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“Je vais dire à tout le monde que tu es juif !“ Entretien avec l’essayiste Malik Bezouh

Entretien sur Oumma avec Malik Bezouh

C’est au terme d’un long travail de recherche que l’essayiste et docteur en physique, Malik Bezouh, s’est attelé à dresser une passionnante histoire comparée de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident, ayant pour principale vertu, outre sa mise en parallèle des sentiments anti-juifs ancestraux, de déconstruire magistralement les préjugés qui les ont entourés, et ce, depuis la nuit des temps.

Dans son livre au titre percutant  “Je vais dire à tout le monde que tu es juif ! Histoire comparée de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident » (Editions Jourdan), ce spécialiste de la question de l’islam de France analyse la peur et la haine millénaires du Juif, met en relief leurs principales causes et conséquences tragiques, non plus à travers le prisme déformant de l’assertion fallacieuse, selon laquelle l’islam et le monde arabe les ont de tous temps exacerbées, mais à la lueur de la vérité historique incontestable.

Une vérité qui atteste au grand jour que la religion musulmane, dans son essence, n’est pas hostile aux juifs, et mieux encore, que l’islam n’a jamais considéré les juifs comme étant «le peuple déicide», contrairement à la férocité de l’antisémitisme européen.

Pour décrire les sentiments antijuifs, en divers lieux et à différentes époques, vous avez introduit un nouveau concept, celui de «judènodiumie». Que recouvre exactement ce néologisme et pourquoi avez-vous estimé nécessaire de conceptualiser la peur et la haine ancestrales du Juif ?

L’objectif est clair : éviter toute forme d’anachronisme, car la stigmatisation de l’altérité juive va évoluer au cours du temps. Ainsi, à l’Antiquité, époque où le christianisme n’existait pas encore, l’on ne peut bien évidemment pas la confondre avec l’antijudaïsme chrétien. Tout comme il serait malvenu de considérer que cette stigmatisation des juifs, à l’époque antique, relèverait de l’antisémitisme, un racisme réduisant les juifs à une « race » et sur lequel se grefferont, en particulier en Allemagne avec la montée du nazisme, les théories exterminatrices.

Illustrons ce propos avec ces trois citations:

« Plus bestiaux que les bêtes mêmes
Sont tous les juifs, il n’y a pas de doutes
On les hait beaucoup, et je les hais
Et Dieu les hait
Et tout le monde les doit haïr1 »

« […] Le Juif demeure […] un objet de dédain et nulle part le nom de « Yahoudi » (Juif) n’est méprisé davantage qu’ici même, dans la cité de ses aïeux2. »

« Je n’ai pas besoin qu’on me dise pourquoi Dreyfus a trahi […] Que Dreyfus soit capable de trahir, je le conclus de sa race3. »

La première citation, émanant du grand prieur de l’église Saint-Ménard, Gautier de Coincy, au XIe siècle, caractérise un anti-judaïsme chrétien qui a dominé au Moyen-Âge et au-delà. La seconde, fruit d’une observation d’un voyageur anglais parcourant la Palestine en 1857, porte la marque du mépris social dérivant du code musulman, la dhimma, appliqué aux minorités religieuses vivant en terre d’islam. La dernière, enfin, que l’on doit au célèbre écrivain français Céline, relève, de façon évidente, d’un antisémitisme exalté et racialisant.

Aussi, pour mieux décrire les sentiments anti-juifs, en divers lieux et à différentes époques, il m’a semblé pertinent d’introduire le concept de judènodiumie (Juden signifie Juif en allemand et Odium rejet, haine, en latin). Un concept intemporel et non rattaché à un contexte historique particulier.

Vous mettez en lumière la rareté, durant l’ère médiévale, des épisodes judènodiumiques en terre d’islam. Cette réalité historique frappe d’autant plus les esprits que sur le Vieux Continent, à la même période, les juifs étaient ostracisés et persécutés. Pouvez-vous nous dépeindre cette réalité historique irréfragable, qui tord le cou aux préjugés les plus sombres et tenaces ?

