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Les élections présidentielles en Algérie : un non événement

En novembre 1994, dans un sursaut civique et patriotique, afin d’éviter que l’Algérie ne sombre totalement dans l’horreur dont le coupable, suite à une campagne médiatique bien orchestrée, était désigné d’avance, l’islamisme, et accréditer ainsi la thèse des « Janvieristes[1] » qui se présentent comme les sauveurs de la « république » pour procéder, par la suite, à une véritable mainmise sur les richesses de l’Algérie, des partis politiques (FLN, FFS, FIS, PT, MDA, ENNAHDA, JMC) et Maître Ali Yahia Abdenour ( Président de la Ligue algérienne des droits de l’homme) qui représentent la grande partie du peuple se sont réunis dans la capitale romaine à Sant Egidio pour jeter, sur la base d’une plateforme politique, les fondements d’une république ouverte à toutes les composantes politiques de la société. De l’Algérie éradicatrice à l’Algérie inclusive.

Certes, c’était la première fois dans l’histoire de l’Algérie indépendante qu’une action politique d’une telle symbolique échappait à la volonté du régime et à son contrôle. Même si celle-ci n’était pas dirigée contre lui, car la main lui a été tendue pour que les deux parties trouvent ensemble une issue politique à la crise, la réponse du pouvoir ne s’est pas faite attendre : rejet catégorique de cette offre politique.

Le jour même, au journal télévisé de vingt heures, le Ministre de l’extérieur de l’époque, Ahmed Attaf, à la question « quelle est l’attitude du pouvoir face à l’offre du dialogue de l’opposition réunie à Rome ? », apporte une réponse elle aussi historique, mais dans un sens complètement opposé car elle assène le coup de grâce au grand espoir démocratique que les événements d’octobre ont fait naître : « un non évènement ». Cette réaction viscérale est significative de la culture politique d’un régime qui juge toute action politique échappant à son contrôle comme une menace directe à son existence.

C’est toujours le vieux réflexe de la citadelle assiégée, de l’unité nationale menacée, qui surgit pour plus d’encerclement politique et d’autoritarisme, pour bloquer toute ouverture à un changement politique.

« Un non événement » comme réponse à une rencontre historique qui a fait date car elle était et reste la plus grande réalisation politique de l’Algérie indépendante. Face au rouleau compresseur de l’Etat pour asseoir sa domination sur la société, des forces politiques se sont soulevées pour tenter de constituer un rempart et éviter à l’Algérie la soumission populaire du présent.

Depuis le lourd tribut payé par le peuple lors des évènements d’octobre 1988 et la courte parenthèse d’éclaircie qui s’en est suivie, une éclaircie qui a rendu le ciel d’Alger plus beau que jamais, la rencontre de Rome est venue revivifier le souvenir de cet éclat de vie ; en tournant le dos à la main tendue, le régime a apposé le sceau sur son divorce avec le peuple.

Avons-nous connu depuis 1994 une action politique réelle ayant soulevé l’espoir du peuple ? Ne sommes-nous pas devenus des spectateurs impuissants n’ayant aucune prise sur la réalité des choses ?

Même devant le rendez-vous le plus important dans la vie politique d’une nation qu’est l’élection présidentielle, n’assistons-nous pas, depuis 1995, à une pièce de théâtre dont on connaît l’acteur et les figurants mais dont on ignore l’identité de l’auteur et celle du metteur en scène ? Au temps des Grecs, lorsque le peuple était invité au théâtre pour assister aux tragédies qui n’étaient qu’une mise en scène de son histoire, cela finissait par un grand moment fusionnel entre l’assistance et les acteurs car la vérité se déployait sous leurs yeux dans toute sa transparence.

Le peuple et les acteurs sont en total accord avec leur histoire et leur présent. Comment qualifier alors cette élection présidentielle de 2009 où n’existe même pas un semblant d’enjeu car le pouvoir n’est plus dans la capacité d’en fabriquer ? Il a entretenu sciemment le silence sur la question de la présentation ou de la non présentation du Président à sa propre succession.

Le but est de faire de la question de sa candidature à l’élection présidentielle (va–t-il se présenter ou non ?), de ce doute artificiel le véritable enjeu afin que sa candidature, déjà mise en route par le bruit des zélateurs dont le « Ouhda thalitha » « Ouhda thalitha » (un troisième mandat) retentit dans toute l’Algérie et opère comme le grand mensonge : à force d’être répété, le slogan prend l’habit de la vérité, et se propose comme une délivrance, un soulagement : je vous ai entendu, me voici.

