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Islam éthique contre Islam ethnique : réformer le CFCM

Recteur depuis 1999 de la mosquée « Al Médina » de Cannes (Alpes Maritimes), Mustapha Dali est l’un des acteurs de la représentation du culte musulman en France. Partisan d’un islam indépendant dans le cadre de la laïcité républicaine, il a assisté à la longue dérive ethnique et clientéliste du Conseil français du culte musulman (CFCM). Dans cet entretien, il témoigne de son expérience de terrain, de ses déceptions et ses désillusions mais aussi de son espérance de voir renaître un islam libre et indépendant, conciliant les valeurs de la laïcité et l’éthique musulmane.

Vincent Geisser : Vous souhaitez faire de la mosquée de Cannes, qui est l’une des rares sous statut de la loi de 1905, une sorte d’expérience pilote pour les autres lieux de culte musulman en France. Pourriez-vous nous parler de ce projet ?

Mustapha Dali : En effet, dès le départ, j’ai voulu inscrire notre projet cultuel dans le cadre la laïcité, en plaçant la mosquée Al Médina Al Mounawara de Cannes sous le statut de la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ce désir de respecter le cadre républicain partait d’un constat : à l’échelon national, comme aux échelons locaux, les musulmans se sont habitués à être dépendants du clientélisme des élus à travers un système de subventions plus ou moins déguisées. Je trouve qu’il existe une véritable ambiguïté à maintenir les mosquées sous le statut d’associations généralistes de la loi 1901, situation juridique qui est contraire aux principes laïcs et républicains. Nous sommes très peu à avoir osé franchir ce cap, en passant de la loi de 1901 à la loi de 1905. Nous l’avons fait pour nous conformer au principe de séparation et garantir l’indépendance du culte musulman vis-à-vis des élus et des pouvoirs publics.

Vincent Geisser : Quels sont les avantages et les inconvénients de la loi de 1905 pour les lieux de culte et les mosquées ?

Mustapha Dali : La mise en conformité avec la loi de 1905 nous oblige à avoir une comptabilité transparente et rigoureuse, indiquant précisément l’origine des fonds. Notre comptabilité est d’ailleurs soumise au contrôle de la Cour des comptes. Nous pouvons nous faire contrôler à tout moment par la Cour régionale des comptes. Bien sûr, en vertu du principe de séparation, nous ne pouvons obtenir aucune aide ou subvention publique, contrairement à la situation actuelle de nombreuses mosquées françaises qui en bénéficient de manière détournée, sous la forme d’avantages en nature ou en espèces. Au-delà de cet aspect extrêmement contraignant, je trouve que cette séparation est plutôt un « bien », un « atout », car elle incite les musulmans de France à s’émanciper et à adopter une vraie rigueur et cohérence dans la gestion du culte.

Le respect du principe de séparation par les associations musulmanes et les mosquées est aussi une manière de renforcer notre cohésion communautaire, en recherchant des solutions originales de financement et en échappant à toute tentation clientéliste. Pour nous, à la Mosquée Al Médina al Mounawara de Cannes, ce défi a représenté une véritable expérience pilote. En retour, nous bénéficions de nombreuses exonérations, notamment des taxes locales, conformément aux dispositions prévues par la loi du 9 décembre 1905. Par ailleurs, nous pouvons recevoir des dons privés et bénéficier du statut de donataire (legs).

Toutefois, il existe une condition suspensive pour être donataire, c’est la reconnaissance du caractère cultuel de notre institution. Or, jusqu’à ce jour, j’ai adressé trois demandes au préfet qui est le représentant du ministre de l’Intérieur dans le département et je n’ai reçu aucune réponse. En deux mots, si je devais en tirer des conclusions : l’autorité publique ne souhaite pas véritablement que nous soyons indépendants et que nous nous inscrivions pleinement dans le cadre de la laïcité républicaine. C’est terrible, mais c’est la réalité : en tant que recteur de mosquée, je revendique l’application pleine et entière de la laïcité au culte musulman mais l’autorité publique préfère pratiquer la politique de l’autruche.

Vincent Geisser : Selon vous, la mise en place du Conseil français du culte musulman, depuis 2003, a-t-il favorisé ce processus de mise en conformité avec la laïcité et donc, par effet de ricochet, l’indépendance du culte musulman par rapport aux pouvoirs publics d’ici et là-bas ?