Oui, assurément. Ces épisodes judènodiumiques, dont l’aspect le plus terrifiant, car sanguinaire, fut celui des pogroms, c’est-à-dire des massacres de populations juives en Europe, furent innombrables. Cette furie anti-juive fut en effet propre à l’Occident chrétien. Elle n’a pas d’équivalent dans le monde musulman. La raison tient en cette terrible accusation, celle de « peuple déicide ». Car du Moyen-âge et jusqu’à l’orée de l’époque moderne, cette idée selon laquelle les juifs ont directement contribué, par leur trahison, à la crucifixion de Jésus, sera très ancrée dans l’imaginaire collectif chrétien. D’ailleurs, pour nombre de religieux de l’époque, les juifs constituaient les pires ennemis du christianisme. Ces propos, datant du XIIe siècle, du moine clunisien Pierre Le Vénérable, l’illustrent parfaitement :

« À quoi servirait de poursuivre et de combattre à l’extérieur ou aux frontières les plus lointains ennemis de l’espérance chrétienne (les Sarrasins), si de méchants blasphémateurs bien pires que les Sarrasins, les juifs, non pas loin de nous, mais au milieu de nous, blasphèment, méprisent et déshonorent le Christ et tous les mystères de la foi chrétienne4. »

Pour Pierre Le Vénérable, il ne sert à rien d’aller combattre les Sarrasins si l’on ne s’occupe pas, en premier lieu, de châtier ceux qui sont les plus dangereux pour la chrétienté, entendez les juifs. Ces discours, et bien d’autres du même ordre, ou pire encore, consistant à dire que le Juif est l’ennemi absolu du Christ, celui à cause de qui le Sauveur est mort, vont faire le lit de la haine anti-juive. Une haine d’ordre religieux.

Celle-ci revêtira tantôt l’apparence des discriminations de masse, tantôt celle de la ghettoïsation, en particulier à la Renaissance et, durant les périodes troubles, celles des massacres de masse. À cela, vont s’ajouter de redoutables mythes anti-juifs comme celui du meurtre rituel. Une croyance dont on retrouve des traces à l’Antiquité, c’est-à-dire bien avant l’apparition du christianisme.

Selon cette croyance, les juifs, à l’approche de Pessah, l’une de leur fête religieuse, kidnappent des enfants chrétiens, les égorgent et récupèrent leur sang afin de l’utiliser dans la préparation du pain azyme. De telles croyances anti-juives et surtout la perception que les juifs sont le « peuple déicide » seront totalement étrangères tant à la théologie qu’à la culture populaire musulmanes durant toute l’époque islamo-médiévale.

Parmi les griefs que l’islamo-littéralisme fait aux juifs, vous citez en particulier le rôle du théologien ibn Taymiyya (1263-1328), figure majeure du courant hanbalisme, le plus rigoriste de l’islam. Qu’est-ce qui le poussa à reprendre à son compte l’accusation de peuple prophéticide ? Quelle est l’origine exacte de cette grave accusation portée contre les juifs ?

C’est dans un contexte très difficile pour le monde arabe, destruction de Bagdad par les Mongols, chute du Califat Abbasside en 1258, effacement des Arabes de la scène orientale, qu’évolue Ahmed Ibn Taimîya, la grande figure syrienne du hanbalisme, courant le plus conservateur de l’islam. Une situation de déclin qui va favoriser l’émergence des tenants de l’orthodoxie sunnite qui, en cette fin de XIIIe siècle, ont le vent en poupe, en particulier à Damas où Ibn Taimîya compte de nombreux adeptes.

Infatigable défenseur de la tradition religieuse et apologiste inflexible, il déploie une intense activité en vue de faire pièce aux écrits chrétiens dénigrant l’islam. Une toute petite partie de ses travaux sont consacrés à la réfutation du judaïsme. Le célèbre théologien critique, entre autres, l’ingratitude des juifs, vis-à-vis de Dieu qui les sauva des griffes de Pharaon, jadis en Égypte mais aussi le fait qu’ils aient adoré le fameux Veau d’Or. Cela étant, le grief le plus incriminant aux yeux d’Ibn Ibn Taimîya est l’accusation de prophèticide au sujet duquel il a écrit :

« L’attitude des Juifs à l’égard de leurs prophètes a été déplorable. Ils (les) ont traité d’imposteurs […] ou les ont même tués5. »

Quant à l’origine de ces écrits, on les trouve dans une œuvre datant, à priori, du tout début du XIVe siècle. Son titre : Réponse authentique à ceux qui ont falsifié la religion du Messie. Toutefois, il est essentiel de dire que l’objectif principal de cet ouvrage est de mettre en évidence, selon son auteur, les « aberrations des Chrétiens ». La critique du judaïsme reste très secondaire.

