mené à la situation présente du pays, il nous reste à accomplir la tâche que nous nous sommes fixée dans ce texte, en répondant à la question initiale que nous avons posée. Nous devrons d’abord effectuer un rapide détour par le travail de Yuval Noah Harari.

Les fictions dans l’histoire

Dans son ouvrage le plus célèbreix, Yuval Noah Harari a montré en quoi les hommes se distinguent du règne animal par leur faculté à croire en des fictions. Selon la terminologie « hararienne », les fictions sont des conventions ancrées dans l’ordre imaginaire des hommes, leur permettant de coopérer à une échelle jamais observée ailleurs dans le monde du vivant. Les constructions politiques, religieuses ou philosophiques sont, selon lui, des exemples de fictions. Bien qu’intersubjective, c’est-à-dire n’existant que dans l’esprit d’hommes qui la partage, la croyance en l’existence de l’Empire romain, de l’islam ou du libéralisme a entraîné des conséquences dans la réalité des groupes qui l’intégrèrent.

Elle leur donna le pouvoir de créer et de faire perdurer des collectivités complexes composées de millions d’individus. Ainsi, les fictions façonnent notre monde d’une manière tangible. Celle qui a le mieux réussi est la monnaie, dont l’utilisation, fixée sur la confiance, rencontre une aura universelle, alors même qu’elle ne possède aucune valeur intrinsèque. Le pacte politique par lequel la nation française se détermina une existence adossée à son Etat, aux valeurs des Droits de l’Homme et à « un plébiscite de tous les jours »x est aussi une fiction qui a été édifiée avec succès.

Pour illustrer son point de vue, Harari propose une traduction originale d’un passage de la Déclaration d’Indépendance des Etats-Unis de 1776xi. Le passage en question est le suivant :

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».

Il choisit de remplacer les termes sélectionnés par les représentants américains pour proclamer des principes universels et éternels de justice inspirés de Dieu par d’autres qui sont d’ordre biologique, c’est-à-dire validés, en l’état actuel de nos connaissances, par la science.

En langage biologique, le passage devient ce qui suit :

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« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes ont évolué différemment ; ils sont nés avec certaines caractéristiques muables ; parmi ces caractéristiques se trouvent la vie et la recherche du plaisir ».

C’est parce que les notables américains des années 1770 croyaient dans l’existence d’un Créateur, dans les valeurs de l’égalité, de droits inaliénables, de la liberté, etc., que ce qui découle de ces croyances a inspiré l’acte de naissance politique des Etats-Unis, ainsi que les luttes dans la guerre qui s’ensuivit contre la puissance coloniale britannique. Cela dit, même si elles jouèrent le rôle de moteur de l’histoire de ce pays, elles n’ont aucune validité scientifique. C’est en cela qu’elles sont des fictions.

Une définition de la France au XXIème siècle

Cette méthode de traduction hararienne peut nous aider à dénicher la définition qui instillerait dans notre peuple la concorde qui semble de plus en plus lui faire défaut. Pour ce faire, nous pourrions produire ce travail sur la description des Français qu’énuméra le Général de Gaulle :

« Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».

Même s’il ne s’agit pas d’un texte prononcé publiquement mais de propos rapportés par Alain Peyrefittexii, ce qui suppose un minimum de méfiance sur sa véracité, ces mots sont régulièrement monopolisés par le camp identitaire pour justifier son rejet de la France multiculturelle. L’usage que nous en faisons est donc légitime. Mais à la différence d’Harari, nous ne les traduirons pas dans un langage biologique. Notre volonté n’est pas de dénoncer une fiction en lui substituant ce qui est prouvé par la science. Nous considérons plutôt que la fiction gaullienne n’a plus d’intérêt pour la France d’aujourd’hui.

Du point de vue du fondateur de la Vème République, elle était peut-être pertinente face aux conséquences d’un éventuel maintien de l’Algérie dans le giron français, qui aurait fait perdre à la France d’alors ses caractéristiques culturelles hégémoniques. Mais pour notre société devenue plurielle par la force de l’histoire, elle s’avère inopérante. Or, cette société a besoin de trouver les modes par lesquels construire sa cohésion. Le travail de traduction que nous nous apprêtons à produire à partir des mots de de Gaulle pourrait aider à la poursuite de cette quête en participant à la création d’une nouvelle fiction rassembleuse.

Reprenons donc la citation de de Gaulle rapportée par Peyrefitte, en soulignant ce que nous allons modifier : « Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».