Mustapha Dali : Dès le début, j’ai désiré participer à l’aventure du CFCM avec cette idée majeure de conforter l’indépendance du culte musulman en France. J’ai été l’un des modestes bâtisseurs de cet « islam de France » indépendant à la fois par rapport aux autorités publiques mais aussi par rapport aux Etats d’origine. Je refusais catégoriquement tout lien de dépendance avec un consulat ou une ambassade étrangère. Quand j’ai été candidat au CRCM [Conseil régional du culte musulman] en PACA, j’ai posé l’indépendance comme une condition non négociable de ma candidature, de mon élection et du déroulement de mon mandat. Je ne voulais dépendre ni de la Mosquée de Paris (Algérie), ni de la Fédération nationale des Musulmans de France (Maroc), ni même de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF). L’indépendance était pour moi, comme pour de nombreux musulmans anonymes de France, une valeur sacrée.

Vincent Geisser : En faisant de l’indépendance le leitmotiv de votre action communautaire, vous laissez supposer que les autres organisations ne le sont pas vraiment ?

Mustapha Dali : Bien sûr, dès 2003, les listes de candidats aux CRCM et au CFCM entretenaient des relations étroites à la fois avec les Etats d’origine (Algérie, Maroc et Turquie) mais aussi avec les grandes fédérations comme l’UOIF. Il n’y avait pas vraiment d’indépendance dans leur démarche. J’ai personnellement reçu des menaces me sommant de rester fidèle à mon Etat d’origine. Je n’ai pas cédé. Je suis musulman français et non le représentant d’un Etat étranger. Autant du côté de l’UOIF que de celui de la Mosquée de Paris ou de la FNMF, les gestionnaires de salles de prières ont reçu des pressions pour rentrer dans le rang. Je me suis rendu compte que l’indépendance dans l’islam de France, ça se payait au prix fort : j’ai très vite fait l’objet d’intimidations verbales, de coups de fils anonymes, y compris de « services » se réclamant de la sécurité de tel ou tel Etat. Mais ce ne fut que durant la période des élections du premier CRCM PACA.

Vincent Geisser : En somme, dès les débuts du CFCM, les représentants de l’islam consulaire voulaient étouffer dans l’œuf toute velléité d’indépendance ?

Mustapha Dali : Oui, c’est exact. Certains musulmans des listes « indépendantes » ont été plusieurs fois convoqués par les consulats des pays d’origine. Des pressions ont également été exercées sur les délégués des mosquées (les grands électeurs) pour changer leur vote au dernier moment. On les sommait de brandir leur allégeance aux Etats d’origine. Nous l’avons notamment vécu en région PACA. Certains délégués de mosquées sont venus nous voir pour s’excuser de retirer leur soutien aux « indépendants » par peur des représailles. Cela s’est passé du côté algérien, comme du côté marocain. Certains ont eu le courage de ne pas céder.

Mais, il faut bien avouer qu’ils sont rares ! A l’époque, les Etats d’origine établissaient des alliances contre-nature pour empêcher toute émergence d’un islam indépendant. Bien qu’ils étaient officiellement rivaux (Algérie/Maroc), ils savaient passer des compromis pour empêcher de nous exprimer. Il y a d’ailleurs eu des accords secrets entre la Grande Mosquée de Paris (Algérie) et la FNMF (Maroc) pour se partager un certain nombre de régions, dont le PACA était prioritaire sur la liste. Nous devions déduire de ces situations une forme de connivence entre certains consulats pour écarter les listes indépendantes qui constituaient une « menace ».

Vincent Geisser : Mais les autorités françaises ne se sont-elles pas opposées à la mainmise des Etats d’origine sur l’islam de France ?

Mustapha Dali : Non, je dirais même le contraire. Au-delà des discours, des bonnes intentions pour proclamer un « islam de France », dans les faits, l’on observe une tutelle exercée par l’islam consulaire sur les organisations musulmanes avec l’accord tacite des autorités françaises. Pour ces dernières, c’est aussi une manière d’organiser sa politique étrangère avec les Etats du Maghreb, en s’appuyant sur les lieux de culte gérés directement par les pays d’origine. Cela permet aussi aux Renseignements généraux de travailler en liaison étroite avec les consulats. C’est un moyen de contrôler les communautés musulmanes, via les lieux de culte et les mosquées qui sont rarement gérés par des citoyens français. Or, l’islam de France ne peut exister tant que les citoyens français ne s’investissent pas pleinement dans l’institution.

Vincent Geisser : Finalement, malgré votre déception et vos désillusions par rapport au CFCM, vous appelez quand même les citoyens français à s’y impliquer davantage ?

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Mustapha Dali : Oui, tout à fait. A l’instar des jeunes musulmans français, j’avais parfaitement conscience, dès le départ, que le CFCM risquait d’être une sorte de « chlimblik » entre les mains du ministère de l’Intérieur et des Etats d’origine. Mais à la différence de leur analyse, j’ai toujours pensé qu’il fallait s’y investir. Il vaut mieux changer les choses de l’intérieur que de pratiquer la politique de la chaise vide. Les jeunes musulmans de France doivent s’y engager, afin que le CFCM cesse d’être un objet entre les mains des représentants du ministère de l’Intérieur et des Etats d’origine.