Durant l’Espagne musulmane et dans l’Orient islamique, en dehors de rares périodes troublées et contrairement à ce qui se passa en Occident, les juifs ont pu jouir d’une véritable protection grâce au Pacte d’Omar. A quelle date ce pacte fut-il édicté, quelles raisons conduisirent à son élaboration, et que stipulait-il pour les gens du Livre en général, et la communauté juive en particulier ?

Le Pacte d’Omar fut rédigé à une date non connue. Toutefois, il a vraisemblablement été élaboré entre les VIIe et VIIIe siècles, et ce non pas par des musulmans mais par des chrétiens prêtant allégeance à ces derniers. Ce document va servir de référence durant tout le Moyen-âge pour organiser la vie des minorités religieuses en terre d’islam. Et, en effet, en dehors de ces rares périodes troublées, porteuses de discriminations, de violences exacerbées anti-juives, les minorités de confession juive, vivant tant dans l’Espagne musulmane que dans l’Orient islamique, ont pu jouir d’une véritable protection codifiée par le Pacte d’Omar.

C’est d’ailleurs l’opinion de Marc Cohen, immense historien, spécialiste des relations judéo-musulmanes, pour qui « Ce sentiment général de sécurité permit la remarquable immersion des juifs dans la culture de la société arabo-islamique au cours du haut Moyen-Âge6 […] ». Thèse accréditée par le professeur en littérature hébraïque médiévale, Raymond Scheindlin, qui évoque le cas des juifs d’Al-Andalous :

« Aucune autre communauté juive du monde non juif n’a promu autant d’individus à de hautes positions, y compris dans le domaine du pouvoir ; et aucune autre communauté juive n’a produit une culture littéraire aussi riche, reflétant le profond impact d’une culture partagée avec des non juifs7. »

Vous révélez que sous le Califat Ottoman, la plupart des sultans accueillirent avec bienveillance les juifs, après que ceux-ci furent chassés d’Europe. Ils allèrent même jusqu’à promulguer des décrets pour laver les fils d’Israël des accusations de crime rituel proférées à leur encontre par les chrétiens d’Orient. Pourquoi ces monarques musulmans firent-ils preuve d’une telle mansuétude à l’égard des juifs ?

La raison en est simple : les sultans Ottomans, en agissant ainsi, se sont mis en conformité avec la loi islamique qui interdit formellement que les juifs, mais aussi les autres minorités non musulmanes, soient maltraitées, accusées à tort ou spoliées. Leur lieux de culte ont bénéficié aussi de cette protection religieuse. Le mythe du meurtre rituel, à l’origine de tant de persécutions anti-juives dans l’Occident chrétien, n’a pas eu de prise dans l’Orient musulman, tout comme cette rumeur funeste consistant à croire que les juifs empoisonnent les puits.

Ainsi, en 1544, le Calife Soliman le Magnifique, suite aux plaintes de juifs vivant au sein du Califat ottoman et soupçonnés de pratiques rituelles sanguinaires, édicta un décret officiel enjoignant les autorités califales régionales de protéger ses sujets juifs. Et d’ajouter que, dans la Sublime Porte, « Toute tentative de […] molester (les juifs), sous quelque prétexte que ce soit, sera considérée contraire à la sharia et aux règlements en vigueur8 ». Ces terribles préjugés judènodiumes, est-il besoin de le rappeler, furent la conséquence directe de la vision très négative de l’altérité juive en Europe des siècles durant.

Au XXe siècle, vous affirmez que la judènodiumie de l’Egyptien Sayyid Qutb (1906-1956), poète, essayiste et membre éminent des Frères musulmans, fut un subtil alliage entre l’antijudaïsme musulman et l’antisémitisme européen le plus féroce. Comment ces préjugés antijuifs profondément enracinés, qui puisent leur source en Europe, ont-ils pu influencer cette personnalité du pays des pharaons ?