A défaut d’enjeu dans les élections présidentielles dans l’Algérie d’aujourd’hui et d’hier, le régime, depuis son installation en 1962, cultivant la culture du complot et de l’exclusion, a réalisé son vieux rêve : faire le vide politique autour de lui. Ainsi, la candidature du Président à sa propre succession libère le peuple de cette appréhension d’une peur diffuse qui a pris la forme de cette interrogation : qu’allons-nous devenir sans lui ?

Le 9 avril, le peuple est sollicité pour venir remercier son « Roi » de l’avoir libéré de cette angoisse. Mais le « Roi » ne peut jubiler que si le peuple défile devant lui en masse, orné de ses plus belles parures comme dans une fête des mille et une nuits ! D’où la panique qui s’empare du pouvoir à l’idée que l’artifice et la sorcellerie orchestrés depuis presque un an perdent leur effet sur la société dont une bonne partie, dans un sursaut civique, refuse le déshonneur er renonce à participer à des élections présidentielles qu’elle juge comme un non événement.

Ce refus prend le sens d’une grève du politique et porte le nom du boycott. Le pouvoir ayant déjà tourné le dos à la société à un grand moment de son histoire en 1994, comment ne pas le boycotter en avril 2009 alors que cette élection est la mise à mort de l’Algérie civique ? Tout homme doué de bon sens sait que ces élections sont vides de tout enjeu !

Peut-on réduire une élection présidentielle où s’engagent les choix décisifs d’une nation à un simple calcul de projets réalisés et des chantiers à poursuivre ? Sommes-nous devant une élection pour élire un Président ou un chef de chantier, alors que le concerné a déjà fait l’aveu de son échec dans ce domaine et qu’il n’existe pas un espace bâti d’un kilomètre2 bon à vivre pour l’Algérien de base ?

Nous citerons deux phénomènes qui montrent l’état de délabrement et de dislocation de la société qui font que l’Algérie n’est plus le lieu d’une communauté de sens. En dix ans, la société algérienne a été dévorée par une agitation effrénée et une avidité sans borne pour l’amour de la richesse. L’argent est devenu la valeur suprême : le principe et le but de la conduite sociale. Plus que les catastrophes naturelles vécues par les Algériens, l’argent détruit tout sur son passage et arrive par déraciner tout un peuple et à l’asservir au temps économique.

Il sape en profondeur les valeurs d’une société, effrite le corps social et le réduit à une masse d’individus incapable de donner sens à leur vie en commun. Il est aisé de parler de l’Algérie et de notre amour pour celle-ci, mais quand il s’agit de parler des Algériens, un long et lourd silence s’impose….

Dans une Algérie meurtrie, où l’ensemble des institutions étatiques (armée, justice, parlement, gouvernement, présidence…) ont perdu leur crédibilité, à qui incombe la responsabilité de redresser le pays ? Certains pays, l’Italie et l’Espagne par exemple, ont pu trouver à un moment crucial de leur histoire une institution en laquelle le peuple avait confiance et qui a pu sauver leurs pays de la dérive : l’institution judicaire, dans le cas de l’Italie, avec « Opération mains propres en 1990 », et l’institution monarchique en la personne de Juan Carlos en Espagne comme garante de la transition démocratique après la dictature de Franco.

En 1999, il ne restait aux Algériens que la cellule de base, la famille, pour entreprendre le travail colossal de ressouder et tisser le lien social. Le culte de l’argent, la rapacité et la mesquinerie, la soif de richesse, érigés comme valeurs suprêmes en Algérie où la spoliation tient désormais lieu de culture, ont fini par détruire le sens des valeurs familiales. Aucune famille n’a été épargnée par ce phénomène.

L’effritement de la famille a été accéléré par l’introduction du téléphone portable qui a pris la forme d’une conquête de liberté : l’Algérien semblait dire : « je communique donc je suis libre ». Comment expliquer l’expansion du marché des téléphones portables, chaque membre de la famille en possède un alors que le téléphone fixe est quasiment absent des foyers ? Au lieu de s’adresser à une famille, de communiquer avec un de ses membres, on n’a affaire qu’à des individus. Les portables établissent des frontières entre ses membres et des ilots se forment à l’intérieur de la maison. En plus d’être le dénominateur commun d’une famille, le téléphone fixe permet l’accès à l’Internet pour un plus d’information, de liberté et d’ouverture sur le monde

. Cette réalité sociale où le « moi » redevient la valeur centrale trouve sa parfaite traduction dans l’expression populaire « nafsi, nafsi », « ma personne, ma personne » et montre à quel niveau, à quel état de déchéance est tombé le peuple algérien. En l’absence réelle de toute institution capable de redresser le pays, l’Algérie s’agite, bouge, se convulse mais ne change pas car elle est enfermée à l’intérieur d’un système bloqué.

