Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre”
Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000, p. 208
Nous l’avons enterré hier. Je lui ai dit au revoir pour la dernière fois. Jusqu’au bout, il m’aura étonné, fasciné, ému. Par la fulgurance de sa pensée, la vivacité de son intelligence, la clairvoyance de son esprit. A 82 ans, il avait conservé l’enthousiasme et la soif de savoir d’un jeune étudiant. Dans le courant du mois d’août, un mal sournois l’a alité. Je savais le diagnostic très préoccupant. Je n’imaginais pas que l’échéance ultime se présenterait si tôt. Celui que j’appelais affectueusement et respectueusement « Ousted » a cessé de respirer. J’allais écrire : « a cessé de penser », car il pensait comme on respire.
Mohammed Arkoun est mort au soir du 14 septembre 2010 dans la chambre d’une maison médicalisée de Paris. Jamais je n’oublierai cette date. Jamais non plus je n’oublierai cette chambre. Belle certes, spacieuse sans doute. Mais scène d’une bien triste pièce dont il était l’acteur désigné. Une semaine jour pour jour avant son décès, veille d’un départ pour le Canada où je devais donner cours et conférences, j’étais allé lui rendre visite. Il y avait là ses proches, les êtres aimés qui ne voulaient plus le laisser seul, conscients que l’inéluctable pouvait se produire.
Ousted m’avait interrogé sur ce que j’allais dire dans mes interventions outre-atlantique. Il tenait à me rappeler un certain nombre de points qui lui tenaient à coeur et qu’il souhaitait me voir développer. Il déplorait que le monde occidental traite par le mépris l’évènement historique qu’a constitué l’irruption de la « parole coranique devenue texte », comme il aimait définir ce qu’on appelle le plus souvent la « révélation coranique ». « Les savants religieux juifs et les théologiens chrétiens ne considèrent pas qu’il y a là quelque chose de pertinent pour leur propre pensée » se désolait-il une fois de plus. Comme souvent, ses propos les plus sérieux se tintaient d’espièglerie, mêlant justesse et outrance, fine analyse et provocation. Pour pousser à la réflexion, au débat, à l’éveil. Même très affaibli, il continuait de penser, inlassablement, de réfléchir, comme s’il ne pouvait pas, ne voulait pas, renoncer à transmettre ce pour quoi il avait lutté toute sa vie. Six jours plus tard il sombra dans le sommeil. Sa parole ne se fera plus entendre. Tout cela va me manquer. Beaucoup.
Les jaillissements de sa pensée, sa générosité vont aussi manquer à ces générations d’étudiants qui s’en sont nourris. Tout particulièrement dans cette université de la Sorbonne Nouvelle où il a enseigné plusieurs années durant une discipline qu’il avait élaborée : « l’islamologie appliquée ». Je crois que tous sont restés marqués par la richesse des idées avancées, la force de son élocution, l’ampleur de ses connaissances. Une crainte révérencielle, c’est ce qu’il a inspiré à nombre d’entre eux, impressionnés par le professeur d’exception et l’intellectuel de premier plan qu’il était.
J’ai eu la chance qu’il m’accorde son amitié. Et même davantage, sa confiance. Son épouse et lui m’ont ouvert leur maison. Je vouvoyais le Professeur tandis qu’il me tutoyait. Nous sommes devenus très proches. Lui voulait transmettre et moi je voulais apprendre. Je venais parfois plusieurs fois dans la semaine le trouver pour l’écouter, l’écouter et l’écouter encore. Et l’immense Mohammed Arkoun se dévoilait non seulement comme une intelligence hors normes, un penseur majeur, mais aussi comme un homme d’une simplicité infinie, un être très délicat, sensible et plein d’humour. Un humour parfois caustique quand il s’agissait de brocarder des comportements religieux ou politiques faussement savants ou hypocrites. Un humour toujours tendre lorsqu’il parlait des gens du peuple qu’il n’a jamais cessé d’aimer et de respecter, en mémoire peut-être de son enfance modeste et de sa mère illettrée. Un humour qu’il lui arrivait de pratiquer à l’égard de lui-même, car s’il était un universitaire tantôt exigeant, tantôt austère, il ne se prenait pas lui-même trop au sérieux.
Lors de notre dernière rencontre dans la chambre de la maison médicalisée, le Professeur a eu ces mots : « Ces derniers jours, j’ai écrit deux livres dans ma tête ». Joignant le geste à la parole, pointant son index droit sur son front, il a ajouté : « Ils sont là ! ». Son épouse lui a alors gentiment fait remarquer : « Oui, mais maintenant, il faut les coucher sur le papier ». Un ami qui était là a malicieusement avancé, utilisant une distinction chère au Professeur Arkoun : « Il faut passer de l’Oum el-Kitâb au mushaf ! Du Livre céleste au recueil ! ». Un tendre rire a alors soulagé le corps souffrant. A ce même ami, Christian Delorme, qui, le soir, devait participer à une conférence-débat sur la spiritualité en Europe, il a encore eu la force de dire, le tutoyant pour la première fois : « Tu n’oublieras pas de parler de l’éthique ! ».