C’est un fait que Sayyid Qutb va développer des vues outrageusement antisémites. Le Juif, dans les écrits de ce théoricien de l’islamisme radical, y est fortement déprécié. Faisant sienne les opinions antijuives très répandues au XIXe siècle et dans l’entre-deux guerre en Europe, ce penseur égyptien de haute volée dira pis que pendre de la gente juive, coupable, à ses yeux, de nombreuses plaies accablant l’humanité.

Citons, pêle-mêle, la destruction de l’islam au travers de complots sournois, accusation de loin la plus incriminante, l’affaiblissement des liens sociaux, la conspiration à des fins de domination ou encore le contrôle économique du monde et la pratique de l’usure. Au début des années 1950, il rédigera un document au titre explicite : Notre combat contre les Juifs. Développant des réflexions composées de quelques brides d’antijudaïsme islamique, disséminées ici et là, cette œuvre constituera un ensemble informe, flanqué d’un fatras d’idées préconçues, caricaturales, empruntées massivement à l’antisémitisme européen. En bref, Sayyid Qutb va donner naissance à une « bête » hybride dont le ‘’patrimoine génétique’’ sera fortement marqué par celui de l’antisémitisme européen.

Quant à la propagation des préjugés anti-juifs dans le monde musulman, elle s’explique, en partie, par la présence de la minorité chrétienne vivant en son sein et naturellement anti-juive, mais aussi par les interactions de plus en plus denses entre l’Orient musulman et l’Europe sécularisée. Ainsi, le mythe du crime rituel, une croyance anti-juive typiquement chrétienne, va peu à peu contaminer la multitude musulmane, à l’aube des temps modernes, sur fond d’affaissement inexorable du Califat Ottoman et d’agitations nationalistes tant arabe que juive.

Comment décririez-vous la judénodiumie qui a cours aujourd’hui dans le monde arabe et quelles en sont les principales causes ?

Cette judènodiumie contemporaine a trois facettes. La première, classique, d’essence religieuse, sera portée par la frange dévote du monde arabo-musulman. C’est l’antijudaïsme islamique traditionnel. La seconde, hybride, reprendra à son compte les thèses antisémites virulentes, qui firent souche dans l’Europe du XIXe siècle, assaisonnées, à des fins de justifications, d’un soupçon d’antijudaïsme religieux.

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Enfin, la troisième versera dans un antisémitisme irrationnel et ‘’conspirationniste’’. C’est surtout cette judènodiumie-là qui se déchaînera dans l’Orient arabe. Extravagante, outrancière, elle ressuscitera le mythe du meurtre rituel et donnera un second souffle aux théories négationnistes et révisionnistes. Quant à la cause profonde de cette judènodiumie exaltée, elle a un élément déclencheur : c’est la création de l’État d’Israël, perçu par le monde arabe comme une nouvelle conquête et blessure coloniale, et ce dans un contexte marqué par la profonde crise de conscience du monde arabo-musulman9. D’ailleurs, pour le célèbre leader israélien Ben Gourian10, la réaction anti-israélienne des pays arabes était justifiée :

« Pourquoi les Arabes feraient-ils la paix ? Si j’étais, moi, un leader arabe, jamais je ne signerais avec Israël. C’est normal : nous avons pris leur pays. Certes, Dieu nous l’a promis, mais en quoi cela peut-il les intéresser ? Notre Dieu n’est pas le leur. Nous sommes originaires d’Israël, c’est vrai, mais il y a de cela deux mille ans : en quoi cela les concerne-t-il ? Il y a eu l’antisémitisme, les nazis, Hitler, Auschwitz, mais était-ce leur faute ? Ils ne voient qu’une chose : nous sommes venus et nous avons volé leur pays. Pourquoi l’accepteraient-ils ? »

En revanche, le déversement massif de discours et écrits judènoduimiques au possible est très symptomatique de cette crise de civilisation que traverse le monde arabe depuis qu’il est sorti de l’Histoire. Il est un fait que cette partie du monde vit un déclin sans fin, que l’on peut qualifier de dépression civilisationnelle. Le despotisme et la corruption qui règnent dans de nombreux pays arabes ont notablement aggravé cette crise.