Le deuxième exemple, qui reste à jamais une souillure sur le front de l’Algérie contemporaine et devant lequel tout s’effondre, tout s’écroule, nous disons bien tout s’écroule, c’est le phénomène des « Harragas ».

Quel jugement porter sur un pays incapable de garder ses enfants ? Comment, au moment où l’Algérie ruisselle d’or, où des sommes colossales se volatilisent, des Algériens se sentent acculés au choix ultime de préférer que leurs corps jonchent les côtes européennes, ou disparaissent en mer que de vivre parmi les leurs ? Comment, alors que l’écho des chants patriotiques continue de résonner dans nos oreilles, nous, qui avons fait du sacrifice pour la patrie notre valeur suprême, avons-nous amené nos enfants, au prix de leur vie, à fuir le pays ? Comment en sommes-nous arrivés à cette forme négative de l’héroïsme ?

Il faut un mélange extrême de désespoir, de courage et de rêve pour tenter cette expérience folle. Les « Harragas » ne sont pas des gens qui grillent les frontières mais ce sont avant tout des personnes qui fuient un feu qui les consume lentement. La métaphore largement utilisée par ces jeunes est l’expression populaire « Sahd », qu’on peut traduire par la chaleur intense que produit le feu qui nous oblige à reculer, à fuir….

Ce phénomène est le refus de la stratégie politique du régime qui veut asseoir à jamais la soumission populaire et briser toute tentative de résistance. A défaut d’un sol politique où l’acte de résister pourrait trouver ancrage et enracinement, les « Harragas » fuient aussi la condition humaine à laquelle la soumission populaire les attèle. Le phénomène des Harragas est la mise à nue du discours politique de l’Algérie depuis l’indépendance : il résume à lui seul l’impasse politique de la société algérienne.

Cette impasse est la conséquence logique de l’exclusion du peuple de l’équation politique. Le pouvoir a toujours été monopolisé par les différents clans dont la constitution remonte à la période 1954-1962 et qui arrivent, au-delà de leur différence, à être d’accord sur l’essentiel : imposer leur volonté au peuple. Le mystère et le voile entretenus sur cette période n’a d’équivalent que l’opacité dans laquelle s’effectue la valse des changements d’équipes gouvernementales et l’identité des commanditaires des massacres de la « décennie rouge ». La vérité sur les souffrances du peuple algérien dépend de la vérité sur cette période de la guerre de libération.

D’où la culture du complot, de l’intrigue, des assassinats, de l’arbitraire, de la peur, du chaos comme mode de gestion du politique. Le phénomène des « Harragas » signe la faillite de l’idéologie nationale et avec elle son produit naturel, l’Etat nation, tels qu’ils ont été théorisés en Algérie depuis l’avènement du FLN en 1954[2], un Etat qui a trahi la mission qu’il devait accomplir après l’indépendance : la consolidation de la Nation et son développement. Il s’est solidifié historiquement en devenant un appareil répressif contre la société pour la soumettre et asseoir ainsi sa domination ; une idéologie nationale qui a trahi sa conscience nationale de sa période révolutionnaire en bouchant l’horizon des réformes démocratiques et renforcer la mainmise d’un petit nombre de personnes à l’appétit féroce sur les ressources du pays comme sur le destin du peuple.

C’est pour cette raison que l’Etat national dans l’exercice du pouvoir politique n’est plus assimilable à une force de libération mais à une force de domination et se présente comme le véritable obstacle au changement démocratique. Nous pourrions dire, contrairement à la doxa des bien-pensants nationaux, que l’Algérie n’est pas malade de sa religion[3] mais de son Etat. Par son refus radical d’instaurer un dialogue ouvert, constructif et sincère avec l’ensemble des forces politiques, l’Etat national expose le peuple à des conflits certains car il le maintient dans un rapport conflictuel avec sa propre histoire et son présent.

Pour appuyer la thèse que le monde arabe est malade de son état et non de sa religion, il suffit de repenser les deux dernières guerres du Moyen-Orient de 2006 et 2008. Les deux mouvements sociaux, le Hizbollah au Liban comme le Hamas en Palestine, ont forgé leur culture de résistance dans l’inspiration religieuse. Ces deux mouvements sont nés dans des pays où l’Etat national est fragile. Les deux mouvements ont d’abord été critiqués par leurs Etat respectifs et jugés comme aventuriers, exposant leur pays à la destruction.