Vincent Geisser : Selon vous, les dernières élections du CFCM, en mai 2008, ont-elles contribué à améliorer la situation et à renforcer l’indépendance de l’institution ?

Mustapha Dali : Au contraire. La situation de dépendance a même empiré. La seule chose qui a évolué positivement, c’est que désormais les lignes de clivages tendent à passer au cœur même des organisations, entre partisans de l’allégeance aux Etats d’origine et partisans d’une plus grande indépendance. Cela montre que les choses évoluent quand même.

Vincent Geisser : Et l’UOIF, elle, n’est pas directement liée à un Etat d’origine ?

Mustapha Dali : Je pense que l’UOIF ne veut pas se marginaliser. Elle se parjure elle-même. Les responsables de l’UOIF ont accepté le compromis consulaire en misant sur l’avenir, dans l’espoir de devenir, dans quelques années, la principale organisation de l’islam de France. En revanche, je ne veux pas extrapoler sur ses liens avec le Maroc. Sa situation n’est pas du tout comparable avec celle du nouveau Rassemblement des musulmans de France (RAM) qui, lui, est directement dépendant de l’Etat marocain.

Vincent Geisser : Mais la victoire de la RMF est incontestable dans les urnes. On ne peut la nier. C’est une victoire acquise sur le terrain, quoi qu’on en pense.

Mustapha Dali : Pour moi, les élections de 2008 constituent pour le Rassemblement des musulmans de France une « victoire à la Pyrrhus ». Le paysage musulman français a énormément changé ces dernières années. De nombreuses nouvelles mosquées sont apparues et beaucoup d’entre elles ne sont pas inscrites sur les listes électorales. De plus, le critère de « superficie » (les m2 au sol) du lieu de culte est largement dépassé aujourd’hui, car il incite à toutes sortes de manipulations et de fausses déclarations.

Il faut revoir ce critère qui favorise les irrégularités. Pour avoir davantage de délégués sur le papier, certaines organisations ont même déclaré des « garages », des « entrepôts » ou des « salles de classes » comme lieux de culte. Ce n’est pas normal. Enfin, beaucoup de mosquées anciennement inscrites sur les listes ont choisi de ne pas participer et de boycotter le scrutin. Dans ces conditions, il est difficile d’accorder une crédibilité à ces élections. Le CFCM en est sorti discrédité.

Vincent Geisser : Au-delà des critiques, que suggérez-vous pour l’avenir ?

Mustapha Dali : Il faut que tous ceux qui croient en un islam de France indépendant s’impliquent, se réunissent et se regroupent. Nous devons favoriser une organisation « horizontale ». Il convient de constituer une véritable force indépendante qui oblige le CFCM à se réformer profondément. Je ne suis pas partisan de sa disparition mais d’une refonte complète de son mode d’élection, de son organisation et de son fonctionnement. Le ministère de l’Intérieur français doit arrêter de s’immiscer systématiquement dans les affaires des musulmans de France. Le Bureau des cultes doit se contenter de rappeler le cadre de la laïcité française mais renoncer à toute ingérence dans le CFCM. 

Enfin, au-delà du respect de la laïcité, les dirigeants de l’islam de France doivent renouer avec une certaine éthique musulmane et renoncer aux tentations politiques et ethniques. Le message de l’islam est un message universel : il ne s’adresse pas à une ethnie, à une nationalité, à une race mais à l’ensemble de l’humanité.

Le CFCM a réussi le triste exploit de se transformer en un organe à la fois ethnique et politique, tournant le dos à l’éthique musulmane. Les responsables de l’islam de France doivent réapprendre à servir la communauté et non à s’en servir. Comment croire, servir sa Foi et sa communauté spirituelle (en France ou même sous d’autres cieux) en accentuant les frustrations et en divisant entre eux les musulmans ? Comment espérer que la Miséricorde divine pénètre nos cœurs et animent nos actes, alors que l’essence même de toute action de Bien repose sur la vraie fraternité et l’amour de Dieu avant tout.

Pauvre de nous qui avions confondu la fin avec les moyens. Si nos buts ne sanctifient pas nos moyens, il faut s’attendre à ce que le scandale arrive, car comme nous le rappelle une sagesse : « Celui dont l’âme ne fond comme neige au creuset de la religion, pour celui-là la religion fond comme neige au creux de sa main ».

Propos recueillis par Vincent Geisser

Vincent Geisser est politologue, dernier ouvrage paru :

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