C’est dans ses conditions que se sont développés l’islamisme, le néo-wahhâbisme et le jihadisme. Le nationalisme arabe exacerbé et anti-démocratique peut aussi être considéré comme un symptôme de cette terrible crise de civilisation. Ainsi donc, ce sont l’ensemble de ces différents courants qui alimenteront la judènodiumie arabe qui fut des plus virulentes, voire hystérique, dans la seconde moitié du XXème siècle.

Dans votre ouvrage, vous fustigez un pays arabe en particulier : l’Arabie saoudite dont le régime, dites-vous, a propagé durant plusieurs décennies, outre un islam fondamentaliste, un antijudaïsme violent. Paradoxe saisissant : le royaume wahhabite entretient de bonnes relations avec Israël, tout en bénéficiant du soutien de l’Occident. Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Grâce à la vente de ses ressources en hydrocarbures, la monarchie saoudienne a pu déverser, sans entrave, et avec le soutien de l’Occident, le wahhâbisme sur toutes les nations musulmanes, via la construction de mosquées, l’aide à de nombreuses associations religieuses prosélytes, la formation d’imams intégristes, de théologiens sectaires, etc.

En quelques décennies, une lecture dévoyée et extrémiste des sources canoniques de l’islam s’est répandue dans le monde entier. Point de vue partagé par Pierre Conesa, haut fonctionnaire du ministère de la Défense, pour qui ce pays arabe fut le « géniteur du radicalisme ». D’ailleurs, Oussama Ben Laden, chef d’Al Qaïda et précurseur du jihadisme internationaliste, n’est-il pas natif de Ryad, en Arabie saoudite ?

Par ailleurs, et cela est évident, ce radicalisme religieux, irrigué par le wahhâbisme, se conjugue inéluctablement avec l’antijudaïsme dans ce qu’il a de plus véhément. Il est important donc de rappeler que le terrorisme et sa violence aveugle sont une conséquence de ce soutien inconditionnel de l’Occident à l’Arabie saoudite et que les populations musulmanes sont, de très loin, les premières victimes de ce fléau innommable puisque près de 90% des personnes tuées par ces hordes jihadistes, à l’échelle mondiale, sont de confession islamique.

Les populations civiles, musulmanes ou pas, paient donc un lourd tribut à ces politiques occidentales marquées au coin du cynisme. C’est une bien triste réalité qui nous enseigne une chose : derrière les beaux discours sur les droits de l’Homme, il y a un monde réel dominé par la quête effrénée d’intérêts bassement commerciaux.

Vous vous êtes attelé, au fil des pages, à une histoire comparée de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident. Concernant les sources scripturaires de l’islam, que dit précisément le Coran, le Livre saint des musulmans, au sujet des juifs ? 

Il existe quelques versets qui décrient de façon négative le comportement de groupes juifs rejetant le message du Prophète Mohammed. Ces versets sont circonstanciels et dépendent du contexte dans lequel ils ont été révélés. L’erreur fondamentale, dans laquelle tombent les tenants d’une lecture littéraliste du Coran, c’est de donner une portée absolue à ces versets. Ainsi donc, à les suivre, certains comportements de juifs de l’époque de la Révélation coranique seraient intemporels et vaudraient pour tous les adeptes de cette religion, en tous lieux, en tous temps.

C’est absurde, injuste et pour tout dire anti-islamique car Dieu, dans la religion musulmane, ne punit pas les individus pour les fautes commises par d’autres. Chacun, en islam, devra rendre des comptes à Dieu, le Jour du Jugement Dernier. Il est donc totalement infondé de considérer les juifs coupables à vie. Nous devons nous défaire de ces interprétations religieuses vitrifiées et anti-judaïques, s’écartant sensiblement de l’esprit fondamental du Coran. Rappelons, d’ailleurs, ce verset 62 de la Sourate 2 du Coran :

« Certes, ceux qui ont cru, ceux qui se sont judaïsés, les Nazaréens, et les sabéens, quiconque d’entre eux a cru en Dieu au Jour dernier et accompli de bonnes œuvres, sera récompensé par son Seigneur; il n’éprouvera aucune crainte et il ne sera jamais affligé »

Vous aboutissez à la conclusion que, contrairement au christianisme et aux noirs fantasmes, l’islam n’a jamais perçu les juifs comme un “peuple déicide” et ne porte pas en lui les germes de l’antisémitisme, ce mal importé d’Europe et fils lointain d’un antijudaïsme chrétien. Que répondez-vous à ceux qui, aujourd’hui, accusent les citoyens français de confession musulmane d’exacerber un nouvel antisémitisme dans l’Hexagone ?