L’Etat national était le premier adversaire de ces mouvements. L’un cultive la culture de la résistance et l’autre la culture de la renonciation et de la soumission. L’acte de résister au présent est la conséquence d’une vraie stratégie de résistance élaborée depuis des décennies. Il en est de même de la culture du renoncement : elle s’est implantée au fil des ans. Les peuples bouillonnaient alors que les Etats nationaux étaient figés dans leur immobilisme. Il a fallu attendre une semaine pour que les Algériens brisent le carcan répressif de l’Etat pour sortir manifester leur soutien au peuple de Gaza.

Comment expliquer que ce peuple qui jouit d’un grand capital symbolique dans le monde arabe au vu de son sacrifice n’était pas dans la rue le jour même de l’agression, de même que ses représentants nationaux ? Comment se fait-il qu’aucun parti n’a appelé officiellement à une marche de soutien ? Il a fallu l’explosion de la colère populaire après la prière du vendredi pour que la voix des Algériens arrive aux Gazaouis. L’Etat national a réagi par la répression contre les manifestations spontanées du 3 janvier 2009. Allons- nous, devant cette défaillance de l’Etat national, continuer à le considérer comme un horizon indépassable de notre destin politique !

Le « Harraga » n’est-il pas la preuve vivante de sa faillite dans la construction de l’Algérien nouveau ? Le « Harraga » n’est- il pas la preuve criante que le peuple, dans sa condition de dominé, sa situation est restée immobile soit autant que colonisé hier ou indépendant aujourd’hui ? Le « Harraga » n’est-il pas la pièce à conviction qui délégitime toute la propagande des janvieristes basée sur le danger de l’islamisme et atteste que la nature du problème algérien est avant tout une question sociale et politique avant d’être une question idéologique ? L’inégalité sociale en Algérie entre les riches et les pauvres n’est-elle pas similaire à celle de la situation coloniale entre colons et indigènes ?

La même inégalité sociale est présente dans l’Egypte actuelle comme elle l’était avant la révolution nationaliste de 1952. Même si l’indigénat était une situation indépassable du fait de la situation coloniale, la pauvreté pour le peuple est elle aussi inévitable dans la situation de l’Etat national-prédateur. Au nom du combat contre le danger de l’islamisme, le pouvoir nationaliste a fait avorter la dynamique du changement démocratique, il a tué les aspirations de justice sociale pour une meilleure distribution des richesses nationales et a étouffé la demande de liberté pour plus de dignité et de participation dans la vie politique.

Au nom d’une idéologie nationale opposée à l’idéologie islamique présentée comme une menace pour l’unité nationale, c’est l’accès à la citoyenneté qui a été refusée au peuple algérien et a fait basculer l’Algérie dans la terreur interne. En refusant au peuple l’accès au politique par la voie des urnes, le pouvoir nationaliste apporte la preuve de son double échec : […], mais l’Etat algérien a raté doublement la constitution d’un espace national et l’institution d’un espace politique [4] ».

L’élite nationale, défendant la modernité contre l’archaïsme et la tradition véhiculés par le discours religieux, ne reprend-t-elle pas à son compte le discours civilisationnel du colon ?

Rien à changer sous le soleil d’Alger. Les « Harragas » sont le signe que l’Algérie de 2009 est au pire moment de son histoire.

Le renforcement de la législation en Algérie comme en France pour éradiquer ce phénomène, en pénalisant les concernés quand ils sont repêchés en mer en Algérie et en poursuivant juridiquement les personnes qui leur apportent secours et assistance en France, prouvent que l’ordre mondial capitaliste a assigné aux pays du Sud la mission de maintenir ses déshérités dans leurs prisons nationales. Et aux citoyens de l’Europe transformée en forteresse de se recroqueviller autour de leur petit bonheur et de perdre leur âme. L’appareil judiciaire et l’intimidation policière sont mis à contribution pour éradiquer ce fléau. Cette guerre déclarée aux pauvres se veut sans témoins.

Ce n’est pas la pauvreté en soi qui pose problème car celle-ci a toujours existé, mais la manière par laquelle elle se manifeste aujourd’hui, (des personnes par centaines sont prêtes à mourir pour fuir leur condition, où encore pour grossir les intérêts des actionnaires de l’économie virtuelle des milliers de gens de l’économie réelle sont jetés dans la rue) prouve que l’injustice et l’inégalité sont au cœur du système capitaliste mondial.

C’est pour cette raison qu’il faut saluer la réalisation du film Welcome. Saluer en lui cette poignée de tendresse et de révolte qui traverse tout le film. Saluer la rencontre de deux vies humaines complètement différentes, et qui ont fini par se nouer dans un destin commun pour en faire une relation filiale. Dans le drame de Welcome se joue le destin de notre dignité humaine. Hier comme aujourd’hui, la grandeur de la France est mieux incarnée par la voix de ses hommes libres que par celle de la France officielle.