Si par la localisation de notre territoire et l’intégration de notre pays dans l’Union européenne nous sommes bien évidemment un peuple européen, nous ne pouvons plus utiliser le mot “race” pour nous définir. La notion qu’il renferme a été des siècles durant utilisée avec des connotations négatives, notamment lorsqu’elle fut mobilisée pour justifier l’esclavage des Noirs africains ou la domination européenne sur le reste du monde habité par des peuples supposément inférieurs. Nous lui préférons le mot « ethnie », dont l’évocation est plus savante, plus neutre.

Par ailleurs, les personnes blanches ne forment plus la totalité de la nation, même si elles en composent la majorité. Car, à cause de la mondialisation dont l’empire colonial et l’immigration furent d’importants jalons, vivent désormais par millions en France « des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns », pour reprendre la terminologie gaullienne qui précède dans le propos rapporté par Peyrefitte la citation extrapolée ci-dessus. Surtout, le métissage a fait une entrée remarquable sur la scène sociétale française, que ce soit à l’issue d’unions entre Blancs et des personnes d’une autre ethnie, ou entre deux personnes de deux ethnies non-blanches.

Enfin, notre pacte républicain se fonde depuis la Révolution sur les valeurs des Droits de l’Homme à l’échelle de notre nation, que le Préambule de la Constitution de 1946, à laquelle se rattache dans son propre Préambule la Constitution de 1958, établit « sans distinction de race ». Aussi, à la place d’« un peuple européen de race blanche », nous devrions dire : « un peuple européen à majorité blanche, devenu multiethnique et métissé à la suite de son insertion dans la mondialisation à laquelle la France a participé et participe encore aujourd’hui, et qui forme la “nation des Droits de l’Homme” ».

La culture est tout ce qui a trait aux pratiques et habitudes sociales que l’on retrouve dans tous les groupes humains. Elle est affaire de sociabilité, de fidélité à un héritage, de projection dans l’avenir. Elle concerne les relations familiales et amicales, les arts de la table, les loisirs, mais aussi la place accordée à la politique, à la pensée, à la science. Et il est vrai que des différences existent entre groupes culturels en France. Par exemple, dans ce pays qui s’enorgueillit pour son vin qui y est produit depuis l’Antiquité, et dont les meilleures bouteilles atteignent des prix faramineux et une renommée mondiale, l’alcool n’a pas la même valeur selon la culture d’où l’on provient.

Certains s’en interdisent la consommation, d’autres en font un art de vivre. Tout le monde s’accorde toutefois sur la dénonciation de ses méfaits en cas d’abus. Sur un sujet aussi prosaïque que le vin, il apparait que nous ne sommes plus uniquement de culture gréco-latine. Cela est tout autant vrai sur des sujets plus significatifs, comme le sens à donner à une vie, les relations à nouer avec nos aînés ou nos morts, l’éthique au service de la Cité, la considération de la Chose publique, etc.

Il y a un intérêt évident à ce que les cultures qui occupent l’espace français se fécondent entre elles par une confrontation de leur point de vue. Compte tenu de la richesse exceptionnelle de son histoire, la France y regagnerait peut-être l’horizon mondial qu’elle a perdu, au lieu de ne s’arc-bouter que sur un étroit tropisme européen qui ne fait pas honneur à son rang.

Cependant, du fait de la provenance latine de la langue française que nous utilisons tous et qui est un véhicule idéal pour favoriser l’entre-connaissance culturelle, mais encore de l’étymologie de bon nombre des mots la composant (grecque ou latine), de l’importance dans l’histoire du pays de la philosophie grecque et du droit romain à tel point qu’ils sont à l’origine de notre mode de vie et de la façon dont nous nous organisons politiquement, la tradition gréco-latine occupe une place majeure.

Mais de nos jours, ce qui était appelé gréco-latin reçoit désormais le qualificatif d’« occidental », le paradigme civilisationnel étant privilégié dans les explications sur la marche du monde. Plutôt que « de culture grecque et latine », nous devrions donc sélectionner les mots suivants : « de culture multiple à prédominance occidentale ».

Enfin, ce n’est plus vrai que les Français sont de religion chrétienne à l’exclusion de toute autre (que nous devons, dans la bouche de de Gaulle, assimiler au catholicisme si l’on prend en compte la foi qu’il professait avec une certaine ferveur). Des études ont bien montré que l’athéisme et l’agnosticisme sont devenus majoritaires dans le paysxiii. D’autres religions sont pratiquées par des millions de citoyens, comme, pour les plus importantes, l’islam, le bouddhisme, le protestantisme, la religion orthodoxe, le judaïsme.

