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Pourquoi n’y a-t-il pas eu de Shoah en terre d’islam ?

« Ah ! Hâtez-vous de l’égorger (le Juif) et de l’offrir en holocauste ; sacrifiez-le, c’est un bélier gras ! N’épargnez pas d’avantage ses parents et ses alliés, eux aussi ont amassé des trésors immenses. Distribuez leurs biens, prenez leur argent ; vous y avez plus de droit qu’eux1. »

« […] (les) juifs […] ne réussissent rien de ce qui demande de la force, […] ; leur affaire, c’est la fraude, la perfidie, le vol en grand, la soumission accompagnée d’hostilité vis-à-vis de Dieu et de son Prophète2 »

Ces deux citations n’émanent pas de textes antisémites qui, en Europe, ont fait le lit de la haine exaltée des juifs du XIXe au début du XXe siècle, avec les conséquences désastreuses que l’on sait. Non. Ces citations sont tirés d’écrits arabo-musulmans datant du XIe siècle. Ainsi, la première est un extrait d’un pamphlet intitulé Poème contre les Juifs et appelant au massacre des juifs de Grenade. On le doit au poète Abou Ishâq. La seconde citation provient d’une œuvre apologétique dont l’auteur est le célèbre théologien andalou Ibn Hazm…

Pourtant, malgré cette littérature arabo-musulmane d’antan, et pour le moins hostile aux juifs, force est de constater que les massacres à grande échelle des populations juives, que l’on appellera plus tard pogroms, et qui ont dramatiquement jalonné l’histoire européenne du Moyen-âge à l’époque moderne, n’ont pas d’équivalent en terre d’islam, tant dans la récurrence que dans l’intensité. Sans parler de la Shoah, cette tragédie innommable propre à l’Europe.

Est-ce à dire qu’il n’y a pas eu de massacres anti-juifs en terre d’islam ? La réponse est non. Mais comme nous le venons de le dire, ils furent sans commune comparaison avec ceux perpétrés en Europe. Pourquoi ? Alors même qu’un anti-judaïsme d’essence musulmane a existé à l’époque classique de l’islam…

Il y a trois raisons essentielles à cela. La première, de loin la plus importante, car structurante, réside dans la perception des juifs en islam. Et pour mieux l’appréhender, il est impératif de se remémorer le principal grief fait aux juifs par les adeptes du christianisme. Ce grief, bien entendu, est celui d’avoir contribué à la mise à mort du fils de Dieu, non sans avoir conspiré sa perte. Crime de lèse-théïcité, il fera des fils d’Israël l’ombre projetée du Diable sur terre et, partant, les pires ennemis du Christ. Ne dira-t-on pas d’eux, en effet, qu’ils sont le « peuple décide » ?

Ainsi donc, si les Juifs, dans une lecture littéraliste du Coran, constituent un « peuple prophèticide« , ils ne furent jamais, aux yeux des fidèles de Mahomet, cet abominable « peuple déicide » comme s’égosillèrent à le clamer moults représentants de l’Église. C’est là une différence fondamentale dans les rapports chrétien et musulman à l’altérité juive. Totalement absente de la rhétorique musulmane, car Jésus, loin d’être mort sur la croix fut sauvé par Dieu selon les dogmes islamiques, l’accusation de « peuple décide », en terre d’islam, a donc été remplacée, si l’on peut dire, par celle de « peuple prophèticide« . Moins grave, par définition, fruit d’une lecture littéraliste du Coran, faut-il le rappeler, cette accusation de « peuple prophèticide« , combinée aux tensions entre Mahomet et diverses tribus juives d’Arabie durant sa prédication, introduira les ferments d’un antijudaïsme islamique, modéré et contenu, constitué principalement de mépris pour les juifs.

La deuxième raison réside dans la gestion des minorités religieuses, nombreuses et variées, au sein de l’immense Califat musulman d’antan. Soumis aux rigueurs de la dhimma, discriminante mais garante de droits intangibles car prescrits par la loi islamique, les juifs ne furent pas traités différemment des chrétiens, des zoroastriens et autres sabéens. Ce facteur « diversitaire » protégea, de fait, les communautés juives perçues par les musulmans comme une minorité parmi tant d’autres.

Les choses furent tout autres en Occident où le peuple d’Israël, unique minorité religieuse, « christicide » de surcroît, cohabita, dans un angoissant face-à-face, avec la majorité chrétienne qui, selon les périodes, en fit son principal épouvantail. De plus, les dhimmis chrétiens, outre leur proximité, suspecte en temps de crise, avec les croisés, ennemis héréditaire de l’Islam, sont, sur le plan théologique, beaucoup plus éloignés des musulmans que ne le sont les dhimmis juifs qui partagent avec les fidèles de Mahomet une vision unitaire de Dieu. C’est ce qu’écrivit, en filigrane, l’intransigeant Ibn Taymiyya – peut-être au XIVe siècle -, dans une œuvre dédiée à la réfutation des croyances chrétiennes :

« L’incroyance des chrétiens est plus profonde que celle des Juifs, malgré leurs efforts pour dénoncer les Juifs comme des incroyants. Les Juifs affirmaient que le Christ était un magicien menteur. […] Les chrétiens affirment que c’est un Dieu.3 »

Dernière raison : l’impressionnante massification du sentiment anti-juif en Occident qui s’est diffusé dans toutes les strates de la société chrétienne. Tous les canaux de propagation furent sollicités. Au premier rang desquels les caricatures, diatribes, et autres libelles populaires qui se répandirent à la faveur de l’imprimerie naissante à la Renaissance, tout comme les écrits talmudophobes, abondants du reste. Sans parler des prêches enflammés, de la prédication quotidienne dans les campagnes et des théâtres religieux qui, au XIVe siècle, commencèrent à distiller une catéchèse typiquement anti-judaïque. À quoi, il convient d’ajouter l’iconographie médiévale qui, à la lisière du XIIIe siècle, fit « de l’affrontement entre les Juifs et l’Église, le combat décisif, ultime4 ».