Les tragédies continuent à se produire dans le Sud et n’arrivent sur le sol européen que leurs retombées. N’est-il pas arrivé le temps d’un véritable sursaut civique en France pour plus de tendresse et de sensibilité pour des pays en souffrance dont ils partagent une grande part de responsabilité ? Y a-t- il pour les Français une nation plus présente dans leur histoire et leur conscience que la nation algérienne ? « La guerre d’Algérie a marqué la jeunesse d’il y a trente cinq ans. Elle continue à marquer d’une manière silencieuse la jeunesse d’aujourd’hui. Qui donc oublie sa jeunesse ?

Personne, ni hier ni aujourd’hui. Les Algériens manifestent depuis quelques jours pour la démocratie. Il faut les soutenir, et pour cela retrouver la mémoire vive[5] ». Retrouver la mémoire vive pour Alain Joxe devait se traduire par « repentons-nous sur l’Algérie et parlons vrai [6] ». Cette repentance et ce parler vrai auraient été salutaires pour les Algériens et les français si son appel a été suivi : « L’opinion politique française doit prendre position : peut-elle soutenir une dictature militaire sanglante proche de l’Europe au nom de la défense des droits républicains ? La réponse est non. Les républicains en France doivent prendre parti beaucoup plus clairement contre ce régime et soutenir ses opposants [7] ».

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Hélas, la position de la France officielle et de ses faiseurs d’opinions* s’est inscrite dans le prolongement de la propagande des militaires algériens sur le danger islamiste. Dans cette hystérie bien orchestrée, les voix dissidentes ne pouvaient faire contrepoids. L’Algérie a sombré dans l’horreur pour engendrer un nouveau type de despérados, les « Harragas ».

Se repentir c’est lever le voile sur l’épisode le plus noir de l’histoire de la France durant la guerre d’Algérie, quand furent votés les pleins pouvoirs aux militaires en 1956 et que l’Algérie française est devenue une province militaire. Les massacres, les exécutions et la torture sont les caractéristiques des régimes militaires.

Les mêmes pratiques employées par l’armée française sont présentes dans l’Algérie des militaires, à commencer par le Comité National de la Sauvegarde de l’Algérie (CNSA) né au lendemain de la victoire du FIS aux élections législatives de décembre 1991 dont la filiation est le Comité de Salut Public créé en 1958. L’appui et l’encouragement que les militaires algériens ont trouvé dans la France officielle de 1992 a laissé la partie la plus défavorisée de la population algérienne exposée à tous les dangers possibles.

Le repentir de la France serait un grand pas pour la connaissance de la vérité sur l’histoire de la guerre d’Algérie (1954-1962). Les deux peuples sont victimes de cette méconnaissance qui les expose à des malentendus passionnés et continuels. Trop de cadavres sont dans les placards et habitent nos mémoires. Une grande partie des souffrances actuelles des Algériens est liée à la période de la guerre d’indépendance. Le pouvoir en Algérie reste un enjeu entre les clans qui se sont constitués durant cette période. La dernière révision constitutionnelle en est une preuve supplémentaire.

Même si elle vise dans sa finalité à faire de la Présidence le centre du pouvoir et affranchir celle-ci de toute subordination à d’autres forces, il n’empêche que c’est une lutte à l’intérieur des clans qui a exclu le peuple qui est toujours la victime. Cette absence de repentance a conduit la France à faillir en 1992 en renonçant à accompagner la jeune démocratie naissante et à devenir quelques années l’otage de cette dictature militaire quand celle-ci a exporté la guerre civile sur le sol français.

Et maintenant, ce sont les corps des « Harragas » qui échouent sur les plages européennes. Une Europe que les gouvernements successifs en France ont tout fait pour décourager à interpeller fermement le pouvoir algérien sur la question des Droits de l’Homme. Les gouvernements successifs français « se sont accommodés d’une attitude anti-démocratique concernant l’Algérie. D’abord parce que leur complaisance a grandement aidé au torpillage de la jeune démocratie algérienne.

Ensuite parce que tout est fait pour priver l’opinion française de l’information démystificatrice qui lui permettrait d’évaluer les responsabilités françaises dans le drame algérien. Sans le clair-obscur des discours dominants sur l’Algérie d’hier et d’aujourd’hui, les Français seraient plus nombreux à déplorer l’insensibilité de la France officielle aux terribles souffrances qui continuent d’être infligées au peuple algérien par les aventuriers francophiles de l’éradication, quarante ans après les crimes commis au nom de la « pacification[8] ».