L’on ne peut nier le fait que des individus se réclamant de l’islam commettent des crimes visant explicitement des juifs. Crimes relevant en effet de l’antisémitisme dans ce qu’il a de plus exalté, terrifiant. Mais il convient aussi de dire que cette culture judènodiumique, y compris dans sa dimension antisémite, est fondamentalement anti-islamique.

L’énorme masse d’opinions négatives sur l’altérité juive qui s’est développée, siècle après siècle, par dépôts successifs de préjugés anti-juifs dans l’imaginaire chrétien, via le déversement, dans les champs culturel et cultuel, d’une pléthore d’œuvres littéraires, artistiques, théâtrales et d’écrits polémistes, de caricatures, etc., est un phénomène totalement étranger au monde musulman. L’absence de Shoah et de pogroms récurrents le prouve.

Car l’islam, contrairement au christianisme, n’a pas, dans son essence primordiale, vis-à-vis de la judaïté, ce rapport dramatiquement conflictuel porteur des germes d’une hostilité irréductible envers les juifs. Dit autrement, et sauf à réduire cette religion à ses pathologies, wahhâbisme et islamisme radical qu’engendra la crise de la conscience arabo-musulmane, n’a jamais vu en les juifs un « peuple déicide ».

L’antisémitisme, fils lointain d’un antijudaïsme chrétien qui l’accouchera dans un univers où émergèrent, au XVIIIe siècle, l’athéisme, le matérialisme puis, plus tard, le racisme scientifique, est un mal importé d’Europe. Bref, la douleur dantesque, devenue Passion, se transformant, avec le temps, en passion judènodiumique suite à la crucifixion de Jésus, conséquence de la « trahison juive », n’imbibe pas l’inconscient collectif des sociétés musulmanes.

Cela dit, l’on ne peut nier le fait incontestable que la société arabo-musulmane, engagée dans une phase de déclin que précipita l’effondrement des Abbassides, fut, pour le Juif, une société parfois du mépris, voire de l’humiliation, là où, pour cette même altérité, la société euro-chrétienne fut, à la même époque, et au-delà, une société de la haine et des persécutions massives et meurtrières.

Propos recueillis par la rédaction Oumma

“Je vais dire à tout le monde que tu es juif ! Histoire comparée de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme en Orient et en Occident” ( Editions Jourdan)

Notes:

1 L. Poliakov, Histoire de l’antisémitisme du Christ aux Juifs de cour, Éditions Calman-Lévy, 1955, p. 70.

2 Weinstock. N, TERRE PROMISE, TROP PROMISE, Genèse du conflit israélo-palestinien (1882-1948), Odile Jacob, 2011, p. 45.

3 Sternhell. Z., Maurice Barrès et le nationalisme français, Éditions Complexe 1972, p. 264.

4 Torell Jean-Pierre. Les Juifs dans l’œuvre de Pierre le Vénérable. In : Cahiers de civilisation médiévale, 30e année (n° 120), Octobre-décembre 1987, pp. 331-346.

5 Alfred Morabia, Ibn Taymiyya, les Juifs et la Tora, Studia Islamica, No. 49 (1979), pp. 91-122.

6 M.R. Cohen, L’attitude de l’islam envers les juifs, du Prophète Muhammad au Pacte de ‘Umar, In Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, Albin Michel, 2013, p. 69.

7 P. Guichard, Al Andalus 711-1492, op. cit., p. 145.

8 A. Cohen, Juifs et Musulmans en Palestine et en Israël, des origines à nos jours, Éditions Tallandier, 2016, p. 71.

9 M. Bezouh, Crise de la conscience arabo-musulmane, Fondapol, 2015.

10 N. Goldman, Le paradoxe juif, Édition Stock, 1976, p. 121.

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