Parmi les croyances qui se pratiquent en France, le catholicisme domine néanmoins le panorama, non seulement par le somptueux patrimoine qui sert de cadre à son exercice mais aussi par le nombre encore considérable de personnes qui y adhèrent. Cette atomisation religieuse révèle pourquoi la laïcité reste d’importance cruciale pour permette aux individus d’être égalitairement considérés quelles que soient leurs croyances ou leur absence de croyances. Dans cette logique, elle s’avère un instrument d’apaisement indispensable pour notre République.

Nous devrions donc traduire “de religion chrétienne” par : « sans confession ou de religions variées, parmi lesquelles le catholicisme tient une place particulière à cause de ses effectifs qui sont les plus nombreux comme de son foisonnant patrimoine qui structure le territoire de nos villes et de nos campagnes, et avec un attachement particulier à la laïcité de notre Etat qui est le seul principe qui puisse nous permettre d’apaiser nos passions religieuses et de nous penser en tant que République indivisible ».

Ainsi, la définition que nous proposons du peuple français, c’est-à-dire de la France au XXIème siècle, est la suivante (avec un remodelage afin de la rendre intelligible, objectif qui ne serait pas rempli si nous avions juxtaposé dans une même phrase tous les termes que nous avons élaborés ci-dessus) :

« La France est le pays d’un peuple européen à majorité blanche, devenu multiethnique et métissé à la suite de son insertion dans la mondialisation à laquelle elle a participé et participe encore aujourd’hui. Elle forme la “nation des Droits de l’Homme”. Elle est de culture multiple à prédominance occidentale. Sa population est composée d’individus sans confession ou de religions variées. Parmi ces religions, le catholicisme tient une place particulière à cause de ses effectifs qui sont les plus nombreux comme de son foisonnant patrimoine qui structure le territoire de nos villes et de nos campagnes. Elle connait un attachement particulier à la laïcité de son Etat qui est le seul principe qui puisse lui permettre d’apaiser ses passions religieuses et de se penser en tant que République indivisible ».

Un nouveau Solonxiv ?

La définition que nous venons d’établir de la France au XXIème siècle serait la fiction que nous nous donnerions collectivement au sein de notre nation pour réaliser la cohésion de l’ensemble de la population. Elle serait une arme idéale contre la perte de repères induite par les divisions internes et renforcée par la postmodernité.

Comme la France a le culte des grands hommes, notre nouvelle conception de l’identité nationale a sans doute besoin pour se voir couronner de succès que la porte un nouveau « Solon », ce fondateur de la démocratie athénienne antique.

Ce Solon du XXIème siècle succèderait à ceux de notre glorieux passé, par exemple à celui du XXème siècle (de Gaulle, le libérateur de la France et l’initiateur de nos actuelles institutions), à celui du XVIIème siècle (au choix : Richelieu, l’inventeur de l’Etat à caractère moderne et rationnel, ou Louis XIV, le concepteur ultime de l’absolutisme royal préfigurant le jacobinisme républicain), ou à celui du XIXème siècle (Napoléon qui, en protégeant les acquis de la Révolution, représente également pour notre pays le Solon du IIème millénaire, à l’image de Clovis qui, par son baptême au tournant du VIème siècle, le fut pour le Ier millénaire, même si l’acte de naissance politique de la France se situe beaucoup plus tard, à l’occasion du partage de Verdun de 843).

Certes, s’en remettre à un seul homme est lourd de dangers et nécessite une vigilance de tous les instants. Mais ce n’est peut-être que par ce biais que l’Esprit de la Nation, au sens hégélien du terme, fera un bond en avant vers l’acceptation de tous par tous, prédisposition individuelle qui serait la quintessence du Français du XXIème siècle et même, qui sait, du IIIème millénaire.

vi Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Edition La Découverte et Syros, 2002, page 185

vii Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Editions Albin Michel, 2015

ix Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Editions Albin Michel, 2015

x Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence prononcée à la Sorbonne en 1882

xi Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Editions Albin Michel, 2015. L’évocation qui sera faite du travail effectué par Yuval Noah Harari à partir de là prendra appui sur les pages 135 à 137 de l’ouvrage.

xii Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Editions Fayard, 1994

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