Les partisans de l’intégrisme éradicateur ont prouvé dans leurs pratiques que rien ne les distingue des amis du Général Massu et tout les différencie des personnes tels que l’Emir Abdelkader, Mokrani, Bouamama, Messali, Ferhat Abbas, Benkhedda, Larbi Ben M’hidi.

Comment est-il possible d’admettre qu’une grande partie de la doxa française a pu qualifier les militaires algériens, et à leur tête Khaled Nezzar, comme les défenseurs et les représentants de la modernité ?

Le journal Le Monde, une décennie plus tard, retrouve la voie de la sagesse et du bon sens et utilise le terme qui sied parfaitement au Général Nezzar : un militaire fruste (je cite de mémoire). N’est-il pas temps pour les héritiers des Lumières de sortir de leur dogmatisme et de comprendre qu’il n’existe pas une seule forme pour passer à la démocratie * ? La démocratie n’est pas une idéologie mais un mode de gestion que chaque pays construit à partir de son histoire propre.

L’agitation de l’épouvantail de l’Iran a mobilisé l’opinion française qui a épousé les thèses des éradicateurs algériens en 1992 : nous voyons maintenant où est arrivé l’Iran et où s’est enfoncée l’Algérie. L’Iran a fait de son peuple l’acteur de sa métamorphose en puissance et, en Algérie un Etat exclue et asservit le peuple.

Comment, en pleine guerre civile et même après, naissent des partis portant le sigle de l’identifiant national (Rassemblement National Démocratique (RND), Alliance Nationale des Républicains(ANR) ? C’est comme si dans la philosophie de l’idéologie nationale, l’indépendance nationale n’a pas encore eu lieu. Quelle est l’identité du nouvel ennemi selon elle ? Par qui et par quoi se sent-elle menacée ? La citation de Hélé Béji nous livre le vrai visage de l’idéologie nationale : « L’état national conquis sous l’impulsion des opprimés dans la maturité nationale de leur révolte est déclarée menacée par ces mêmes opprimés. L’idéologie nationale part en guerre contre sa propre société[9] ».

Sommes-nous, Français ou résidants musulmans originaires de ces pays du Maghreb, principalement l’Algérie et le Maroc, responsables du sort des « Harragas » ?

Le deuil de leur famille ne doit-il pas être aussi le nôtre ? Peut-on se contenter de considérer leur drame comme étant le produit d’une aventure personnelle ou celui d’un phénomène de société ? Avons-nous le sentiment d’être coupable qu’une partie de nos enfants de nos pays d’origine n’ont pour seul horizon que de rejoindre l’Europe ou de mourir en mer ? Et quel avenir préparons-nous à nos enfants dans le pays d’accueil ? La présence musulmane est sommée de répondre à la question que toute génération est sensée se poser : quelle mission dois-je accomplir pour que ma présence soit constructive ?

Comment se fait-il que les Français considèrent l’Islam comme la religion menaçant le plus leur identité ? Pourquoi l’image de l’islam continue-t-elle à rester négative dans l’inconscient collectif des Français ? N’est-il pas temps pour la présence musulmane de considérer la tâche d’inverser cette image et cette tendance comme la plus urgente ? Peut-on imaginer, à l’instar du mouvement des droits civiques des Noirs aux Etats-Unis de 1968 et qui a donné par la suite un Président noir à la Maison Blanche, que du sein de la Marche des Beurs pour l’égalité et contre le racisme de 1983 sortira un Président musulman à l’Elysée ?

La réponse est non. La naissance du Mouvement des indigènes de la république en est la preuve. Comment se fait-il que presque vingt cinq après, une génération, les descendants de cette marche ont été amenés à se définir comme les indigènes de la république ? Ce mouvement prouve les limites philosophiques de celle-ci ; il en est la relève et la négation ? Le constat d’indigène n’est que la contrepartie de la persistance de la présence de la mentalité coloniale dans le paysage de la République. Une situation assumée et dénoncée à la fois.

Le plein accès à la citoyenneté défendu par ce mouvement le place dans une lutte citoyenne contre « l’indigène d’élite » au service de l’idéologie dominante et des ambitions personnelles des individus et pour inscrire la diversité culturelle dans le paysage politique français. C’est pour cela que la nomination de quelques figures maghrébines dans les deux gouvernements de droite n’est nullement la consécration du mouvement de lutte de reconnaissance de leurs droits.