En somme, ce fut toute une culture tant populaire qu’élitiste qui, des siècles durant, allait imbiber les esprits chrétiens de sentiments anti-juifs. À quoi s’ajoutent les rumeurs et mythes dépeignant le Juif comme un être malfaisant ourdissant des complots de toute sorte pour nuire aux populations chrétiennes. Dans les régions sous domination musulmane, de telles croyance, comme celle de la profanation d’hosties ou du meurtre rituel consistant à croire que les juifs kidnappent des enfants chrétiens, les saignent, ce afin de récupérer leur sang utilisé pour préparer leur pain azyme à l’approche de leur Pâque, n’ont pas existé.

En lien direct avec la foi christique et ses spécificités, de telles croyances anti-juives eurent de funestes effets en termes de massacres anti-juifs. Et ce avec une dimension d’autant plus tragique que ces croyances furent portées par un antijudaïsme irrationnel construit sur des rumeurs symptomatiques des peurs profondes qui s’emparèrent de la Chrétienté à l’époque charnière séparant le Moyen-âge de la Renaissance. La figure du juif, comme celle de la sorcière, servira d’exutoire à ces inquiétudes. Dès le XIIIe siècle, d’ailleurs, les juifs furent accusés d’empoisonner les puits et de propager la peste comme le rappelle le chroniqueur du XIVe siècle, le chanoine Jean Le Bel :

« […] cette mortalité et pestilence ne cessait point par la pénitence. Une […] voix du dehors dit que cette mortalité venait des Juifs et que les juifs avaient jeté venins et poisons dans les puits […] pour empoisonner toute la chrétienté […]. A la suite de quoi, chacun […] fut si animé contre (les juifs) qui furent tous brûlés et mis à mort partout5 »

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Une fois encore, cette haine rumoreuse des juifs, car élaborée à partir de rumeurs ou de mythes, n’a pas fait florès dans le monde islamique. Pourtant, la peste noire n’épargna pas l’Orient musulman.

Soumis à un tel déferlement de préjugés anti-juifs et ce des siècles durant, l’Occident, sans même le savoir, allait préparer le lit d’un racisme d’essence exterminatrice, l’antisémitisme radical, dernier stade du processus « pogromique » enclenché à l’aube des croisades comme le montre ce terrible propos tenu, en 1096, par le célèbre croisé Godefroy le Bouillon qui « fit vœu qu’il partirait pour ce voyage (Jérusalem) seulement après avoir vengé le sang du Christ crucifié, par l’effusion du sang juif et d’avoir complètement éradiqué toute trace de ce qui porte le nom de juif6 ».

En terre musulmane, cette massification du sentiment antijuif n’a pas eu lieu et ce jusqu’à la fin de l’ère Ottomane. Ce qui se comprend aisément à l’aune de ce qui a été écrit : perçu comme un vulgaire dhimmi, à l’instar du chrétien, le Juif, dont on ne souciait guère, ne pouvait susciter de passion théologique haineuse s’auto-entretenant, tout en se renouvelant, comme ce fut le cas dans la Chrétienté médiévale puis dans l’Europe de la Renaissance où l’accusation de « peuple déicide » constitua un formidable réservoir de haine anti-juive dans lequel, au gré des vicissitudes, puissants et rustres vinrent y puiser de quoi apaiser leurs colères, leurs angoisses ou leurs frustrations de tout ordre.

Ainsi donc, la religion musulmane, contrairement au christianisme, n’a pas, dans son essence primordiale, vis-à-vis de la judaïté, ce rapport dramatiquement conflictuel porteur des germes d’une hostilité irréductible envers les juifs non considérés comme un « peuple déicide ». De plus, l’islam n’a pas de lien organique avec l’antisémitisme, un mal d’origine européenne et fils lointain d’un antijudaïsme chrétien sécularisé qui l’accouchera dans un contexte marqué par l’émergence, au XVIIIe siècle, de l’athéisme, du matérialisme puis, plus tard, de l’eugénisme et du racisme scientifique. Bref, la douleur dantesque originelle, devenue Passion du Christ, se transformant, avec le temps, en passion anti-juive suite à la crucifixion de Jésus, conséquence de la « trahison juive », n’a pas imbibé l’inconscient collectif des sociétés musulmanes. D’où l’absence, malgré des épisodes sanguinaires, de débordements anti-juifs chroniques, violents et à grande échelle et, par suite, de génocide tel que la Shoah, en terre d’islam.

1 M. Bezouh, JE VAIS DIRE À TOUT LE MONDE QUE TU ES JUIF, Édition Jourdan, 2021, p. 85.

2 A. Roger, Controverse d’Ibn Hazm contre Ibn Nagrila le Juif. In: Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°13-14, 1973. Mélanges Le Tourneau. I. pp. 41-48.

3 M. R. Cohen, L’attitude de l’islam envers les juifs, du Prophète Muhammad au Pacte de ‘Umar, In Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, Albin Michel, 2013, p. 315.

4 Freddy Raphaël, Le visage du Juif dans l’image médiévale et dans l’entreprise d’éradication nazie : du masque saturé de bestialité démoniaque à l’infrahumain, Revue des Sciences sociales, Presses universitaires de Strasbourg, 2005, 34, pp. 64-67.

5 B. Philippe, B. Philippe, ÊTRE JUIF DANS LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE Du Moyen Âge à nos jours, Éditions Complexe, 1997, p. 41.

6 J. Flori, Pierre l’Ermite et la première croisade, Fayard, 1999, p. 264An

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