Oui Professeur, vous allez beaucoup me manquer. Vous m’avez fait découvrir tant de choses. Vous m’avez ouvert tant d’horizons. Nous n’avons pas qu’une seule naissance. Nous avançons dans la vie d’enfantement en enfantement. Un jour, certes, nous sommes nés à l’existence humaine. Mais il nous a fallu naître ensuite à la parole, naître à l’amour et à l’amitié, naître à la connaissance… Le Professeur Mohammed Arkoun m’a guidé vers d’autres dimensions de ma culture islamo-maghrébine que celles que j’avais reçues de mes parents ou trouvées par moi-même. Il m’a enfanté à une autre connaissance de mon patrimoine religieux. Il a renouvelé ma perception de la religion, de la foi, de la spiritualité. Il m’a appris à penser ce que je croyais impensable. Il m’a fait découvrir que la libre appropriation d’un héritage passait par sa déconstruction. Il a déplacé mon ancienne conception du sacré. Il a bouleversé mon rapport au Coran et à Dieu. Il m’a révélé que c’est la subversion qui fait avancer le monde et nos vies, et non le conformisme, l’« ânonnement » de vérités toutes faites dont on n’a pas questionné par soi-même la pertinence.
Ces derniers mois, j’ai senti que le Professeur avait un impérieux besoin de transmettre ses convictions, ses connaissances, ses réflexions avec plus d’insistance qu’auparavant. Comme s’il voulait être rassuré sur l’avenir de son héritage intellectuel. Tout au long de sa carrière d’universitaire, de chercheur, d’auteur, de conférencier, Mohammed Arkoun n’a pas cessé de dire qu’il faut « transgresser, déplacer, dépasser ». Il a voulu reconstituer le processus par lequel le fait coranique est passé d’une parole vive, révélée dans un contexte humain bien particulier, à un recueil qui est un « corpus officiel clos ». Comprendre comment on est passé de la récitation et du débat à un texte qui ne peut plus bouger. Comment ce que l’on entendait est devenu ce que l’on lit, c’est-à-dire ce que l’on voit. Remontant ainsi le temps autant qu’il est possible de le faire, il a « déconstruit » en grande partie le phénomène religieux islamique, et montré, par ce fait même, comment celui-ci s’est construit dans l’histoire. Pour comprendre comment fonctionne une machine, il n’est rien de plus efficace que de la démonter. C’est ce qu’il a fait pour la formation du Coran et pour la « canonisation » du hadith.
Il n’en fallait pas plus pour que certains, parmi les croyants, l’accusent d’être « un athée », un ennemi de l’islam et du Coran, un ennemi de Dieu ! Ousted se prêtait d’autant plus à ces accusations qu’il a toujours refusé de répondre à la question : « Etes-vous croyant ? ». Quelques jours avant sa mort, il me disait encore : « C’est curieux, je n’aime pas qu’on me pose cette question ». Il avait tellement « décortiqué » l’acte de croire, tellement déconstruit les édifices théologiques et dogmatiques, qu’il lui paraissait certainement autant imprudent de dire « oui, je crois » que « non, je ne crois pas ». Je sais cependant que Ousted pouvait demander à des amis religieux de penser à lui et aux siens dans leurs prières. Je sais que l’homme était empli de spiritualité, c’est-à-dire, pour moi, plein d’un « au-delà de lui-même ». Je sais son amour pour les Ecritures, qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes puisqu’il les connaissait bien les unes comme les autres. Mohammed Arkoun était d’une grande pudeur, tout particulièrement quand il s’agissait de sa foi, de son rapport intime à l’Ultime. Et plutôt que de formuler la question « le Professeur Arkoun était-il croyant ? », il convient de s’interroger en ces termes : « Qu’est-ce que Mohammed Arkoun a appris aux croyants ? Qu’est-ce que sa quête intellectuelle exigeante apporte à l’intelligence de la foi ? »
Nous sommes aujourd’hui beaucoup à nous retrouver orphelins. La matière qu’il nous laisse est énorme : des centaines d’articles, publiés et non-publiés, des enregistrements de conférences, des livres… Il faudra du temps, des hommes, de l’argent, pour que tout cela soit rassemblé, classé, exploré, exploité. Et pour permettre au plus grand nombre d’accéder à son enseignement et à ses questionnements.
Le professeur Arkoun était né pauvre en Algérie, en 1928, dans un petit village de Kabylie. Il a été enterré riche du seul bien qui le gardera toujours vivant au monde : la reconnaissance internationale unanime de son travail. Nous l’avons enterré hier mais nous sommes nombreux aujourd’hui à porter la responsabilité de sa nouvelle naissance. Nous l’avons porté hier en terre. Mais nous le porterons demain à la lumière, en continuant à penser avec lui, à écrire avec lui, à grandir avec lui. Car sa pensée a encore beaucoup à nous dire.
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