Le combat des Noirs en Amérique n’a porté ses fruits que parce qu’il s’est inscrit pleinement à l’intérieur de l’espace national et politique des Etats-Unis. La présence musulmane doit faire sa mutation de population émigrée en population citoyenne. Nous sommes là. Et nous n’avons pas à nous excuser d’être là. Nos grands-parents et nos pères ont payé de leur sang et de leur sueur pour libérer et faire fructifier le sol français. Cette inscription de la présence musulmane dans l’espace nationale et politique doit être totale.

Pour être pleinement positive et constructive elle doit s’affranchir doublement et de la tutelle politique et de son allégeance à son pays d’origine. La citoyenneté est à ce prix. A défaut de cet affranchissement, elle se trouve dans un vide idéologique et sociologique où elle n’est citoyenne ni en France ni dans son pays d’origine. Est-ce cet avenir que nous voulons pour nos enfants ? C’est de cette situation dans laquelle on veut la fixer dont elle doit sortir.

Le combat pour la citoyenneté de la présence musulmane portera doublement ces fruits : une pleine citoyenneté en France et une démocratisation de nos pays d’origine. Ainsi, l’idée de retour, pour ceux qui le désirent prendra forme ; et le désir de s’installer en Algérie sera d’actualité. Une nouvelle histoire verra le jour entre nos deux peuples. C’est cette mission qui incombe à la présence musulmane en France.

L’exigence de la vérité infléchit l’activité de la pensée à engager notre être dans un processus de fusion avec les causes du peuple. C’est là où logent la souffrance et la contestation, et c’est aussi là où logent la vérité et la justice. Toute activité de la pensée qui tourne le dos aux aspirations du peuple et se présente comme un obstacle à son émancipation est au service de la puissance, du maître du présent, et, si elle résulte d’une position altière et arrogante n’ayant foi que dans ses propres lumières, elle conduit son auteur jusqu’à l’aveuglement. Dans les deux cas, la pensée est au service de la barbarie.

Dans notre cas, nous avons fait corps avec le peuple. A l’image de ceux qui sont sortis, ce vendredi 3 janvier 2009, pour dire aux Gazaouis que leur souffrance est aussi la leur, bravant l’interdiction de l’état d’urgence dans un pays qui a fait de l’espace public une propriété exclusive du pouvoir, affrontant ainsi la réaction oppressive d’un régime dont la mission est de faire de la soumission populaire la nouvelle condition du peuple algérien, à l’image aussi de ces Harragas qui se lancent dans une lutte à mort avec la mer dans une quête de l’impossible, penser, pour nous, (en citant Nietzsche de mémoire), c’est écrire avec son propre sang. Le boycott comme symbole de grève du politique est le signe d’un nouveau commencement du retour du peuple sur la scène historique.

L’instauration de sa volonté sur le sol politique ne sera qu’une question du temps. Celui-ci a toujours travaillé au service de la vérité et de la justice. Le peuple algérien, depuis les années 40, a toujours été plus grand, dévoué jusqu’au sacrifice de soi, plus généreux que tous ceux qui ont parlé et gouverné en son nom. Ces dirigeants se sont toujours sentis plus grands que l’Algérie qu’ils étaient censés servir et plus grands aussi que l’idée qu’ils portaient lorsqu’ils en avaient une.

Le pouvoir nationaliste ne lui a donné que des Maitres alors qu’il méritait des serviteurs. Si Chadli se sentait investi de la volonté générale, dépositaire de la souveraineté nationale et responsable du destin du peuple, aurait-il capitulé devant la pression des militaires ? Il n’a respecté ni son engagement de Président, ni son honneur de militaire, ni sa dignité d’homme en n’allant pas jusqu’au bout du processus électoral ? Peut-on imaginer qu’un Président élu par le peuple abandonne celui-ci en pleine tempête ? Aucun homme investi d’une telle mission n’aurait placé sa vie au-dessus de celle de ses citoyens ?

Cette attitude est valable pour tous ceux qui ont présidé au destin de l’Algérie. Ceci est aussi valable pour les candidats qui se déclarent indépendants : l’actuel président n’a-t-il pas abandonné les Algériens et les a laissés s’enfoncer dans la médiocrité[10] en 1979 ? N’est-il pas resté muré dans son silence doré et n’est pas rentré en 1989 pour contribuer à la construction de l’Algérie démocratique en fondant un parti ou en accompagnant le processus de l’ouverture pour nous arracher à notre médiocrité ?

Ceci est valable pour ces partis de la coalition (FLN, RND, HMS/MSP), ces partis castrés qui se trouvent dans l’incapacité de présenter un candidat issu de leur formation politique. Ceci est valable pour les candidats qui se sont présentés en 1999 et n’ont pas fondé par la suite des formations politiques. Car toutes ces composantes font partie de l’idéologie nationale : elles ne peuvent ni défendre ni représenter le peuple.

C’est cette question que les Algériens doivent se poser quand ils abordent toute élection présidentielle : à quoi nous invite cette élection présidentielle si ce n’est cautionner la présidence à vie de Bouteflika que la révision constitutionnelle a inaugurée ? La présidence à vie, c’est l’absence totale de questionnement. Et nous savons depuis les Grecs ce que cela signifie : la mort de la pensée.

Le phénomène des « Harragas » est le signe qui révèle que l’armée et la classe politique n’ont pour seule mission que de se partager la richesse du pays, servir le capital mondial et faire de la soumission populaire des Algériens leur nouvelle condition en les maintenant prisonniers dans leur espace géographique. L’idéologie nationale nous promet encore un bel avenir. Comme toujours, ses lendemains seront de plus en plus terribles pour le peuple.

Le boycott n’est que l’autre nom de la résistance à la soumission populaire et à ce qui l’accompagne, corruption et humiliation. Le boycott est l’autre nom de la frontière entre les représentants de l’Etat prédateur et ses zélateurs et les forces d’opposition qui représentent le peuple. Le boycott est une décision politique qui s’inscrit dans notre fidélité au contrat de Rome.

Même si tout semble être joué à l’avance et que les choses sont sans espoir, cela n’est pas définitif : la dialectique nous enseigne que les choses ne restent jamais ce qu’elles sont ; c’est pourquoi nous prônons le Boycott pour signifier notre refus de la soumission populaire et que nous restons décidés, par les seules armes de la plume et de l’action politique, à lutter pour un changement de régime politique en Algérie. Nous ne faisons que traduire politiquement l’expression populaire qui a accompagné l’Algérie tout au long des années 70 : « Chaabe fi oued oua el houkouma fi oued » ( le peuple dans une rivière et le gouvernement dans une autre). Le boycott est la formule de notre principe d’espérance.



[1] Les « Janvieristes » : Appellation donnée aux instigateurs de l’arrêt du processus électoral du 11 janvier 1992.

[2] Référence à l’ouvrage de Rédha Malek, Tradition et Révolution, le véritable en jeu, Editions Bouchène, 1991. Il faut noter qu’à cette date, une thèse diamétralement opposée a été développée dans un ouvrage qui a fait date, Le Malaise arabe, l’Etat contre la nation, de Burhun Ghalioun en 1991. A lire aussi l’entretien qu’il a accordé à la Revue Esprit, paru sous le tire « Le monde arabe malade de son Etat », mars-avril, 1992

[3] Référence à l’article de Mostefa Lachraf, « l’Algérie malade de sa religion », dans Algérie actualité du milieu des années 90 que je cite de mémoire.

[4] Olivier Mongin, « Accèder à la démocratie ? (Retour sur le coup d’Etat algérien) » Esprit, mars-avril 1992 p. 165.

[5] Alain Joxe, « Repentons-nous sur l’Algérie et parlons vrai », Le Monde, 11/11/997.

[6] Op. cit.

[7] Op. cit.
* Référence principalement à Bernard-Henry Levy, André Glucksmann et Alexandre Adler. Le dernier n’a pas manqué encore de louer l’œuvre de Bouteflika et de son indispensable et indépassable présence comme rempart contre l’islamisme, Le Figaro du 13 février 2009.

[8] Hamid Lamine, « La France et la politique d’éradication en Algérie », colloque d’AIRCRIGE, La Sorbonne, juin 2001. Thème du colloque : Responsabilités françaises dans les conflits en Afrique. A consulter sur le site internet d’Algéria-Watch
* Il convient de rappeler le déchaînement médiatique contre la thèse de la « régression féconde » de Addi Lahouari en 1992 qui utilisait le vocabulaire de la Démocratie en la définissant comme l’accès du peuple au politique et le refus qu’une autre volonté, en l’occurrence celle de l’armée dans le cas de l’Algérie, se substitue et s’impose à celle du peuple.

[9] Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation,François Maspero, 1982, p.50.

[10] C’est ainsi que Bouteflika a qualifié la réalité du peuple algérien en 1999 ; se prenant pour le sauveur il a menacé de laisser les Algériens à leur médiocrité. La médiocrité est le produit du régime depuis 1962. La chute drastique et choquante des bibliothèques municipales où on est passé du chiffre voisinant le mille à l’indépendance à 25 sur tout le territoire national est une preuve de l’état d’ignorance dans lequel on maintient le peuple. Dans cette absence programmée à l’accès au livre, l’Algérie était, et reste, grosse de tous les dangers possibles.

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